Par Michel Caillat
et Marc Perelman
La plupart des analystes ont su produire et comprendre la genèse des grandes manifestations de ces dernières semaines au Brésil. C’est l’augmentation des tarifs des transports qui déclencha la vague de contestation nationale dans la plupart des grandes villes hôtes qui devraient accueillir les rencontres de la prochaine Coupe du monde de football en 2014. S’ensuivit une cascade de revendications autour de la santé, de l’éducation, contre les privatisations, contre la répression, globalement pour la défense des services publics, tous remis en cause par le gouvernement de Dilma Rousseff et de ses amis du Parti des travailleurs (PT). L’«océan de roses» sur lequel croyait naviguer Lula s’est transformé en une immense masse d’épines.
Toutefois, parmi ces analyses, il manque des éléments qui nous semblent décisifs pour non seulement analyser les ressorts spécifiques des manifestations en cours mais aussi pour comprendre la qualité intrinsèque des revendications: le rôle politique du football en tant que phénomène d’écrasement des consciences, la puissance néfaste des stades en tant que lieu de dépolitisation massif, l’urbanisation sportive des villes comme nouvel environnement, enfin la stratégie dictatoriale de la FIFA sous la houlette d’une bureaucratie qui impose ses diktats.
En 2012, après une longue bataille parlementaire, l’État brésilien a fini par accepter la « Lei Geral da Copa » mise en œuvre par la FIFA. Cette « Loi générale de la Coupe » impose des jours fériés aux villes hôtes lors des matchs de l’équipe du Brésil, diminue le nombre de places et augmente leur prix pour le public populaire, et autorise les boissons alcoolisées dans les stades. L’interdiction légale de vente dans les enceintes brésiliennes est levée pour préserver le juteux contrat de la Fédération internationale avec la multinationale Anheuser-Busch, fabricant de la bière Budweiser, l’un des principaux sponsors de la compétition. La « loi générale » exempte également d’impôts et de charges fiscales les entreprises travaillant pour la Coupe (dont celles qui rénovent ou construisent les stades), interdit (article 11) la vente de toute marchandise dans les « lieux de compétition officielle, dans leur entourage immédiat et leurs voies d’accès principales » et pénalise (article 23) les bars qui tentent de retransmettre les matchs ou qui font la promotion de certaines marques. Elle considère enfin comme crime fédéral toute atteinte à l’image de la FIFA ou à ses sponsors ainsi que les publicités dites « d’embuscade » ou « d’intrusion » qui utiliseraient sans autorisation toute image reliée à la compétition et au football en général. Afin d’appliquer le plus rapidement possible les sanctions – de la simple amende à des peines de deux ans de prison – la FIFA souhaite imposer des tribunaux d’exception pendant la Coupe du Monde. Or, ce type de mesures est contraire à la Constitution brésilienne de 1988. Celle-ci stipule en effet, comme dans la majorité des pays développés, qu’il ne peut pas exister de justice et de tribunaux d’exception et que la justice doit être la même pour tous.
L’inconstitutionnalité de ces propositions ne semble pourtant pas paralyser la FIFA qui entend réitérer ce qu’elle avait mis en place durant la Coupe du Monde sud-africaine de 2010, à savoir la création de 56 « tribunaux de Coupe ». La FIFA entend avoir une impunité complète pour tous les préjudices causés aux individus, aux entreprises et institutions durant la compétition. L’État fédéral brésilien aurait donc la responsabilité pour « tous les types de dommages résultant de tout type d’incident et accident de sécurité en relation avec les événements ». Ainsi, il pourrait être amené à rembourser la FIFA et ses partenaires commerciaux en cas d’attentats, d’accidents résultant du crime organisé, catastrophes naturelles, etc. Par le biais de cette loi générale de la Coupe, la FIFA, comme le CIO (Comité International Olympique) d’ailleurs, est donc capable d’imposer sa loi inique au pays qui accueille les manifestations sportives. La FIFA ne cesse de rappeler qu’elle n’est pas demandeuse mais que c’est bien le Brésil qui s’est proposé à la compétition mondiale accentuant d’autant la pression. Le Droit des fédérations sportives s’impose ainsi aux Droits nationaux sans soulever l’indignation des responsables politiques!
Reste que, face au rouleau compresseur de la FIFA, les reportages télévisés ne peuvent éviter de montrer nombre de manifestants hostiles à la Coupe du monde de football: « Ne venez pas voir la Coupe » est l’un des slogans le plus souvent repris par les manifestants qui remettent en cause la Coupe du monde de football parce qu’ils comprennent qu’elle engendre une immense spéculation (les entreprises du BTP réclament en permanence des augmentations à l’État), qu’elle entraîne l’expulsion de milliers de familles, qu’elle rase des maisons et des quartiers d’habitation – et pas seulement des favelas – pour assurer le passage d’autoroutes reliant l’aéroport au nouveau stade (Castelao). Il s’agit ni plus ni moins d’un véritable nettoyage social et urbain au nom de la réussite de la Coupe.
L’immense résistance actuelle semble indiquer un niveau de prise de conscience nouveau vis-à-vis du futebol, cet opium du peuple que le peuple brésilien semble beaucoup moins apprécier par les temps qui courent. Ainsi le roi Pelé est-il la cible privilégiée des manifestants après avoir déclaré que « nous allons oublier toute cette confusion qui se passe au Brésil et nous allons penser que la sélection brésilienne est notre pays, est notre sang ». Les Brésiliens n’ont pas non plus beaucoup apprécié la morgue de Jérôme Valcke, le secrétaire général de la FIFA, qui exhortait l’an dernier le Brésil à «se botter les fesses». L’expression a résonné dans les oreilles des organisateurs brésiliens comme une insulte. Il est vrai que ce bureaucrate, tout à son arrogance, n’en est pas à une parole près. Ne tenait-il pas, il y a quelques mois, des propos pour le moins curieux: «Je vais dire quelque chose de fou, mais un moindre niveau de démocratie est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde. Quand on a un homme fort à la tête d’un État qui peut décider, comme pourra peut-être le faire Poutine en 2018, c’est plus facile pour nous les organisateurs qu’avec un pays comme l’Allemagne où il faut négocier à plusieurs niveaux.» Un grand humaniste ce Valcke!
Le président de la FIFA, Sepp Blatter (membre également du CIO), n’est pas resté sur la touche et a appuyé les propos de son secrétaire général, puisqu’il a affirmé, quant à lui, que la Coupe du monde 1978 en Argentine, était « une forme de réconciliation du public, du peuple argentin, avec le système, le système politique, qui était à l’époque un système militaire », tout en se félicitant de la réussite de son organisation. Il faut rappeler que la compétition avait eu lieu malgré de nombreux appels au boycott par exemple en France, alors que le pays vivait sous le joug du régime sanguinaire du Général Videla, tout récemment disparu. Les membres des organisations syndicales et de partis de gauche qui se faisaient découper à la scie à quelques centaines de mètres du stade, à la sinistre École supérieure de mécanique de la Marine, sauront apprécier – si certains vivent encore – les paroles du Président Blatter. Mais à l’époque le peuple argentin ovationnait ses idoles de football sans comprendre qu’il permettait à la dictature d’asseoir son régime. Aujourd’hui, Joseph Blatter se trompe lourdement quand il affirme que «le football est plus fort que l’insatisfaction des gens». Gageons que la jeunesse brésilienne le lui fasse comprendre.
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Michel Caillat est professeur d’économie (Orléans) et Marc Perelman, professeur en esthétique (Nanterre). Michel Caillat est l’auteur, entre autres, de Sport et civilisation, L’Harmattan (2000). Marc Perelman est l’auteur, entre autres, de L’ère des stades. Genèse et structure d’un espace historique (Psychologie de masse et spectacle total),Ed. Infolio, avril 2010.
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