Entretien avec Sergio Grez Toso
conduit par Maria Alicia Salinas
Vous avez vécu le coup d’Etat du 11 septembre 1973 et vous avez aussi été partie prenante du processus révolutionnaire au Chili. Dans quelle situation se trouve le mouvement social chilien aujourd’hui en comparaison de celui des années 1970?
Les mouvements sociaux ont souffert d’un terrible recul résultant du coup d’Etat et de la dictature. Les organisations sociales sur lesquelles prenait appui le mouvement populaire ont été dissoutes et durablement réprimées. Leurs dirigeants furent poursuivis, emprisonnés, torturés assassinés, bannis ou expulsés du pays. Durant des années ont pesé sur ces organisations la terreur dictatoriale et l’interdiction absolue de fonctionner. Au cours de la décennie 1980, la réanimation des organisations sociales est allée de concert avec la renaissance de la protestation sociale se centrant sur la lutte contre la dictature. Toutefois, le mouvement populaire n’a pas réussi à imposer son agenda et ses objectifs propres, restant finalement subordonné au projet des élites politiques de l’opposition modérée de l’époque, sacrifiant d’abord ses intérêts sur l’autel du «retour à la démocratie» et, par la suite, de la dite gouvernabilité [stabilité gouvernementale] en tant que système.
La législation du travail par la dictature, les «lois menottes» et la Constitution pinochetiste se sont affirmées durant presque un quart de siècle comme autant d’entraves qui ont fonctionné comme de forts obstacles à l’expression de revendications sociales. A cela s’est ajouté l’énorme pouvoir de manipulation des consciences et des comportements qu’ont exercé les grands moyens de communication (avant tout la télévision) dont la concentration et le manque de pluralisme ont constitué une vraie «dictature médiatique» qui a diffusé la «pensée unique». Il faut y ajouter la politique d’endiguement social mise en place par la Concertation [l’accord entre la démocratie chrétienne et la social-démocratie de 1990 à 2010] durant les vingt années de gouvernement du pays dont les objectifs principaux résidaient dans la dépolitisation des citoyens et le désamorçage des mouvements sociaux. Tout cela s’est produit dans le contexte d’un modèle économique et sociétal de type néolibéral, dont un des effets «naturels» réside dans la destruction du «tissu social» et le remplacement de la solidarité collective par la concurrence interindividuelle et la transformation des citoyens en de stricts consommateurs.
Néanmoins, depuis quelques années, et avec plus de force depuis 2011, nous assistons à un nouvel éveil de la mobilisation sociale dont les expressions les significatives ont été le mouvement étudiant, le mouvement national du peuple Mapuche et des mouvements de protestation aux plans régional et local sur différents thèmes à Magallanes, Aysén, Calama, Dichato, Freirina et Tocopilla, entre autres. Sans oublier de mentionner les mobilisations des artisans pêcheurs contre la privatisation de la mer, les luttes pour la défense de l’environnement et pour les droits des minorités sexuelles; ainsi que les arrêts de travail, les grèves et les manifestations des employés des impôts, des mineurs du cuivre, des travailleurs des ports et des travailleurs de la construction industrielle, pour ne citer que les plus importants.
Néanmoins, il faut souligner que la renaissance des mouvements sociaux, que l’extension et la solidité de leur organisation, ainsi que le niveau de politisation des citoyens et des citoyens sont incomparablement plus bas que dans la décennie 1970. Il y a des avancées importantes et des signes prometteurs, mais ces progrès sont très partiels et ne s’affirment pas comme une tendance déterminante de la situation présente. Au plan de la solidarité, non seulement
elle est à un niveau inférieur de l’essor connu dans les années 1960 et au début des années 1970, mais y compris elle est en deçà de ce que le mouvement ouvrier pouvait exprimer il y a un siècle. C’està-dire lorsque les grèves de solidarité [avec d’autres grèves] étaient un faire relativement fréquent et non pas exceptionnel. Et si le point de comparaison réside dans la période 1970-1973, il faut constater qu’alors la question du pouvoir était le thème central pour de nombreuses organisations sociales, ce qui n’a rien à voir comparativement à la phase actuelle. Une phase qui est de réorganisation, de réanimation, l’élaboration de propositions et de développement d’actions afin de regagner des droits fondamentaux violés par la dictature et le modèle néolibéral.
Quelles leçons tirez-vous de la période de 1973 pour qu’elle ne revienne pas? Si vous pouviez revenir en arrière, que feriez-vous pour éviter le revers imposé par le coup d’Etat militaire?
Ce serait très long de faire un bilan de ce que l’on a vécu il y a 40 ans. Mais si par magie nous pouvions revenir à cette époque ou mieux si devrions vivre dans le futur une conjoncture plus ou moins pareille, il s’agirait de me défaire de l’idéologisme et de l’avant-gardisme qui ont caractérisé notre génération. Je tenterais d’aboutir à des accords larges,
qui, sans abandonner les objectifs émancipateurs, permettraient de faire front à des dangers communs qui menacent toujours les mouvements populaires.
Quels sont les pires facteurs provoqués par le coup à d’Etat à notre société? Un pays à l’individualisme extrême, une économie néolibérale à outrance ou une contre-révolution qui a bloqué la situation durant 40 ans?
Les trois éléments que vous mentionnez font partie du même processus. La contre-révolution de 1973 fut à la fois une vraie «révolution capitaliste» qui a changé le paradigme de développement en imposant le modèle néolibéral le plus outrancier du monde, qui est à l’origine d’un individualisme extrême et de la majorité des maux dont souffre la société chilienne. (Traduction A l’Encontre)
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Entretien publié dans la revue El Irreverente, n° 13, Santiago, 15 août-15 septembre 2013. Sergio Grez Toso est historien et professeur à la Universidad de Chile.
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