Par Michelle Alexander
Hillary Clinton aime les Noirs. Et les Noirs aiment Hillary – à ce qu’il paraît. Les politiciens noirs se sont alignés en nombre pour l’appuyer, impatients de témoigner aux Clintons leur loyauté dans l’espoir que l’on se souviendra de leur fidélité et qu’elle sera récompensée. Les pasteurs noirs ouvrent les portes de leurs églises, et les Clinton se sentent à nouveau chez eux, s’engageant sans effort dans tous les rituels habituels visant à «courtiser le vote des Noirs», une quête qui commence et se termine typiquement par des politiciens démocrates qui font en sorte que les Noirs se sentent appréciés et pris au sérieux. Réaliser quelque chose de concret afin d’améliorer les conditions dans lesquelles la majorité des Noirs vivent n’est généralement pas indispensable.
Hillary cherche à gagner de l’élan alors que la campagne électorale quitte l’Iowa et le New Hampshire [deux Etats où les primaires et caucus démocrates lui ont été défavorables, au profit de Bernie Sanders] vers des Etats comme la Caroline du Sud où se trouvent de grands réservoirs d’électeurs noirs. Elle mène Bernie Sanders de 60% parmi les Afro-Américains selon certains sondages. Il semble que nous soyons – nous les Noirs – sa carte gagnante, un atout qu’Hillary est enthousiaste à jouer.
Et il semble que nous soyons enthousiastes d’être joués. Une fois de plus.
Cela fait longtemps que l’histoire d’amour entre les Noirs et les Clinton se déroulent. Elle a commencé en 1992, lorsque Bill Clinton était candidat à la présidence. Il joua du saxophone à The Arsenio Hall Show [émission animée par le présentateur afro-américain Arsenio Hall]. Rétrospectivement, cela semble stupide, mais nombre d’entre nous s’y sont laissé prendre. Alors qu’un slogan à la mode à cette époque disait «c’est un truc noir, tu ne peux pas comprendre», Bill Clinton, lui, paraissait nous comprendre. Lorsque Toni Morrison [très importante écrivaine afro-américaine] le baptisa notre premier président noir, nous hochions la tête. Nous avions notre garçon à la Maison-Blanche. Ou du moins c’est ce que nous pensions.
Les électeurs noirs se sont montrés loyaux envers Clinton avec constance pendant plus de 25 ans. C’est vrai que nous nous sommes ralliés derrière Barack Obama en 2008, mais l’attrait des Clinton se mesure par le fait qu’Hillary menait Obama parmi les électeurs noirs jusqu’à ce qu’il commence à remporter les primaires et les caucus. Hillary se présente à nouveau. Cette fois-ci, elle fait face à un socialiste démocrate qui promet une révolution politique qui apportera un système universel de soins, des salaires décents, la fin de l’avidité sans borne de Wall Street ainsi qu’un démantèlement du vaste Etat carcéral – soit de nombreux objectifs semblables à ceux pour lesquels Martin Luther King se battait à la fin de sa vie [en particulier avec sa Poor People’s Campaign]. Malgré cela, les Noirs restent collés à la marque Clinton.
Qu’ont donc fait les Clinton pour gagner une telle dévotion? Ont-ils pris des risques politiques extrêmes afin de défendre les droits des Afro-Américains? Se sont-ils opposés courageusement à la démagogie de droite concernant les communautés noires? Ont-ils contribué à l’émergence d’une nouvelle ère d’espérance et de prospérités pour des quartiers dévastés par la désindustrialisation, la mondialisation et la disparition des emplois?
Non. Plutôt l’inverse.
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Lorsque Bill Clinton se présenta à la présidentielle en 1992, les communautés noires urbaines à travers les Etats-Unis souffraient suite à un effondrement économique. Des centaines de milliers d’emplois d’ouvriers se sont envolées alors que les usines étaient délocalisées hors du pays à la recherche d’une force de travail meilleur marché, une nouvelle plantation. La mondialisation et la désindustrialisation affectèrent les travailleurs de toutes les couleurs, mais elles frappèrent particulièrement fortement les Afro-Américains. Le taux de chômage des jeunes Noirs quadrupla lorsque les emplois industriels dégringolèrent. Tandis que le désespoir, l’addiction au crack balayaient les quartiers qui étaient jusqu’ici solidement de la classe laborieuse, les taux de criminalité montèrent en flèche parmi les communautés des centres-villes [à la différence de certaines villes d’Europe, lesdites «classes moyennes» vivent souvent en périphérie] qui dépendaient des emplois industriels. Des millions de Noirs – dont un grand nombre avait fui les ségrégations Jim Crow du Sud dans l’espoir d’obtenir des emplois décents dans les usines du Nord [1] – se sont retrouvés subitement piégés dans des ghettos ségrégués racialement et sans emplois.
Lors de la campagne électorale, Bill Clinton a fait de l’économie sa priorité et il affirmait de manière convaincante que les conservateurs utilisaient le facteur «race» pour diviser le pays ainsi que pour détourner l’attention d’une économie en déliquescence. Dans les faits, cependant, il capitula entièrement devant le retour de flamme droitier contre le mouvement des droits civiques et il embrassa le programme de l’ancien président Ronald Reagan [1981-1989] en matière de race, de crime, d’assistance publique et de fiscalité – réalisant au final même plus de dégâts au sein des communautés noires que Reagan.
Nous aurions dû voir cela arriver. A cette époque, Clinton était le porte-drapeau des New Democrats, un groupe fermement convaincu que la seule manière de regagner le vote de millions d’électeurs blancs dans le Sud qui s’étaient transférés vers le Parti républicain consistait à adopter le récit de droite selon lequel les communautés noires devaient être disciplinées au moyen de châtiments sévères plutôt que dorlotées par des mesures sociales. Reagan avait gagné la présidence en envoyant des messages codés aux Blancs pauvres et de la classe laborieuse: en s’insurgeant contre les «welfare queens» [terme péjoratif, voire raciste, qui désigne les mères célibataires recevant des allocations] et les «prédateurs» criminels ainsi qu’en condamnant «l’Etat tentaculaire» [big government]. Clinton s’était fixé l’objectif de les regagner, se jurant qu’il ne permettrait à aucun républicain d’être perçu comme plus dur en matière de criminalité que lui.
Quelques semaines avant la primaire cruciale du New Hampshire, Clinton a fait la démonstration de sa dureté en s’envolant vers l’Arkansas [l’Etat duquel il était gouverneur] pour superviser l’exécution de Ricky Ray Rector, un Noir souffrant de déficience mentale qui se rendait si peu compte de ce qui allait lui arriver qu’il demanda que le dessert de son dernier repas lui soit gardé pour plus tard. Après l’exécution, Clinton remarqua: «On peut me reprocher beaucoup de choses, mais personne ne pourra dire que je suis léger en matière de crime.»
Clinton maîtrisait l’art d’envoyer des messages culturels ambigus, attendrissant pour les Afro-Américains en chantant à tue-tête Lift Every Voice and Sing [chant de 1899 souvent considéré comme l’hymne des Afro-Américains] dans les églises noires, alors qu’il signalait en même temps aux Blancs pauvres et de la classe laborieuse sa volonté d’être plus dur envers les communautés noires que les Républicains l’avaient été.
Clinton a été encensé pour son approche pragmatique, claire et réfléchie en matière de «politique raciale». Il remporta les élections et nomma un gouvernement racialement divers qui «ressemblait à l’Amérique». Quatre ans plus tard, il gagna sa réélection et l’économie américaine rebondit. Les Démocrates applaudirent. Le Parti démocrate était sauvé. Les Clinton gagnèrent. Devinez qui a perdu?
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Bill Clinton présida la plus grande augmentation du nombre de détenus dans les prisons fédérales et des Etats de l’histoire américaine. Clinton n’a pas déclaré la guerre au crime ou la guerre à la drogue – ces guerres avaient déjà été déclarées avant que Reagan ne soit élu et bien avant que la circulation du crack ne se répande dans les rues – mais il accrut ces dernières au-delà de ce qu’un grand nombre de conservateurs auraient cru possible. Clinton a soutenu la disparité des sanctions de 100 contre 1 entre la consommation de crack et de cocaïne en poudre, laquelle produisit une injustice raciale étonnante des condamnations et stimula le financement consacré à l’application des lois sur les stupéfiants.
Lors de son discours sur l’état de l’Union de 1994, Clinton défendit l’idée d’une Loi des trois coups [three strikes law, disposition qui permet aux juges de prononcer des peines de prison à perpétuité d’un prévenu qui a réalisé trois fois le même délit/crime] et, plusieurs mois plus tard, il signa une loi sur la criminalité s’élevant à 30 milliards de dollars et qui créait des dizaines de crimes fédéraux supplémentaires passibles de la peine capitale, ordonna des condamnations à vie pour certains condamnés à trois reprises, et il autorisa des prêts s’élevant à plus de 16 milliards de dollars pour les prisons des Etats ainsi qu’un accroissement des forces de police. La législation a été saluée par les médias dominants comme étant une victoire pour les Démocrates, lesquels se sont montrés «capables d’arracher les questions de criminalité aux Républicains pour en faire les leurs».
Lorsque Clinton quitta la présidence en 2001, les Etats-Unis avaient le taux d’incarcération le plus élevé du monde. Human Rights Watch a établi que dans sept Etats, les Afro-Américains constituaient 80 à 90% de tous les contrevenants à la législation sur les stupéfiants envoyés en prison, même si la probabilité qu’ils consomment des drogues n’était pas supérieure à la consommation ou à la vente des drogues illégales par des Blancs. Les incarcérations pour violation de la loi sur les stupéfiants d’Afro-Américains atteignaient, en 2000, 26 fois le niveau de 1983. Tous les présidents depuis 1980 ont contribué aux incarcérations de masse, mais ainsi que l’a observé récemment Bryan Stevenson, le fondateur d’Equal Justice Initiative, «le mandat du président Clinton a été le pire».
Certains pourraient affirmer qu’il est injuste de juger Hillary Clinton pour les politiques défendues par son époux il y a plusieurs années. Mais Hillary ne s’est pas limitée à choisir la vaisselle lorsqu’elle était première dame. Elle a courageusement brisé le moule et redéfini le «poste» comme aucune avant elle. Elle n’a pas seulement fait campagne pour Bill; elle a exercé le pouvoir et disposé d’une large influence une fois que son époux a été élu, faisant pression pour l’adoption de lois et d’autres mesures. Ces antécédents, ainsi que ses déclarations de cette époque, devraient être examinés scrupuleusement. Lors de son soutien à la loi sur la criminalité de 1994, par exemple, elle a utilisé une rhétorique codée racialement pour présenter les enfants noirs comme des animaux. «Ils ne sont plus seulement des gangs d’enfants», a-t-elle dit. «Ils sont souvent le genre d’enfants que l’on appelle “super-prédateurs”. Pas de conscience, pas d’empathie. Nous pouvons discuter sur la manière dont ils en sont arrivés là, mais nous devons avant tout les rappeler à l’ordre.»
Les deux Clinton expriment désormais des regrets au sujet de la loi sur la criminalité et Hillary affirme qu’elle soutient une réforme du système pénal afin de réparer certains dégâts réalisés par l’administration de son époux. Mais, en campagne électorale, elle continue à évoquer l’économie et le pays qu’a laissé Bill Clinton comme un héritage qu’elle souhaite poursuivre. A quoi ressemblait donc la politique économique de Clinton pour les Noirs américains? Un examen attentif de ce passé récent relève plus d’un choix entre deux candidats. Il porte sur la question de savoir si le Parti démocrate peut finalement compter sur les politiques qu’il a engagées envers les communautés afro-américaines ainsi que de savoir s’il peut se racheter et gagner à juste titre la loyauté des électeurs noirs.
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Un mythe souvent répété au sujet de l’administration Clinton est que si elle a été excessivement dure en matière de criminalité dans les années 1990, au moins ses politiques ont été bonnes pour l’économie et qu’elles ont eu une action positive sur les taux de chômage des Noirs. La vérité est plus troublante. Alors que les taux de chômage ont sombré à des niveaux historiquement bas pour les Blancs au cours de la décennie 1990, le taux de chômage des hommes noirs d’une vingtaine d’années qui ne disposaient pas d’un diplôme universitaire s’élevait à des chiffres jamais atteints. Cette croissance du chômage (impossibilité de trouver un emploi suite à une incarcération) a été propulsée par un taux d’emprisonnements montant en flèche.
Pourquoi cela n’est-il pas de notoriété publique? Parce que les statistiques officielles comme celles sur la pauvreté ou le chômage n’incluent pas les détenus. Ainsi que l’explique Bruce Western, sociologue à Harvard: «Une bonne partie de l’optimisme au sujet du déclin des inégalités raciales et de la puissance du modèle de croissance américain est déplacée dès lors que l’on prend en compte les pauvres invisibles, derrière les murs des prisons d’Amérique». Lorsque Clinton quitta la présidence en 2001, le véritable taux de chômage pour les jeunes hommes noirs sans formation universitaire (y compris ceux derrière les barreaux) était de 42%. On n’a jamais fait état de ce chiffre. Au lieu de cela, les médias affirmèrent que les taux de chômage des Afro-Américains étaient tombés à des creux record, en négligeant de mentionner que ce miracle était possible uniquement parce que les taux d’incarcération atteignaient des sommets. Au cours de l’ère Clinton, le taux de jeunes hommes noirs qui ne cherchaient pas de travail était très élevé parce qu’ils étaient en prison – hors de la vue, en dehors des préoccupations, désormais non comptabilisés dans les statistiques de la pauvreté et du chômage.
Pour rendre les choses pires encore, le filet de sécurité fédéral pour les familles pauvres a été réduit en lambeaux par l’administration Clinton dans son effort pour «mettre un terme à l’assistance sociale telle que nous la connaissons» [End welfare as we know it était l’un des slogans de campagne]. Lors de son discours sur l’état de l’Union de 1996, donné en même temps que sa campagne à la réélection, Clinton a déclaré que «l’époque de l’Etat tentaculaire est terminée» et il chercha à le prouver immédiatement en démantelant le système fédéral d’aide sociale connu sous le nom d’Aid to Families With Dependent Children (AFDC) [Aide aux familles ayant des enfants à charge]. La législation sur la réforme du système d’assistance sociale qu’il signa – et qu’Hillary Clinton soutint alors ardemment et, encore en 2008, qu’elle a caractérisé comme un succès – remplaça le filet de sécurité fédéral par des subventions globales aux Etats, imposa une limite à un maximum de cinq ans donnant droit aux aides sociales au cours de l’existence, ajouta des exigences de travail, interdit aux sans-papiers l’exercice de professions réglementées et entailla les dépenses d’assistance publique de 54 milliards de dollars (une partie a été ensuite rétablie).
Les experts et les commentateurs ne s’accordent pas sur le véritable impact de la réforme du système d’assistance sociale, mais une chose semble claire: la pauvreté extrême a doublé pour atteindre 1,5 million au cours des 15 ans qui ont suivi l’adoption de la loi. Comment est définie la pauvreté extrême? Les ménages des Etats-Unis sont considérés en état de pauvreté extrême s’ils survivent avec des revenus monétaires ne dépassant pas les 2 dollars par personne et par jour au cours de n’importe quel mois. Nous avons tendance à imaginer que la pauvreté extrême est un phénomène propre au Tiers Monde, mais ici, aux Etats-Unis, un nombre choquant de personnes lutte pour survivre avec mois d’argent chaque mois que de nombreuses familles dépensent en allant manger un soir dans un restaurant. En ce moment, les Etats-Unis, la nation la plus riche de la planète, ont l’un des taux les plus élevés de pauvreté infantile des pays développés.
Malgré les affirmations que des changements radicaux en matière de criminalité et de politique sociale découlaient d’un désir de mettre un terme à l’Etat tentaculaire et d’épargner les dollars des contribuables, la réalité est que l’administration Clinton n’a pas réduit les sommes dévolues à la «gestion» des pauvres des quartiers urbains: elle a changé la destination de ces fonds. Des milliards de dollars ont été retirés des budgets dévolus aux logements publics et à la protection des enfants pour être transférés dans la machine à incarcérer. En 1996, le budget consacré au système pénal était deux fois plus élevé que celui consacré aux coupons alimentaires [système qui permet aux familles pauvres de s’approvisionner en aliments – en 2014, selon l’administration chargée de ce programme, le SNAP, 46,5 millions ont reçu des bons alimentaires, soit plus de 15% de la population]. Au cours des deux mandats de Clinton, le financement des logements publics a été entaillé de 17 milliards de dollars (soit une réduction de 61%), alors que les fonds destinés au système pénal ont été augmentés de 19 milliards (une croissance de 171%). Selon le sociologue Loïc Wacquant, ce transfert a «effectivement fait de la construction des prisons le programme principal de logement des pauvres des villes» [voir, du même auteur, sur le passage d’un «Etat charitable» à un «Etat pénal» ainsi que sur l’évolution des politiques sociales et carcérales aux États-Unis, son livre Punir les pauvres, le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Agone, 2004].
Bill Clinton s’est fait le défenseur de lois discriminatoires contre les anciens détenus. Celles-ci ont piégé des millions d’Américains dans un cycle de pauvreté et de désespoir. L’administration Clinton a supprimé les bourses Pell pour les prisonniers voulant bénéficier d’une meilleure éducation dans la perspective de leur libération; elle a soutenu des lois refusant l’attribution d’aides financières fédérales aux étudiant·e·s qui avaient été condamnés pour une violation aux lois sur les stupéfiants et fait adopter une législation imposant une interdiction à vie des aides sociales et des coupons alimentaires pour toute personne condamnée pour des crimes en liaison avec les stupéfiants – une disposition particulièrement dure eu égard à la guerre contre la drogue racialement biaisée qui faisait alors rage dans les centres-villes.
Le plus alarmant, peut-être, est que Clinton a aussi rendu plus facile aux agences responsables des logements publics de refuser d’accepter toute personne ayant un passé criminel quelconque (même dans le cas d’une arrestation sans condamnation) et il s’est fait le défenseur de l’initiative «one strike and you’re out» [on pourrait traduire: une bêtise et vous êtes dehors], selon laquelle des familles peuvent être expulsées de logements publics si un membre (ou simplement un invité) avait commis un délit, même léger. Des personnes libérées de prison sans argent, sans emploi et sans endroit où se rendre, ne pouvaient plus retourner auprès de leurs proches vivant dans des logements subventionnés par l’Etat sans mettre toute leur famille en risque d’expulsion. Purger les «éléments criminels» des logements publics sonnait bien aux nouvelles du soir, mais aucune disposition n’a été prise pour les gens et les familles qui étaient jetés à la rue. A la fin de la présidence Clinton, plus de la moitié des hommes afro-américains en âge de travailler dans de nombreuses agglomérations avaient des casiers judiciaires et étaient sujets à des discriminations légalisées à l’emploi, à l’accès aux logements, à l’éducation ainsi qu’à des prestations sociales élémentaires – relégués à un statut de seconde classe permanent rappelant étrangement Jim Crow.
Il est difficile d’exagérer les dommages qui ont été réalisés. Des générations ont été perdues dans le système carcéral; d’innombrables familles ont été déchirées ou ont perdu leur domicile; un pipeline conduisant des écoles vers la prison a été mis en place, un système qui déplace les jeunes de leurs écoles sous-financées et décrépies vers des prisons high-tech flambant neuves.
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Il n’y avait aucune raison qu’il en soit ainsi. En tant que nation, nous avions un choix. Plutôt que de dépenser des milliards de dollars dans l’érection d’un nouveau système pénal étendu, ces milliards auraient pu être utilisés pour créer des programmes d’emplois dans les communautés des centres-villes ainsi que dans l’investissement des écoles, de telle sorte que les personnes qui en auraient bénéficié auraient pu compter sur une transition entre une économie centrée autour des emplois industriels vers une économie dite de services. Des interventions constructives auraient été favorables non seulement aux Afro-Américains enfermés dans les ghettos, mais aussi aux ouvriers de toutes les couleurs. A tout le moins, les Démocrates auraient pu se battre pour empêcher des destructions supplémentaires des communautés noires plutôt que d’amplifier les guerres menées contre eux.
On pourra, bien entendu, affirmer qu’il est injuste de critiquer les Clinton d’avoir puni les Noirs si durement, étant donné que de nombreux Noirs adhéraient aussi au mouvement «de fermeté». Il est absolument vrai que les communautés noires étaient alors dans une situation de crise, et que de nombreux politiciens et activistes noirs voulaient désespérément les délinquants violents hors des rues. Ce qui est souvent oublié, cependant, c’est que la plupart de ces activistes et politiciens noirs n’appelaient pas exclusivement à la fermeté. Ils revendiquaient également des investissements dans les écoles, de meilleurs logements, des programmes d’emploi pour les jeunes, des mesures favorisant l’économie, des traitements de désintoxication sur demande et un meilleur accès aux soins. Ils se sont finalement retrouvés avec la police et les prisons. Affirmer que c’est ce que les Noirs souhaitaient est, au mieux, fallacieux.
Pour être juste, les Clinton regrettent désormais la manière dont leurs politiques et mesures se sont développées pour les Noirs. Bill prétend qu’il est «allé trop loin» avec ses politiques en matière de criminalité; et Hillary a élaboré un plan visant, entre autres mesures, à interdire le profilage racial, à éliminer les disparités dans les condamnations pour consommation de stupéfiants entre le crack et la cocaïne ainsi qu’à abolir les prisons privées.
Mais qu’en est-il d’un programme plus ample qui non seulement renverserait certaines mesures adoptées sous Clinton, mais qui rebâtirait les communautés décimées par celles-ci? Si vous écoutez attentivement, vous remarquerez qu’Hillary Clinton chante la même chanson que par le passé, d’une manière légèrement différente. Elle affirme que nous ne devrions pas nous laisser séduire par la rhétorique de Bernie Sanders parce que nous devons être «pragmatiques», «affronter les réalités politiques» et ne pas nous illusionner sur le fait que nous pouvons combattre en faveur de la justice économique et gagner. Lorsque des politiciens vous disent qu’il n’est pas réaliste de soutenir des candidats qui souhaitent bâtir un mouvement en faveur de l’égalité, de salaires justes, d’un accès universel aux soins ainsi qu’il soit mis un terme au contrôle des entreprises sur notre système politique, il est sans doute préférable de quitter la pièce.
Il ne s’agit pas d’une approbation à Bernie Sanders, qui, après tout, a voté en faveur de la loi de 1994 sur la criminalité. Je tends aussi à partager l’opinion de Ta-Nehisi Coates selon laquelle la manière dont la campagne Sanders traite de la question des réparations [destinés aux Afro-Américains en raison de l’esclavage] est l’un des signes qui montrent que Bernie ne saisit pas exactement quels sont les enjeux de dialogues sérieux sur la question de la justice raciale. Il a eu tort de rejeter la question des réparations comme étant «conflictuelle», comme si des siècles d’esclavage, de ségrégation, de discriminations, de ghettoïsation et de stigmatisation ne valaient pas une quelconque reconnaissance spécifique ou de remède.
Reconnaître que Bernie, à l’instar d’Hillary, a une vision floue dès lors qu’il est question de «race» n’est pas la même chose que de dire que leurs opinions sont aussi problématiques l’une que l’autre. Sanders s’opposa à la loi de réforme de l’aide sociale de 1996. Il combattit aussi la déréglementation du système bancaire et la guerre contre l’Irak, deux choses qu’Hillary a soutenues et qui se sont révélées désastreuses. En résumé, il existe quelque chose que l’on peut qualifier de «moindre mal»; Hillary ne l’est certainement pas.
Le plus grand problème avec Bernie, finalement, est qu’il mène campagne en tant que Démocrate – comme membre d’un parti politique qui a non seulement capitulé devant la démagogie de droite mais qui est contrôlé et possédé par un relativement petit nombre de millionnaires et de milliardaires. Oui, Sanders a collecté des millions provenant de petits donateurs, mais s’il devenait président, il ferait également partie de ce qu’il a par ailleurs ridiculisé comme relevant de «l’establishment». Même si les opinions de Bernie en matière de justice raciale évoluent, j’ai peu d’espoir qu’une révolution politique se produira au sein du Parti démocrate sans qu’un mouvement à l’extérieur force à de véritables changements. J’incline à penser qu’il serait plus aisé de bâtir un nouveau parti que de sauver le Parti démocrate malgré lui.
L’idée de construire un nouveau parti politique terrifie, bien entendu, la plupart des progressistes, lesquels craignent de manière compréhensible que cela permettrait à un extrémiste de droite d’être élu. Nous jouons donc le jeu des «moindres maux». Ce jeu se déroule depuis des décennies. W.E.B. Du Bois [1868-1963], l’éminent intellectuel et cofondateur du NAACP [National Association for the Advancement of Colored People, Association nationale pour la promotion des gens de couleur], choqua bien des gens lorsqu’il refusa de participer à ce même jeu lors des élections présidentielles de 1956, défendant son refus de voter au motif qu’il «n’y a qu’un seul parti du mal possédant deux noms, et il sera élu quoi que je puisse faire ou dire» [dans un article du 20 octobre 1956 publié dans The Nation http://www.hartford-hwp.com/archives/45a/298.html]. Alors que les véritables gagnants et perdants de ce jeu sont fortement prévisibles, le jeu des «moindres maux» engendre beaucoup d’animation et peut être vu 24 heures par jour sur les chaînes câblées. Hillary est convaincue qu’elle peut gagner ce jeu en 2016 parce que cette fois-ci elle «nous a», le vote noir, dans sa poche arrière – sa carte chance.
Elle pourrait être surprise de découvrir que la jeune génération ne veut plus jouer à son jeu. Ou peut-être pas. Peut-être que nous continuerons tous à jouer le jeu et prétendrons que nous ne savons pas comment il se terminera. Espérons qu’un jour nous trouverons le courage de nous rassembler en un mouvement révolutionnaire aux côtés de gens de toutes les couleurs qui sont convaincus que les droits humains fondamentaux, les droits en matière de justice économique, raciale et de genre ne sont pas déraisonnables, qu’il ne s’agit pas d’objectifs inatteignables. Après avoir été trompé pendant des décennies, le géant dormant pourrait se réveiller, étirer ses membres et dire aux deux partis: le jeu est terminé. Dégagez. Il est temps de changer la donne. (Article publié le 10 février sur le site du journal The Nation, traduction A l’Encontre)
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[1] L’historiographie distingue deux vagues migratoires (Great Migration) d’Afro-Américains vers le Nord au XXe siècle. La première, entre 1910 et 1930 environ, a vu 1,6 million d’Afro-Américains se diriger dans les Etats du Nord des Etats-Unis. Ainsi, la proportion des Afro-Américains vivant dans le sud du pays est passée d’un 90-93% tout au long du XIXe siècle à moins de 80% en 1930. Une seconde vague, initiée à la faveur des besoins en main-d’œuvre de l’industrie de guerre, s’est poursuivie jusqu’en 1970 et a concerné un mouvement de plus de 5 millions de personnes. A cette dernière date, la proportion d’Afro-Américains dans les Etats du Sud était légèrement supérieure à la moitié. Depuis lors, une légère tendance inverse est observée. Voir, en français, Loïc Wacquant,«La grande migration noire américaine, 1916-1930», Actes de la recherche en sciences sociales, 1993, vol. 99, n° 1, p. 43-51 [http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1993_num_99_1_3061] (Réd. A l’Encontre)
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