Chili. A propos du gouvernement de Gabriel Boric: «Il ne faut s’attendre qu’à des réformes ténues»

Entretien avec Sergio Grez Toso

Dans cet entretien, nous abordons les perspectives qui s’ouvrent pour le gouvernement de Gabriel Boric ainsi que la situation politique d’ensemble au Chili. En outre, Sergio Grez expose son point de vue sur le rôle de la classe laborieuse dans la rébellion populaire de 2019 et sur la situation de l’Assemblée constituante. (Red. Ideas de Izquierda)

Que pouvons-nous attendre du gouvernement de Boric? 

Sergio Grez. Bien que la coalition politique [voir l’article sur la composition du cabinet gouvernemental publié sur ce site en date du 13 mars 2022] qui soutient Gabriel Boric déclare que son objectif est de surmonter le néolibéralisme afin de créer les bases d’un Etat garantissant les droits sociaux, cela dans le cadre d’un élargissement de la démocratie, ou plutôt de la construction d’une démocratie paritaire et participative, il est nécessaire de démêler les contenus concrets ainsi que les possibilités réelles de changement, au-delà des grands titres, des annonces et des promesses.

Cela nécessite une analyse des forces en présence, des leaderships sociaux et politiques, de leur caractère de classe et de leurs objectifs réels. Face à l’impossibilité de faire de longs développements sur ces thèmes, et sur la base d’analyses formulées en d’autres occasions, je maintiens que nous vivons un moment de changement dans les élites politiques avec un contenu réformiste; un changement essentiel et inévitable, tant pour des raisons biologiques (générationnelles) que strictement politiques (reproduction du capitalisme dépendant et de la gouvernabilité).

Ce changement prend la forme d’un passage de l’hégémonie des élites réformistes de la «vieille» génération – essentiellement l’ancienne Concertación de Partidos por la Democracia [qui a dominé la scène politique de mars 1990 à mars 2010, puis est revenue au premier rang de mars 2014 à mars 2018] – vers celle de la jeune génération, représentée principalement par le Frente Amplio (FA). Bien que cette évolution se déroule dans un contexte de contradictions et de frictions, elle culminera avec le gouvernement de Gabriel Boric dans une nouvelle alliance autour du noyau émergent (la FA), mais en intégrant des forces très importantes de l’ancienne Concertación (notamment le Parti socialiste). Cela signifie que le programme de réformes présenté par la candidature de Gabriel Boric, qui avait déjà été édulcoré entre le premier et le second tour des élections présidentielles, sera encore plus réduit, dans le but d’assurer la coexistence avec ces nouveaux partenaires de la coalition gouvernementale. Cette «réduction» s’opérera en faisant appel au «réalisme» politique, puisque le nouveau gouvernement ne disposera pas de majorités parlementaires [dans le sénat de 23 membres et dans la chambre des député·e·s de 155 membres] et devra négocier ses projets de réformes avec des secteurs tels que ceux représentés par les chrétiens-démocrates, le Partido de la Gente [qui détient six sièges à la chambre] et même la droite traditionnelle.

En résumé, on ne peut qu’espérer des réformes ténues, accompagnées d’annonces formulées dans un langage innovant et «inclusif», selon les tendances en vogue. Mais elles n’impliqueront pas de grands changements structurels, ce qui se reflétera également dans l’attitude de l’Etat face aux mobilisations sociales, comme le laissent entendre les récentes déclarations d’Izkia Siches (nouvelle ministre de l’Intérieur) qui a affirmé que – contrairement à ce qui avait été annoncé précédemment – elle n’exclut pas de maintenir l’état d’urgence dans la région Wallmapu [«occupée» par les Mapuche] car, selon elle, «évidemment, rien n’est écrit dans la pierre» [1]. Cela nous conduit à penser qu’il en sera de même dans d’autres domaines et pour d’autres promesses, notamment en matière de politiques sociales. Elles devront passer par le «filtre» du ministre des Finances, Mario Marcel, un «concertacioniste» et néolibéral bien connu, qui était jusqu’à il y a quelques semaines président de la Banque centrale.

Vous avez critiqué diverses initiatives à caractère modéré de Gabriel Boric. Je me souviens en ce moment, par exemple, de sa proposition d’«améliorations» en faveur des Carabineros. Ces gestes relèvent-ils de la «tactique» pour atteindre un public plus «centriste» ou sont-ils de nature plus programmatique?

Il est clair qu’il ne s’agit pas de simples «tactiques». Ces «gestes» correspondent à un programme qui vise à réaliser des réformes limitées, destinées à aplanir certains aspects du modèle néolibéral afin de gagner quelques années supplémentaires de gouvernabilité systémique, en déplaçant au passage une bonne partie de ceux qui ont été les administrateurs du modèle pendant plus de trois décennies et en incorporant certains de ces anciens acteurs dans une coalition élargie qui, en aucun cas, pas même dans les déclarations concernant un horizon à long terme, ne se situe dans une perspective anticapitaliste. Il s’agit de gagner le plus de soutien possible au centre politique, et même de la part de secteurs de droite, au nom du «bien pour le Chili», autrement dit des forces sociales pratiquement dominantes.

D’un point de vue historiographique, vous travaillez sur l’histoire de la classe ouvrière et des mouvements populaires au Chili. Le 12 novembre 2019 a eu lieu une action très importante de la classe ouvrière organisée. Quel rôle cette journée a-t-elle joué dans le processus de rébellion populaire au Chili? 

Ce jour-là a eu lieu une grève nationale (grève générale) très réussie qui, dans le contexte de l’«explosion sociale» (je préfère le terme de rébellion populaire), a ébranlé la classe dirigeante et la caste politique, déclenchant en quelques heures le fameux «Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution». Un accord présenté aux citoyens et citoyennes, aux premières heures du 15 novembre 2019. Il s’agissait d’une manœuvre visant à désactiver la rébellion populaire.

Malheureusement, la classe ouvrière et ses organisations n’ont pas eu la capacité politique de répondre à cette ruse de la caste parlementaire. Comme nous le savons, le processus constituant qui a commencé à prendre forme peu après s’est développé sans la convocation d’une véritable Assemblée constituante libre et souveraine, mais à travers le fonctionnement d’une sorte de substitut – la Convention constituante – limité par les dispositions de l’Accord susmentionné.

Dans le prolongement de ce qui précède, comment voyez-vous la situation actuelle de la classe laborieuse?

La classe laborieuse chilienne n’a pas encore réussi à surmonter les limitations et conditions drastiques imposées par le modèle néolibéral et le système de démocratie représentative restreinte, tutélaire et de faible intensité que nous connaissons depuis 1990. Bien qu’il y ait eu un processus de reconstruction lent – parfois très lent – du tissu social détruit par la dictature et le modèle néolibéral, cela ne s’est pas traduit par une expansion significative des organisations syndicales ou une autonomie soutenue vis-à-vis de l’Etat et des partis politiques.

En outre, nous pouvons constater que la classe ouvrière (et dans un sens plus large, la classe des travailleurs et travailleuses) manque de représentation politique, ce qui se reflète clairement dans la composition des partis de gauche et plus particulièrement dans leurs directions, dans le Parlement (dans celui qui se termine et dans celui qui prendra ses fonctions ces jours-ci) et dans la Convention constituante. Dans aucun de ces organes (notamment dans le législatif et dans la Convention constituante), on trouve des représentant·e·s «organiques» de la classe laborieuse. La politique institutionnelle au Chili est aujourd’hui l’affaire de la bourgeoisie et des classes moyennes professionnelles; les travailleurs et travailleuses manuels et les secteurs populaires en général en sont pratiquement exclus.

Quelle est votre analyse de la situation de la Convention constitutionnelle?

La Convention constituante est marquée par l’imposition du quorum des 2/3 [pour qu’une décision soit adoptée] et par l’interdiction de modifier les traités internationaux signés par le Chili à la suite de l’Accord du 15 novembre 2019 et de la réforme constitutionnelle de décembre 2019 qui s’en est suivie. Cela a conditionné le processus constituant. Le bloc hégémonique en son sein (principalement le Frente Amplio et le Colectivo Socialista, fréquemment rejoints par les «indépendants non neutres» et le Colectivo del Apruebo) ainsi que la droite traditionnelle ont réaffirmé ce quorum antidémocratique, sans référendum intermédiaire portant sur une décision (car les conditions approuvées pour celui-ci le rendent irréalisable).

De cette façon, les forces de conservation sociale ont créé un scénario idéal pour parvenir à de «grands marchandages» afin d’assurer la stabilité systémique. Les changements mis en avant sont donc essentiellement secondaires. Comme l’a souligné à juste titre Patricio Fernández, un membre de la Convention constituante, au passé «concertacioniste» reconnu: «(la règle) des deux tiers fait son travail», car ce dispositif «s’est révélé être une formule étonnamment stabilisatrice». Cela se reflète dans les normes que la Convention constituante a approuvées. En général, des propositions qui n’ont trait qu’à des formulations générales telles que l’«Etat régional, plurinational et interculturel», fondées sur des principes tels que la solidarité, la collaboration, l’associativité, la participation populaire, l’équité et la justice territoriale. Ils n’auront pas beaucoup d’effets pratiques, puisque, entre autres éléments, les assemblées régionales approuvées n’ont pas pu franchir le quorum des 2/3; les assemblées régionales approuvées ne disposeront pas de pouvoirs législatifs [2] et l’«Etat régional» (point intermédiaire supposé entre un Etat unitaire et un Etat fédéral) conservera son unité et son intégrité, la sécession étant expressément interdite. Ce qui implique que l’autonomie ne peut porter atteinte au caractère indivisible de l’Etat du Chili. En d’autres termes, le droit à l’autodétermination des peuples originaires ne sera pas respecté dans la nouvelle constitution.

De même, nous pouvons prévoir que la future Charte (constitution) issue de la Constituante contiendra la proclamation d’un grand nombre de droits sociaux (non seulement des personnes, mais aussi de la nature et des animaux), mais que leur réalisation sera très incomplète, voire impossible. Essentiellement parce que leur financement ne sera pas assuré et parce que, jusqu’à présent, aucun mécanisme n’est en vue pour les rendre exécutoires par les citoyens et citoyennes, eux-mêmes.

Si la nouvelle constitution ne garantit pas que l’Etat puisse nationaliser les ressources naturelles et les moyens de production et créer des entreprises d’Etat, le financement nécessaire ne sera pas disponible, de sorte que les droits seront purement symboliques. L’«illusion constitutionnelle» peut rapidement se transformer en une formidable désillusion.

Tout ceci sans prendre en compte que la règle des 2/3 «fait son travail» également dans des questions aussi essentielles pour le système politique que la configuration du futur Congrès National (législatif), puisque, face à l’impossibilité d’atteindre un quorum aussi élevé [des 2/3] et à la possibilité d’aboutir à une «apocalypse législative» (une Constitution sans Parlement), certains secteurs – comme le Frente Amplio (Front Large), par exemple – qui étaient favorables à un Congrès monocaméral, donc sans sénat (probablement l’aspiration majoritaire dans le pays [3]) ont exprimé leur volonté de soutenir une formule alambiquée de «un bicaméralisme asymétrique» qui inclurait un «Conseil territorial» pour remplacer le sénat actuel, mais dont les fonctions seraient plus restreintes.

Le public contemple passivement ces discussions et ces compromis, car l’absence de référendums intermédiaires [portant sur une décision constitutionnelle qui n’a pas obtenu les 2/3] ou décisifs renforce le climat de démobilisation. (Article publié sur le site Ideas de Izquierda le 13 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Sergio Grez Toso (Santiago du Chili, 1953) est maître de conférences à l’université du Chili et auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire du mouvement ouvrier et de ses forces politiques au Chili. (Réd.)

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[1] En ce qui concerne l’«état d’urgence» dans le Wallmapu, la ministre de l’Intérieur, Izkia Siches, maintient l’«exception d’état d’urgence constitutionnel» jusqu’à la fin de la période pendant laquelle Piñera l’avait fait prolonger par le Congrès et le Sénat, respectivement les 7 et 8 mars, jusqu’au 26 mars 2022.

Le 25 février, Izchia Siches avait déclaré que «le président élu, comme il l’a déjà communiqué, a décidé que l’état d’urgence constitutionnel dans le Wallmapu ne sera pas renouvelé». Dès lors, la question qui reste est la suivante: cet état d’urgence sera-t-il prolongé – ou non – après le 26 mars 2022?

Cela, d’autant plus que, lors d’un voyage tout récent dans la région, la ministre Izkia Siches a fait face à une route coupée et à des tirs en l’air, action revendiquée par un groupe de résistants Mapuche: Resistencia Mapuche Malleco. Le message politique était le suivant: «Tant qu’il y a des prisonniers politiques Mapuche, il n’y aura pas de dialogue.» (Réd.)

[2] Les partis bourgeois ont fortement critiqué cette décision, en estimant, peut-être, qu’elle pouvait toutefois susciter une dynamique anti-centralisatrice. (Réd.)

[3] En concertation avec un secteur de la droite, le PS a été un acteur clé pour le rejet de la suppression du Sénat. (Réd.)

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