Le discours identitaire protège les profits

imagesPar Walter Benn Michaels

Il est un peu surprenant que The New York Times ait parlé de 2015 comme de l’année où les Américains ont fait une fixation sur l’identité. Non pas que l’analyse soit fausse. Entre le champion olympique Bruce Jenner, qui a effectué volontairement sa transition d’homme à femme, et la militante des droits civiques Rachel Dolezal, qui a effectué à contrecœur sa transition de noire à blanche, après avoir prétendu être africaine-américaine, l’identité a effectivement été notre obsession en 2015.

Mais elle l’a toujours été. Si le mouvement contre les violences policières Black Lives Matter (« les vies noires comptent ») est nouveau, le problème de la surreprésentation des Afro-Américains parmi les pauvres et dans les prisons ne l’est pas ; on lui a même donné un nom : « disparitarisme ».

Et si le projet de Donald Trump de construire un mur à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique est nouveau, la volonté d’interdire l’entrée aux mauvaises catégories de migrants est ancienne et porte depuis longtemps le nom de «  ».

D’ailleurs, la candidate démocrate, Hillary Clinton, affirme que la forme primordiale de discours identitaire – le racisme blanc – est à ce point ancrée dans la société américaine qu’il est notre « péché originel ». Vu sous cet angle, en effet, 2015 est une année comme une autre dans l’histoire américaine.

La vraie différence

Mais en fait, non. Pourquoi ? Parce que, au-delà de notre obsession identitaire habituelle, 2015 a vu l’apparition d’un mouvement politique obsédé, non pas par la couleur de peau ou le sexe, mais par la classe sociale.

A partir de la fin de l’année 2015 et jusqu’en mai de cette année, le candidat à l’investiture démocrate, le sénateur du Vermont Bernie Sanders, n’a cessé de parler d’un pays où la vraie différence n’est pas entre Noirs et Blancs, hommes et femmes, Américains de souche et immigrés, homos et hétéros, mais entre riches et pauvres.

Les inégalités de classe n’étaient pas une question parmi d’autres de sa campagne mais de loin la question la plus importante. Et, peut-être parce que l’écart de revenu entre les 10 % les plus riches et les 90 % restants de la population américaine est plus vaste que jamais (environ deux fois celui de la France), treize millions de personnes ont partagé son avis et ont voté pour lui.

Pour comprendre le rapport entre identité et inégalités aux Etats-Unis aujourd’hui, il faut voir que ce lien a été remis en cause et, plus important encore, combien cette remise en cause suscite de résistances même, ou surtout, chez des personnes censément de gauche.

Gagner le plus d’argent possible

Contrainte de riposter à Sanders, qui dénonçait l’économie « truquée » des Etats-Unis et la place qu’elle y occupe (notamment ses liens financiers avec la banque Goldman Sachs), Hillary Clinton a interpellé la foule lors d’un meeting : « Tout ne se résume pas à une théorie économique, n’est-ce pas ? » Elle a obtenu un grand « non ! » en réponse.

Et quand elle a demandé : « Si nous démantelons demain les grandes banques (…), est-ce que cela mettra fin au racisme ? Est-ce que cela mettra fin au sexisme ? Est-ce que cela mettra fin à la discrimination envers la communauté LGBT ? », à chaque fois, l’assistance a répondu « non ». Et, à chaque fois, le sens de la question et de la réponse était que les inégalités qui doivent vraiment nous préoccuper tiennent davantage à la discrimination qu’à l’exploitation, à la couleur de peau et au sexe qu’à la classe sociale.

C’est un point de vue qu’Hillary Clinton et ses partisans partagent avec les grandes banques : tout ce beau monde ne voit, à juste titre, aucune contradiction à combattre le racisme et le sexisme d’un côté et à gagner le plus d’argent possible de l’autre.

La contradiction n’est pas entre la diversité et les profits mais entre le socialisme et les profits. Et, comme nous avons pu le constater au cours de ces derniers mois, le discours identitaire est une arme efficace pour lutter contre le socialisme et défendre les profits. Ou, pour le dire autrement, si le racisme a servi la conception du capitalisme de Ronald Reagan et de Donald Trump, l’antiracisme sert tout aussi bien la conception du capitalisme de Bill et d’Hillary Clinton.

C’est le capitalisme qui est le problème

La raison en est simple. Le racisme (et, plus généralement, la discrimination) offre aujourd’hui au capitalisme néolibéral sa théorie (et la justification) des inégalités. Alors qu’un nombre croissant d’Américains voient leur situation financière se dégrader, la droite affirme que, le problème, ce sont les Mexicains, les musulmans ou les Noirs, pas le capitalisme ; la gauche affirme que le problème, c’est le racisme anti-Mexicains ou anti-musulmans ou anti-Noirs, pas le capitalisme. Or, en réalité, c’est le capitalisme qui est le problème.

En ce sens, comme le professeur de science politique Adolph Reed et moi-même ne cessons d’argumenter depuis dix ans, le discours identitaire ne remplace pas le discours de classe, il en est une modalité. Et l’antiracisme en particulier fait office de discours à la classe des cadres supérieurs et professions libérales, une classe qui a tiré avantage du creusement des inégalités économiques et n’a aucun intérêt à les réduire mais s’emploie à les justifier. Le problème à résoudre pour cette classe est que les inégalités soient réellement méritocratiques.

C’est pourquoi la discrimination positive à l’entrée à l’université – un dispositif dont bénéficient seulement 1 % des étudiants américains – continue de faire débat. La période où les universités américaines ont accueilli davantage d’étudiants non blancs coïncide avec celle où les inégalités économiques ont atteint un niveau record.

Dans une université prestigieuse comme Yale, par exemple, plus de 40 % des étudiants s’identifient comme noirs, hispaniques ou asiatiques, et 70 % viennent de familles disposant d’un revenu annuel supérieur à 120 000 dollars (108 000 euros). Le revenu médian aux Etats-Unis s’élève à un tout petit peu moins de 52 000 dollars ; celui des étudiants de Yale dix ans après leur diplôme équivaut au double : 104 000 dollars. Autrement dit, ce sont essentiellement des riches qui étudient à Yale et ils restent riches du fait qu’ils ont étudié à Yale.

Le plein-emploi pour tous

Donc, être farouchement favorable à la discrimination positive, c’est se battre non pas pour plus d’égalité économique, mais pour qu’il y ait plus de riches parmi les ­non-Blancs. Et y être farouchement opposé, c’est défendre l’idée qu’il n’y a pas de mal à ce que les riches soient principalement blancs et asiatiques.

Personne ne défend une position progressiste dans cette polémique. Bien au contraire. Comme les deux camps jugent inévitable qu’il existe une élite économique (la question est seulement de savoir qui en fera partie), la querelle est foncièrement conservatrice.

Plus généralement, puisque la vaste majorité des emplois américains ne nécessitent pas, et ne nécessiteront pas à l’avenir, de diplôme universitaire, ce dont l’ensemble des travailleurs américains a le plus besoin n’a rien à voir avec l’éducation ou, du reste, avec un problème de discrimination.

Comme le soulignait il y a fort longtemps le grand dirigeant syndical (noir) A. Philip Randolph, la seule politique qui favoriserait le plus l’ensemble des travailleurs, mais particulièrement les travailleurs noirs, est le plein-emploi pour tous.

Quand tout le monde a du travail, les salaires augmentent et le pouvoir des travailleurs aussi. Voilà pourquoi, malheureusement, comme le soulignait il y a encore plus longtemps le grand économiste (blanc) Michal Kalecki, le plein-emploi « ne plaît pas du tout » aux capitalistes. Et, évidemment, les propositions de Sanders en faveur du plein-emploi ont été régulièrement qualifiées d’utopiques par les économistes américains du courant dominant.

Le péché originel

C’est précisément parce que nous vivons dans un monde où l’idéal du plein-emploi et la capacité d’action de la classe laborieuse ont été relégués au rang d’utopies que le discours identitaire est devenu indispensable.

Et pas en raison de ses excès : il est facile de se moquer des étudiants des grandes universités qui réclament que leurs campus soient des « espaces protégés » où personne ne viendra dire quoi que ce soit d’offensant pour leur identité noire ou queer, ou tout simplement fragile.

Mais c’est un épiphénomène. Que Trump imagine que son fameux mur puisse faire des Etats-Unis un espace protégé pour l’identité blanche et masculine (et elle aussi fragile) l’est tout autant. Et cela est vrai aussi pour les espaces pas protégés du tout.

Il est tout à fait justifié de réclamer que la police cesse de tuer un nombre disproportionné de Noirs, mais cela n’a pas plus à voir avec la critique du capitalisme que d’exiger que les universités les plus prestigieuses recrutent davantage d’enseignants noirs. De fait, c’est précisément parce que ces revendications n’ont absolument rien à voir avec la critique du capitalisme qu’elles sont si séduisantes.

Une fois que l’on adhère au néolibéralisme (il n’y a pas d’autre choix !), on a besoin du racisme pour expliquer que certaines personnes restent injustement sur le carreau, et on a besoin de l’antiracisme pour éliminer l’injustice – pour s’autoriser à penser que les personnes restées sur le carreau ont ce qu’elles méritent.

Quand Clinton dit que le racisme est le péché originel des Etats-Unis, elle veut dire en réalité que l’exploitation du travail par le capital ne l’est pas. Autrement dit, la race, le racisme et l’antiracisme sont essentiels au néolibéralisme ; ils ne vont pas disparaître de sitôt. (Article publié dans Le Monde, le 30 juillet 2016)

(Traduit de l’anglais par Juliette Kopecka)

Professeur de littérature à l’université de l’Illinois à Chicago, Walter Benn Michaels est l’auteur de La Diversité contre l’égalité (Raisons d’agir, 2009), qui vient d’être réédité aux Etats-Unis (Picador 2016). Il a fait paraître récemment The Beauty of a Social Problem : Photography, Autonomy, Economy (University of Chicago Press, 2015).

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