Suisse. Inégalités salariales, rien ne bouge 

Entretien avec Jean-François Marquis conduit par Achille Karangwa

L’historien Jean-François Marquis analyse les ressorts des écarts de rémunérations entre femmes et hommes et déconstruit quelques idées reçues. Entretien en amont de la grève féministe de ce mercredi 14 juin. Les différences de revenus tout au long de la vie ou au sein des entreprises entre les hommes et les femmes, ainsi qu’entre les secteurs majoritairement masculins ou majoritairement féminins, sont-elles dues à des choix distincts des deux sexes? Sont-elles pour partie inexplicables? L’historien vaudois et militant au Syndicat des services publics Jean-François Marquis décrypte.

Où en sommes-nous dans les écarts de rémunérations entre les femmes et les hommes en Suisse?

Le Conseil fédéral a publié en 2022 un rapport qui montre que l’écart global de revenus du travail se montait, sur toute la vie, à 43,2% en 2018. C’est le troisième niveau le plus élevé en Europe. En comparaison, cet écart est de 23,5% en Suède, par exemple. Ces différences se répercutent sur la retraite: l’écart de rentes entre hommes et femmes était de 34,6%. Pour apprécier cet écart, il faut aussi avoir en tête que, selon les données de l’Office fédéral de la statistique (OFS), le total des heures de travail effectuées par les femmes, en comptant le travail rémunéré et le travail non-rémunéré, est supérieur à celui des hommes, avec environ 8,9 milliards d’heures contre 8,5 en 2020.

L’écart salarial était lui de 18% en 2020, selon la dernière analyse de l’OFS. Dans ce cas, on compare le salaire moyen standardisé, calculé sur un même nombre d’heures et en incluant toutes ses composantes (13ème salaire, primes, etc.). Cela représente 1500 francs de moins par mois pour un emploi à plein temps! Depuis 2014, il n’y a pas de véritable amélioration et, à ce pas, il faudra des générations pour se rapprocher de l’égalité.

On parle de part expliquée et inexpliquée de cet écart salarial. Une distinction valable?

Cette distinction fait partie des méthodes d’analyse standard. Le problème est son interprétation. Elle part du constat qu’il existe entre les hommes et les femmes des différences en termes d’âge, de fonction, de branche d’activité, etc. qui ont un impact sur le salaire: les chefs gagnent plus que les autres. Il faudrait donc tenir compte de ces différences pour «isoler» ce qui s’expliquerait «uniquement» par la différence de genre. Selon l’OFS, la moitié des 18% de l’écart salarial resterait «inexpliquée» une fois que l’on a pris en compte ces différents facteurs «explicatifs».

Le problème est qu’une grande part de ces différences sont liées à des discriminations. Par exemple, les femmes se heurtent au plafond de verre pour accéder à des postes à responsabilité. En déclarant qu’une partie de l’écart salarial s’explique par la différence de fonction, on présente donc comme «normaux» des écarts résultant de discriminations.

Selon la droite et le patronat, une partie au moins des inégalités s’expliquerait par les choix des femmes.

La mobilisation des femmes est un défi pour le patronat car elle remet en cause son pouvoir de fixer les salaires comme il l’entend. Il veut donc la décrédibiliser.
Premièrement, il prétend que les analyses salariales ne tiendraient pas compte de suffisamment de facteurs «explicatifs». Un Conseiller national radical a ainsi demandé de prendre en considération la maternité… Cela revient à expliquer que les femmes gagnent moins… parce que ce sont des femmes!

Le deuxième axe est que les bas salaires de celles-ci seraient la conséquence de leurs choix. Par exemple, elles choisiraient de travailler à temps partiel, par convenance, ce qui limiterait leur possibilité de faire carrière ou d’acquérir de l’expérience, et donc de voir leur salaire augmenter. Mais qu’en est-il en réalité? Même lorsqu’il est «choisi» pour s’occuper des enfants, on peut s’interroger s’il ne s’agirait pas plutôt d’un choix contraint par les conditions-cadres, notamment la durée du plein-temps, ainsi que la pénurie et le prix des structures d’accueil pour les enfants.

Ensuite, le temps partiel est très souvent imposé. Dans la vente, dans les services de nettoyage, dans les EMS ou les soins à domicile, le temps partiel est voulu par les employeurs, car c’est pour eux la manière la plus profitable de gérer la main-d’œuvre, d’avoir du personnel juste aux moments de pointe et de ne pas devoir le payer lorsque la charge de travail est moins élevée. En plus, cela assure une flexibilité maximale: en cas de hausse de l’activité, pas besoin d’engager, il suffit de faire faire des heures supplémentaires aux personnes à temps partiel. Dans d’autres secteurs, travailler à plein temps est de moins en moins supportable. Pensez aux infirmières dans les hôpitaux. La charge de travail y est telle que 80% est devenu le nouveau 100%.

Au fond, pourquoi les femmes gagnent-elles toujours 18% de moins en moyenne?

Parmi les mécanismes en jeu, un me paraît très important: la dévalorisation systématique du travail des femmes, la non-reconnaissance de son importance et des compétences qu’il nécessite. C’est fonctionnel au maintien d’archipels entiers de bas salaires. Un exemple: la branche du nettoyage repose sur le travail d’une main-d’œuvre très mal payée et précarisée, majoritairement féminine. Cela arrange les entreprises, mais aussi le secteur public, qui sous-traitent ce travail à très bas prix. Pourtant, ce travail est pénible, usant physiquement. Il exige beaucoup plus de compétences qu’on le laisse croire. Il implique des responsabilités: le nettoyage des hôpitaux est un chaînon essentiel de la lutte contre les maladies nosocomiales.

Dissimuler cela sert à justifier les bas salaires. On peut faire le même raisonnement pour le travail dans les soins ou dans la prise en charge de la petite enfance: presque une femme sur quatre travaille dans ce secteur santé-social! Nous avons à la fois une ségrégation horizontale des emplois, avec la concentration des femmes dans les métiers à bas salaires et qu’il faudrait valoriser, et d’autre part une ségrégation verticale (ou plafond de verre) car les modèles masculins de carrière sont favorisés.

Les entreprises de plus de 100 employé·es réalisent une analyse des inégalités salariales pour fin juin. Une bonne nouvelle?

Malheureusement pas vraiment. Pour trois raisons. D’abord, ce n’est qu’une toute petite part des entreprises qui est concernée. Ensuite, il a été introduit un seuil de tolérance de 5% d’écart salarial. Mais ce seuil n’a pas de base statistique: les analyses calculent déjà un intervalle de confiance pour tenir compte des incertitudes liées aux données. Selon une étude publiée en 2022 par le Bureau vaudois de l’égalité entre les femmes et les hommes, avec ce seuil de tolérance, seules 19% des entreprises seraient considérées comme ayant une différence salariale non conforme à la loi.

Mais si l’on supprime ce seuil, c’est une entreprise sur deux qui n’est pas conforme. Enfin, il n’y a pas d’obligation pour les entreprises privées de publier leurs résultats (il leur suffit d’informer le personnel), pas de collecte centralisée des informations pour avoir une vue d’ensemble, et il n’y a pas non plus de sanctions. C’est pour éviter toute mesure plus contraignante que le patronat fait pareillement campagne pour discréditer les analyses salariales! (Entretien publié sur le site du Courrier, le 13 juin 2023)

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