Par Daniel Albarracín
On assiste ces derniers temps à un débat entre les économistes orthodoxes des courants keynésiens et néoclassiques dont il s’agirait alors de voir certains exemples dans les formes respectives avec lesquelles les Etats-Unis et l’Union européenne (UE) affrontent la crise. Les uns pariant sur un prétendu keynésianisme voué à la stimulation économique, les autres pariant sur l’austérité. Mais, derrière cette antinomie, existe-t-il réellement une opposition? Ou cela révèle-t-il confusément qu’il ne s’agit que de deux traits complémentaires d’une même politique néolibérale?
Rappelons, en premier lieu, que les économistes de l’Ecole autrichienne [se revendiquant des fondateurs, tels que Carl Menger, Friedrich A. von Hayek ou Ludwig von Mises], qui sont, comme vous le savez bien, les plus ultralibéraux, n’ont cessé d’avertir ces dernières années que les politiques appliquées dans l’UE sont en réalité énormément interventionnistes de par le rôle que joue la BCE (Banque centrale européenne), et que cela même a altéré les cycles de l’économie privée, en empêchant la destruction créatrice qui est le propre de la crise. Pour eux, la crise est bonne. Naturellement, leur position, extrêmement tranchée et très à droite, ne repose pas seulement sur une observation subjective, mais également sur certains faits qu’ils ont, eux, bien réussi à faire remarquer.
Même si nous nous situons très loin de ces auteurs, il ne faut cependant pas les ignorer. Dans ce qu’ils disent, il y a une parcelle de vérité.
Quant à moi, j’affirme que le néolibéralisme réellement existant diffère énormément de celui qu’envisage l’Ecole néoclassique ou autrichienne. Un seul de ses traits est confirmé par la réalité: l’ajustement salarial et social permanent.
Mais deux autres traits ne sont pas confirmés par la réalité: ni la politique monétaire restrictive, ni la restriction de la dépense publique. Dans la pratique, nous pouvons dire que ce à quoi nous sommes confrontés, c’est à un néolibéralisme d’Etat. Il n’y a pas moins d’Etat et plus de marché, mais un Etat favorable à la bourgeoisie et un marché oligopolistique lucratif et protégé pour les oligarchies des grands capitalistes. Dans la revue Nueva Bandera va paraître prochainement un article dans lequel je démontre empiriquement cette affirmation.
En réalité, il n’y a pas une opposition entre un certain keynésianisme (celui de la synthèse néoclassique, que Samuelson [1915-2009] a inauguré, et dont est tributaire le si célèbre Paul Krugman) et l’Ecole néoclassique, quand il s’agit de définir ce qu’il faut entendre par néolibéralisme.
A cet égard, il faut distinguer entre les écoles post-keynésiennes et d’autres écoles de l’économie radicale, ou les courants qui s’abreuvent à des auteurs comme Michal Kalecki [1899-1970] ou Joan Robinson [1903-1983], qui n’ont pas la même orientation. Et même s’il s’agit d’héritiers ou de théoriciens parallèles à Keynes, s’ils reprennent les parties les plus sensées de son modèle et adoptent une interprétation de l’économie politique plus utile et moins technocratique, leur position plus raisonnable n’implique pas non plus qu’ils aient toujours raison (à cet égard, je signale deux articles postés sur le site Sin Permiso, dans le numéro de cette semaine, l’un par Steve Keen [1], qui critique la négation par Krugman du rôle du système bancaire et de l’endettement, l’autre par Alejandro Nadal [2], qui propose de dépasser le keynésianisme et le néolibéralisme en faveur du marxisme).
Dans la pratique, l’économie dominante appliquée ne s’est détachée du vieux keynésianisme que sur certains points, mais sans en abandonner d’autres, tout en adoptant de nouvelles recettes provenant d’écoles encore plus conservatrices. Cela forme un hybride qui est mal disséqué par les analystes d’aujourd’hui.
Un des débats ouverts récemment est la supposée opposition entre la politique économique d’Obama, d’une part, et d’autre part celle de Bruxelles et des pays de l’UE. A mon avis, il faudrait parler d’orientations de politique économique différenciées plutôt qu’opposées en tant que telles.
Il est vrai que la politique monétaire ultra-expansive des Etats-Unis (ou du Japon) et les stimuli fiscaux (c’est-à-dire, les fortes défiscalisations du capital, reposant fondamentalement sur le postulat supposé que cela va libérer des ressources pour l’investissement privé) ne sont pas exactement la même chose que les politiques appliquées dans l’UE; et leurs résultats ne sont pas les mêmes.
Mais il faut rappeler pour le moins que ni Obama n’est exactement un keynésien (et assurément nullement un homme de gauche), ni les mesures de Bruxelles et des pays qui lui sont liés ne sont si austères. Les stimuli fiscaux et la politique monétaire ultra-expansive [assouplissement monétaire quantitatif utilisé par la Banque centrale – la FED – pour augmenter la masse monétaire en accroissant les excédents de réserve des banques] d’Obama ne sont que par degrés, et non pas qualitativement, plus intenses que celles établies au sein de l’UE [par exemple, avec la deuxième opération, en février, de refinancement exceptionnelle à trois ans, à 1% de taux d’intérêt, pour un montant de 529 milliards d’euros].
En second lieu, le «keynésianisme» d’Obama n’est pas conçu pour viser un plus grand investissement public, en augmentant les rentrées fiscales, afin de générer des emplois, comme a pu le faire en son temps, dans les années 1930, le président Roosevelt. Obama ne saurait en être plus éloigné. Sa politique économique est orientée au contraire à soutenir la banque privée des Etats-Unis.
En réalité, les politiques européennes ne sont qu’un peu moins ultra-expansives, ce qui n’importe guère, parce que dans les deux espaces économiques règne le piège de la liquidité et les politiques monétaires n’offrent que peu d’efficacité. En matière de dépense publique, il n’y a eu aucune contention du tout.
Ce qui s’est produit, c’est une profonde métamorphose des fonctions de l’Etat. D’un côté, dans les formes par lesquelles a été financée la dépense publique, car on a choisi de se financer plus par le moyen de la dette publique et moins par les impôts. D’un autre côté, parce que ces fonds ont été destinés à sauver la banque et le capital des grandes entreprises jouissant d’un pouvoir de lobby, et non pas destinés aux investissements et politiques sociales ou d’emplois utiles à la société.
Mais alors, comment expliquer que les Etats-Unis en ce moment remontent [légère croissance] alors que pas l’UE? Les raisons en sont étrangères aux paramètres exposés plus haut.
En premier lieu, la sortie de la récession aux Etats-Unis (faible dans tous les cas) a beaucoup plus à voir avec son rôle d’économie disposant de la monnaie de réserve internationale qui jouit du plus grand soutien à l’échelle internationale, fonctionnant dans la pratique comme la monnaie refuge du fait du rôle de gendarme de la bourgeoisie mondiale qu’exercent les Etats-Unis. Et aussi avec le rôle de la Réserve fédérale qui prête directement à l’Etat, chose interdite dans l’UE, selon son statut, à sa Banque centrale (BCE); ainsi qu’avec les flux d’excédents obtenus et rapatriés en retour des investissements transnationaux du capital nord-américain dans les pays émergents où il investit et où il rencontre une certaine complicité de la part des gouvernements qui les dirigent.
En outre, l’ajustement salarial aux Etats-Unis a été réalisé de manière effective et les taux de profits y ont été restaurés partiellement. Cela est en train de se faire en Europe, mais n’y a pas encore culminé.
En Europe, en outre, il faut fondamentalement distinguer entre la réalité des pays centraux de celle des pays de la périphérie du sud et de l’est européens, car ce sont ces derniers qui sont dans la pire position sur cette scène européenne, du fait des politiques de l’UE et des gouvernements qui les assument, politiques qui empêchent le développement des pays du Sud en privilégiant et garantissant les capitaux centre-européens.
D’une certaine manière, il est également certain que le manque de coordination propre à l’Europe et son manque d’intégration réelle se révèlent un handicap. Quand intégration il y a, c’est pour mener des politiques récessives ou, pour le moins, inefficaces pour affronter la crise. Entre autres, parce que la crise est systémique et que ce n’est qu’en changeant politiquement de modèle qu’il sera possible de prétendre empoigner les problèmes que nous vivons.
Quoi qu’il en soit, les économies des Etats-Unis et de l’Europe sont en recul, voire en décadence. Les perspectives vont osciller entre des croissances rampantes et de nouvelles récessions plus profondes qui verront les politiques en vigueur se révéler incapables d’apporter une réponse. S’il n’y a pas de changements politiques du modèle socio-économique, l’inconnue, c’est les pays émergents et les positions respectives et relations qu’ils établissent entre eux.
En outre, les économies occidentales, grevées par l’endettement et la financiarisation, sont intimement liées. La Chine et l’Allemagne sont des créanciers nets. Les Etats-Unis et le reste de l’Europe des débiteurs nets. Les Etats-Unis disposent en outre des CDS [3] et sont à leur tour créanciers de l’Europe, en fournissant des crédits bon marché à la BCE, et cela à grande échelle.
Si éclataient une série de défauts de paiements de la dette (privée, la plus importante, et la dette publique) – comme les défaillances qui ont été inaugurées en Grèce – la faiblesse de l’Europe, touchée à mort, entraînera avec elle l’économie nord-américaine. C’est bien pourquoi les Etats-Unis ont mis le FMI à la tête de l’intervention afin qu’il accompagne les mesures de la BCE.
A mon avis, le présent diagnostic est la base pour comprendre ce qui se passe. Et il y a un peu partout beaucoup de raisonnements trop schématiques qui sont en vérité peu utiles dans ce contexte. (Traduction A l’Encontre)
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[1] «Teoria economica ptolemaica en la era de Einstein: Krugman, el dinero y la banca» par Steve Keen, économiste et mathématicien australien.
[2] «Metafisica contra maquinaria: Marx, Keynes, Minsky y la crisis», Alejandro Nadal, membre du Coimité de rédaction de la revue Sin permiso.
[3] Credit Default Swap, c’est-à-dire un Titre de Garantie contre la Défaillance (TGD). C’est un instrument de protection contre le risque. Les CDS (TGD) sont, en réalité, un instrument de spéculation. En effet, n’importe qui peut en acquérir sans détenir les titres assurés. Ce sont alors des CDS naked (des TGD «à nu»). A l’autre pôle de la transaction, le vendeur de protection peut agir en qualité d’assureur contre la défaillance et encaisser les primes d’assurance versées par l’acheteur de CDS (TGD), cela sans avoir fait la plus petite avance de fonds. Il n’aura l’obligation de verser au détenteur de CDS (TGD) la somme assurée et de réunir à cet effet les fonds nécessaires – s’il ne les détient pas déjà – que dans l’éventualité de la défaillance du titre pour lequel le client est assuré. Mais, entre-temps, il a pu se départit sur le marché de gré à gré du CDS, qui passe ainsi de main en main comme des titres spéculatifs, dont il est difficile de savoir qui les détient en bout de course. Ce fut un aspect important de la négociation de la décote de la dette grecque. (Réd.)
Daniel Albarracin est économiste et sociologue. Il contribue, entre autres, à la revue Viento Sur.
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