Un procès emblématique: Philip Morris perd contre l’Uruguay

philipPar Juan Luis Berterretche

La plus grande multinationale du tabac du monde – dont le siège opérationnel se situe à Lausanne (Suisse) – avait dénoncé l’Uruguay devant le CRIDI, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, qui dépend de la Banque mondiale, en réclamant 25 millions de dollars pour des soi-disant préjudices causés à l’entreprise par la politique de santé publique qu’avait instituée le premier gouvernement du président Tabaré Vázquez en 2005.

Mais voilà que c’est Philip Morris qui va devoir payer à l’Uruguay 7 millions de dollars pour honoraires et frais d’avocats. Avec ce procès fait à un petit pays, la transnationale prétendait intimider d’autres pays qui tenteraient de prendre des mesures souveraines contre le tabagisme.

Ce jugement ouvre pour le monde un panorama différent. A partir d’aujourd’hui, il existe un précédent juridique international en faveur des pays qui décident de prendre des mesures contre le vice cancérigène de la cigarette.

Tant l’Organisation panaméricaine de la santé que l’OMS ont appuyé l’Uruguay contre la multinationale du tabac. Et également certains pays du continent comme la Bolivie, l’Equateur et le Venezuela. Egalement l’Argentine, quand Cristina Fernández de Kirchner était encore présidente et le Brésil avant l’impeachment/coup d’Etat qui a fait président l’usurpateur Michel Tremer. La Suède et l’Australie également avaient rendu public leur appui à l’Uruguay à ce propos.

Empoisonner les gens avec Hollywood

Philip Morris a été fondée comme un magasin de tabac à Londres en 1847. L’entreprise s’est déplacée aux Etats-Unis en 1902 et dans les années suivantes a été acquise en totalité par du capital des Etats-Unis. Depuis 1983 Philip Morris est la plus grande entreprise de tabac du monde. Ses ventes représentent plus de 15% du marché mondial des cigarettes, avec sa marque emblématique Marlboro.

Durant le siècle passé, Hollywood, associée aux entreprises du tabac, intercalait dans ses films des scènes où les acteurs allumaient une cigarette dans les moments culminants de calme, d’émotion ou de méditation. De cette manière, ils ont créé le lien entre fumer et les moments importants de la vie. Trois générations furent ainsi soumises au charme empoisonné de la fumée criminelle des capitalistes du tabac. Mais quand le cow-boy de Marlboro est décédé avec ses poumons détruits, la cigarette a cessé de représenter charme et glamour pour devenir synonyme de cancer. Et depuis le monde tente de s’en libérer.

Le siège de Philip Morris International à Lausanne (Suise)
Le siège de Philip Morris International à Lausanne (Suisse)

Philip Morris a son siège principal à Lausanne en Suisse pour profiter des avantages fiscaux et de transferts des capitaux (blanchiment). Et aussi pour éviter la justice des Etats-Unis. Le 6 juin 2001, un jury de Los Angeles en Californie a condamné l’entreprise à payer 3 milliards de dollars à un fumeur de 56 ans avec un cancer du poumon en phase terminale. Ce fut le cas le plus coûteux dans un procès à propos des cigarettes et probablement le plus important de la part d’un individu contre une entreprise des Etats-Unis.

A partir de ces procès qui firent l’objet d’une grande publicité, le gouvernement des Etats-Unis a coupé tous rapports avec les entreprises du tabac et particulièrement avec la plus grande de la clope. Il existe un ordre exprès du Département d’Etat de n’intervenir dans aucun événement ou activité publique ensemble avec les marchands de nicotine.

Traités pipés

L’action en justice de Philip Morris contre l’Etat uruguayen se fonde sur un traité bilatéral d’investissements (TBI) que l’Uruguay a signé avec la Suisse en 1988, entré en vigueur en 1991. Philip Morris plaidait que ce TBI la protégeait contre une modification de dispositions légales qui nuisent à ses investissements dans le pays. Et de demander 25 millions de dollars en indemnités pour les préjudices que lui avait fait subir la campagne contre le tabagisme que l’Uruguay a développée à partir de la première présidence de Tabaré Vázquez, lui-même oncologue, quand le Frente Amplio fut parvenu au gouvernement.

L’Uruguay a signé 26 TBI, 25 d’entre eux conclus par les partis uruguayens traditionnels, radical et conservateur (Colorado et Blanco). Le plus ancien remonte à 1988, avec les Pays-Bas, suivi par un cortège de soumissions au néolibéralisme des gouvernements colorado et blanco d’après la dictature militaire qui avait duré de 1973 à 1984. Le 26e, le plus récent, fut signé en novembre 2005 avec le patron du cirque directement, quand Vázquez et son ministre de l’économie Danilo Astori s’en furent honorer George W. Bush Jr. à Mar del Plata alors que la majorité des pays d’Amérique latine refusaient l’Accord de libre commerce des Amériques que les Etats-Unis prétendaient imposer comme un paquet à tout le continent.

Le Frente Amplio vota donc le TBI avec les Etats-Unis après que Vázquez l’eut emphatiquement demandé, alors qu’il aurait voulu également un traité de libre commerce avec les Etats-Unis. Ce génial trait d’économie politique eut lieu deux années seulement avant l’explosion des bulles successives de capital fictif nord-américain et la crise mondiale qui s’en est suivie. Si ce traité avait été conclu, cela aurait eu alors des séquelles funestes pour notre pays. Voilà un bon exemple de la vision stratégique, politique et économique, du tandem Astori-Vázquez.

Les TBI sont des traités rendus vénéneux par le rattachement obligatoire au CRIDI, un tribunal de la Banque mondiale dont le directeur est nommé par le président des Etats-Unis, soit une institution qui sert à rendre des jugements en faveur des compagnies transnationales, comme il l’avait fait jusqu’à présent. Rien que l’acceptation, de la part d’un Etat supposé être souverain, de s’abaisser à une égalité de condition avec une entreprise signifie une atteinte à la souveraineté du pays, mais en plus ce pays se prive du droit de rendre la justice à l’intérieur du territoire national.

Les clients les plus favorisés du CRIDI, outre les transnationales, sont les fonds de placement, tout particulièrement ceux qu’on appelle vautours, capables de saisir dans un port du Ghana la frégate Libertad, le navire enseigne de la marine argentine, en représailles d’une restructuration de la dette extérieure par laquelle l’Argentine tentait de se protéger des activités déprédatrices du système d’emprunts publics imposé par le FMI dans les années 1970-1980.

En Amérique latine, le record d’arbitrages scandaleux du CRIDI fut celui en faveur de l’entreprise Bechtel après sa fuite de Cochabamba, en Bolivie, quand elle avait été expulsée par la population furieuse lors des événements entre janvier et avril 2000 de la guerre de l’eau.

Le jugement du CRIDI tombe opportunément pour Vázquez et Mujica

Tous ces rappels pour éviter de tirer des conclusions erronées à propos du CRIDI. Jusqu’à présent, 90% de ses jugements avaient été favorables aux compagnies internationales et tout particulièrement quand la plaignante était une entreprise des Etats-Unis. Par conséquent, devant celui-ci en faveur d’un pays, et des autres, qui lutte contre le cancer, ce serait une grave erreur de généraliser et d’accorder aux gouvernants du Frente Amplio un vote de confiance au moment où ils mettent en œuvre un ajustement fiscal qui porte préjudice aux salariés et aux retraités.

Dans cette crise gouvernementale d’aujourd’hui, marquée par des protestations, des grèves et des manifestations contre l’ajustement, il faut rappeler que malgré la baisse des taux de tabagisme en Uruguay suite aux mesures prises par les gouvernements du Frente Amplio, le pays continue d’avoir l’indice le plus élevé de cancer en Amérique du Sud. Assurément, comme le démontrent les recherches dans le monde entier, une responsabilité indiscutable en revient aux semences bio-dégradées de Monsanto et d’autres compagnies créatrices de transgéniques et vendeuses d’agro-toxiques. Et c’est le gouvernement du Frente Amplio qui a promu et imposé en Uruguay le soja et autres semences transgéniques, dans l’accomplissement de la «Fête des commodities», comme les traders appellent les matières premières, minérales et agricoles, qu’exportent les pays d’Amérique latine.

Que le triomphe de l’Uruguay devant le CRIDI serve tant à encourager une lutte plus acharnée pour les droits des travailleurs et retraités qu’à stimuler les mouvements qui défendent un environnement sain et se battent pour la défense de la Nature. (Article envoyé par l’auteur, le 10 juillet 2016; traduction A l’Encontre)

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