Cuba. Après l’arrestation du rappeur Denis Solis, quelle action engager, quel dialogue tenter ou pas avec les institutions?

Par Ailynn Torres Santana

Novembre a été un mois clé pour la politique cubaine. A plus d’un titre, du jamais vu. Un coup d’œil rapide à la presse sur la situation du pays permet de vérifier l’existence de conflits intenses et aggravés.

Il existe déjà des chronologies systématiques de clé de voûte des tensions. Cela a commencé avec l’arrestation le 9 novembre 2020 à La Havane d’un citoyen cubain, Denis Solis, un rappeur et activiste qui s’est opposé au gouvernement; son procès et sa condamnation pour le crime d’outrage; l’action collective pacifique d’un groupe de personnes organisées du Mouvement San Isidro (MSI), puis leur emprisonnement et leur déclaration de grèves de la faim et/ou de la soif afin de protester contre ce qu’ils dénoncent comme un procès inéquitable et le harcèlement par de membres du gouvernement; la large couverture médiatique par la presse indépendante de différentes tendances politiques, la presse internationale et, plus tard, la presse officielle; les déclarations de Mike Pompeo, secrétaire d’État américain et du Parlement européen; de Luis Almagro de l’OEA (Organisation des États américains) et de l’ambassadeur des Etats-Unis à La Havane en faveur des grévistes; la publicité officielle d’un fragment de l’interrogatoire de Denis Solis pour montrer les liens entre lui et des personnes ayant une histoire de terrorisme basées aux États-Unis (jusqu’à présent, Solis n’a pas été accusé de cela); l’évacuation de ceux qui se trouvaient au siège de MSI avec comme argument: la violation des normes sanitaires établies contre le Covid-19; les déclarations publiques au nom des citoyens demandant un dialogue, pour sauver des vies et pour soutenir la garantie d’un procès transparent pour Denis Solis, et bien plus encore… Tout cela, jusqu’à aujourd’hui.

L’un des derniers événements en date a été le sit-in et le piquet du 27 novembre (27-N) par des centaines de personnes, principalement des artistes et des intellectuels, demandant un dialogue politique avec les autorités du Ministère de la culture (MINCULT) pour garantir un procès équitable à Denis Solis, des garanties et des droits pour le MSI, et une autre série de revendications liées à ce qui s’était passé quelques jours auparavant, mais pas exclusivement.

Il y a eu une pression citoyenne. La première étape du dialogue a eu lieu. Le processus se poursuit et apporte continuellement de nouveaux développements. Au fur et à mesure que les heures se déroulent et que les choses se passent, elles sont traitées immédiatement. Mais, il n’y a aucune certitude quant à la voie à suivre. Jusqu’à ce jour, chaque étape est sujette à interrogation. Les réponses découlant de la marée d’interrogation définissent le cours des «événements». Ces dernières heures, parmi les questions les plus entendues, on peut citer: «le dialogue est-il une voie politique dans ces circonstances? Un dialogue pour quoi, entre qui, sur quoi?»

Un dialogue pour quoi faire?

Le dialogue proposé, exigé et initié entre les personnes du champ culturel cubain et les institutions étatiques de ce même champ, trouve des détracteurs, des soutiens, de l’optimisme et du scepticisme.

La nuit suivant le sit-in, le 28 novembre, la télévision d’État a consacré un espace aux événements où, à gros traits, a été présenté le récit d’une sorte de marchandage pour expliquer ce qui s’est passé à San Isidro. Ce qui s’est passé dans MINCULT a reçu nettement moins d’attention. Dans le segment qui lui est consacré, une seule des parties a été invitée: le vice-ministre du MINCULT. Il n’y a pas eu de participation de ceux qui, de l’autre côté de la table de dialogue, ont organisé le lendemain leur propre conférence de presse et y ont dénoncé le non-respect, quasi immédiat, de ce qui avait été portant convenu. Face à cela, il y a eu une augmentation, sur une base ayant ses raisons, des dénonciations et du scepticisme concernant le dialogue. Une des conséquences possibles de cette approche en est une grève du silence, la stérilisation de ce qui a été commencé le 27-N. Cette option comporte au moins deux composantes.

Tout d’abord, cette voie est considérée comme un échec systématique. Cette affirmation s’appuie sur divers éléments allant de «d’autres dialogues n’ont pas produit de changements» à «avec le régime il n’y a pas de dialogue possible». Ensuite, à l’heure actuelle, les dénigrements du dialogue reposent sur une analyse du champ politique institutionnel comme fait d’un seul bloc, d’un seul acteur, d’un seul ordre. Si dans un délai de moins de 24 heures les accords [passés à San Isidro] n’ont pas été respectés, il n’y aura rien de nouveau sous le soleil. Selon cette deuxième approche, l’unanimité et le verticalisme ont été considérés comme des valeurs politiques d’un usage ordinaire. L’unanimité est ici confondue, de façon intéressante, avec le consensus et le verticalisme qui cristallisent une réglementation des conflits propre à un temps de guerre. Il est vrai qu’en temps de guerre, la démocratisation du débat politique n’est pas appropriée. Il est également vrai que le gouvernement et le peuple cubains ont été assiégés par les gouvernements des Etats-Unis, et ce n’est pas une mince affaire. Mais même cela ne rend pas souhaitable ou durable une administration verticale et guerrière de la vie civile.

Mais ces deux raisons de couper le dialogue posent problème 

Premièrement, l’histoire ne se répète pas même lorsque les murs sont structurels et les fondations solides. Si le dialogue est apparu comme une option, c’est parce qu’il est toujours considéré comme tel. C’est ainsi qu’au moins un secteur a affirmé qu’il aspirait à ce que ce dialogue élargisse ses possibilités. L’engagement en faveur du dialogue peut s’expliquer par de nombreuses raisons différentes: la confiance persistante – partielle ou totale – dans l’institution; la conviction qu’il n’est pas possible de démocratiser la politique sans toucher à l’État; la crainte que sans dialogue, il en résulte un conflit civil plus aigu; l’urgence de sauvegarder des vies, et bien d’autres raisons encore. Le résultat en est que le dialogue a émergé comme une clameur de la part des différents acteurs. Il peut y avoir des désaccords à son sujet, mais sa légitimité est incontestable.

Pour ce qui a trait au deuxième argument en faveur de rupture du dialogue – la suspension rapide des accords – nous ne pouvons pas perdre de vue le fait que le pouvoir institutionnel n’est pas un acteur unique. Ce que nous expérimentons depuis notre état de citoyen comme de prompts canaux qui reproduisent des ordres univoques, dictés par les mêmes voix qui parlent en chœur, n’est pas vrai.

Dans le domaine institutionnel, il y a aussi des contretemps, des fractures, des tensions, des pouvoirs au sein des pouvoirs, des pouvoirs qui défient d’autres pouvoirs et des pouvoirs qui fonctionnent en parallèle, parfois sans se toucher, même s’ils sont sous la même tutelle. Les engagements établis d’un côté peuvent ne pas vouloir être respectés par l’autre côté. Dans les postes où les engagements ont été établis, il y a aussi des cassures, des textures propres au non-dit.

Pour la même raison, le dialogue ne peut se résumer à un simple geste. Une politique de dialogue systématique est nécessaire. Nous devons exiger que ce qui a été convenu soit respecté, revenir aux exigences, et aussi gagner en cohérence parmi ceux d’entre nous qui exigent. Il s’agit d’éviter nos propres contradictions et celles qui se manifestent parmi d’autres acteurs avec lesquels nous cherchons à dialoguer.

Un droit devient une revendication viable lorsque des exigences sociales constantes sont élaborées, lorsque se vérifie la capacité de négocier sur les rapports bénéfices/coûts, sur les récompenses et les punitions importantes, lorsque des alliances raisonnées sont produites qui assurent des garanties pour ces revendications, lorsqu’est durable l’existence des acteurs qui affirment les revendications. Si le dialogue est rompu, la veillée du 27-N sera un rêve et rien de plus, du moins à court terme.

Un dialogue entre qui?

Parmi toutes les multiplications possibles de ce qui s’est passé à San Isidro (je dis des multiplications, parce qu’il n’y a aucune chance que ce qui s’est passé ne se reproduise pas), le sit-in et le piquet devant le MINCULT étaient les plus difficiles et probablement les plus souhaitables. Le 27-N a rendu le scénario plus complexe et, à mon avis, c’était exactement ce qu’il fallait.

Les deux protagonistes du conflit aggravé ont créé une situation politique polarisée, qui s’est intensifiée au fil des heures. Un des problèmes d’une situation polarisée, ou d’une mise en scène politique en tant que telle, est qu’elle donne l’impression que les agendas des acteurs en première ligne sont les seuls en jeu.

Ceux qui ont participé au 27-N ont provoqué cette polarisation sans se placer au centre parmi les protagonistes se manifestant jusqu’alors. Donc sans se considérer comme le centre et sans l’être, sans se structurer en tant que tel. Dans leur diversité, ils ont défendu des contenus particuliers de l’agenda du Mouvement San Isidro (MSI) sans nécessairement se joindre à son récit sur la politique et sans aspirer à le gérer ou à l’obscurcir. Le MSI était là incarné par des personnes concrètes et il continue d’exister en tant que tel. Défendre l’intégrité de ses membres dans le cadre d’une loi juste fait partie d’une action collective.

Dans le même temps, les acteurs du N-27 ont exigé d’emprunter d’autres voies pour aboutir à une solution, en intégrant d’autres préoccupations et problèmes, et en déployant des répertoires d’actions collectives étonnamment agiles. Ils ont produit des liens entre l’événement et le long terme, l’histoire, leur propre histoire. Ils ont exigé un dialogue et l’ont de facto produit.

Mais il ne s’agit pas d’un dialogue docile, ennuyeux et passif. Le dialogue est une sorte d’offre, il rend ainsi transparente l’inégalité des pouvoirs, il cherche à transformer la grammaire de la politique. Peut-être peut-il le faire à terme.

Dialoguer à propos de quoi?

Le fait que ce soient des personnes du domaine de la culture qui aient participé au 27 novembre et qu’elles agissent sur ce terrain ne signifie pas que les problèmes du pays commencent ou s’arrêtent là. Cela ne signifie pas non plus que les problèmes auxquels nous sommes confrontés, et auxquels nous pouvons contribuer, ne sont que ceux liés aux libertés civiles [ensemble des libertés d’accomplir certains actes sans droit de regard de l’Etat]. Il est dangereux de ne penser qu’à elles, car cela implique de ne pas aborder des problèmes de redistribution socio-économique et de reconnaissance qui ne sont généralement pas pris en compte dans un programme strictement politique ou culturel, alors qu’ils en relèvent.

Si nous prenons les données officielles comme référence, entre aujourd’hui et le 31 décembre, environ cinq femmes seront assassinées par leurs partenaires ou anciens partenaires à Cuba. Au moins l’une d’entre elles aura déposé une plainte officielle et aura rencontré des obstacles dans les institutions policières et le système judiciaire, obstacles qui ont également été rencontrés face au MINCULT, même si cela relève d’une autre voie institutionnelle. D’autres victimes n’auront pas cherché d’aide parce qu’elles ne croient en rien. Ces cinq vies qui vont être perdues comptent aussi. Elles aussi ont besoin de dialogue et d’action à plusieurs niveaux.

Nous pourrions avoir une préoccupation similaire pour les migrants internes [passage d’une région à une autre, en particulier en direction de La Havane, sans autorisation] en situation irrégulière. Pour l’amélioration de la situation dans nos hôpitaux, face à la pénurie brutale de médicaments dans le pays. Pour contribuer à ce que l’administration Biden relance le processus de normalisation entre les gouvernements des deux rives. Pour dénoncer le blocus des Etats-Unis tout en faisant pression pour l’existence de petites et moyennes entreprises privées nationales et pour que ceux qui y travaillent en tant que salarié·e·s disposent de garanties pour leurs droits du travail. Pour la démocratisation des entreprises d’État. Pour prendre en considération notre agriculture et ceux qui y travaillent. [Voir sur ces thèmes entre autres les articles publiés sur ce site en date du 8 et du 16 novembre 2020.]

Il n’appartient pas à des associations d’artistes et d’intellectuels d’être la voix ou la représentation du peuple tout entier et de tous ses secteurs. Mais nous ne sommes pas non plus une corporation. Le domaine culturel offre la possibilité d’une réflexion collective afin d’envisager un meilleur pays et exiger une plus grande participation à une telle définition. L’agenda des droits civils et civiques en fait partie, mais n’en est qu’une fraction. Il est peut-être possible de redoubler d’efforts et de nous demander comment nous pouvons contribuer à un programme global de justice sociale dans le domaine culturel et, aussi, dans les liens que nous pouvons établir avec la société.

Les deux doivent être faits en même temps. Ni plus ni moins. Il ne s’agit pas de regarder un seul élément ou d’un seul côté. Être devant le même mur et la même mer, ce n’est parfois pas suffisant.

Le dialogue peut être un grand mot, un dispositif puissant, un programme équitable pour tous. (Article publié sur le site On Cuba News, le 30 novembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Ailynn Torres Santana, chercheuse en sciences sociales, de nationalité cubaine, résidente en Equateur et à Cuba; études à Cuba et en Equateur, enseignante universitaire.

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