Genève: quelques réflexions sur un point d’actualité à l’allure anodine

8 juillet 2008: dernière «prime de fidélité»…

Marco Dujerdil

Avec leur salaire de la fin de ce mois de juin, les fonctionnaires genevois ont reçu pour la dernière fois leur prime dite «de fidélité», cette prime annuelle unique qui démarrait après la cinquième année de service pour équivaloir progressivement à un treizième salaire après 20 ans.

En effet, le 14 avril dernier, le Cartel Intersyndical* (qui représente l’ensemble des associations et des syndicats du secteur public) a signé avec le Conseil d’Etat genevois un accord qui modifie le système de rémunération de la fonction publique. L’ensemble du personnel recevra dès l’année 2009 un treizième salaire en remplacement de la prime de fidélité. Il faut dire clairement qu’avec cette modification, il ne s’agit en aucun cas d’une revalorisation du salaire de la fonction publique, puisque cette modification est censée n’impliquer aucune augmentation ni diminution du salaire versé (ou perçu) sur l’ensemble de la carrière d’un fonctionnaire, et que le conseiller d’Etat PDC M. Unger l’a lui-même qualifiée d’ «opération blanche». Sans entrer dans les détails «techniques», qui ne sont pas notre propos, l’on peut dire qu’il existait jusqu’ici un système salarial fondé sur quatre piliers a) le salaire de base, b) la progression annuelle de celui-ci par l’annuité, c) la prime de fidélité et d) l’indexation. C’est le mécanisme c) qui sera désormais remplacé par le versement d’un treizième salaire à l’ensemble du personnel dès son entrée en fonction. Et le coût de cette hausse de salaire à l’embauche sera compensé par une baisse en fin de carrière [tous les détails sur le site de l’Etat de Genève].

Mais pourquoi le Cartel a-t-il donc mis autant d’énergie pour aboutir à un accord sur cette question avec le Conseil d’Etat ? Pour le Cartel, le principal avantage de ce système est:

  1. d’être d’une plus grande stabilité dans le temps, puisque ce salaire, dorénavant inclus dans la nouvelle grille salariale (donc dans une loi), sera indépendant du résultat des budgets annuels, contrairement à la prime de fidélité dont la progression  a pu être gelée à plusieurs reprises au cours des dernières années par le Parlement. Ainsi, cela a retardé pour beaucoup d’employés la «transformation» progressive de cette prime en un treizième salaire.
  2. de présenter un avantage immédiat pour les plus jeunes collègues qui non seulement devaient jusqu’ici attendre  cinq ans pour commencer à bénéficier du mécanisme de la fidélité, mais qui de surcroît ont été lésés par les gels de progression susmentionnés.

Cet accord signerait-il donc la «paix» avec la fonction publique genevoise qui a encore mené d’honorables luttes jusqu’en 2004? En voyant l’absence totale de mobilisation sur laquelle cet accord a été négocié, il est à craindre que celui-ci ne cache avec une admirable habileté des enjeux majeurs pour la politique bourgeoise menée par le Conseil d’Etat (à majorité dite «de gauche») depuis son élection en automne 2005.

Parmi les premières évidences qui viennent à l’esprit, voici la première. Ce nouveau système salarial ne consacrerait-il pas «le rapprochement à petits pas de la fonction publique avec le mode de rémunération dans le privé», comme l’a exprimé Arthur Grosjean dans son commentaire du 15 avril dans la Tribune de Genève?

Concernant une autre pierre d’achoppement entre le privé et le public, il y a la question essentielle du statut. En effet, cet accord sur le 13e, aux conséquences immédiates si «agréables», suit de quelques mois seulement la signature du précédent accord entre le Cartel et le Conseil d’Etat, accord  par lequel le personnel a vu son statut gravement péjoré par l’introduction d’un assouplissement des règles de licenciement en vigueur à l’Etat. Pour rappel: en cas de dite «insuffisance de prestation», un employé peut désormais être licencié par sa hiérarchie sans aucune enquête administrative. C’est là que réside probablement la plus grande crainte à avoir: que l’introduction de ce 13e salaire, difficilement critiquable en soi, ait un effet démobilisateur par rapport à la question du statut. Redoutable couple d’opposition que ce salaire que les travailleurs voient concrètement tomber tous les mois et cette garantie de l’emploi qui paraît souvent si «abstraite» tant que l’on n’a pas subi de problème soi-même!

Mais combien d’employés jusqu’ici garantis d’emploi se verront-ils licenciés dans le cadre de restructurations puis privatisations futures ? On peut compter sur Pierre Weiss, ténor du parti libéral genevois pour savoir profiter de l’aubaine. C’est lui qui quelques jours après la signature de l’accord a dit: «Sortons du frigo notre projet sur les fonctionnaires» [Tribune de Genève des 12-13 avril 2008]. Ce projet – inspiré de la Loi sur le personnel fédéral –qui prévoit la suppression pure et simple du statut de fonctionnaire et l’introduction du salaire au mérite,  avait été déposé en avril 2004 par l’Entente au Grand Conseil et avait constitué la toile de fonds sur laquelle s’était déroulée la grande manifestation du mois de mai de la même année, où près de 15’000 fonctionnaires étaient descendus dans la rue. Avaient suivi quelques manifestations plus modestes, puis étaient arrivées les élections de 2005 et la constitution de l’actuel  gouvernement composé d’une dite majorité de gauche avec deux socialistes et deux écologistes (sur sept membres) au Gouvernement. Dans la mesure où ce nouveau gouvernement allait dorénavant mettre son point d’honneur à faire aussi bien que la droite en négociant la «modernisation» de son statut avec un Cartel Intersyndical démobilisé, le projet libéral pouvait être laissé de côté tout en continuant à exister dans le rôle d’épée de Damoclès planant sur toutes les réunions employeur-employé. C’est ce projet que Monsieur Weiss veut ressortir aujourd’hui du frigo afin de mettre un coup d’accélérateur supplémentaire sur la «réforme» en cours à dans l’Administration genevoise.

Que reste-t-il à perdre pour les fonctionnaires genevois, qui sont les seuls avec les tessinois à bénéficier encore du statut de fonctionnaire, une fois que leur protection contre le licenciement a été sérieusement affaiblie, que leur salaire suit désormais des règles ressemblant à celles du privé et qu’un fort renouvellement/rajeunissement du personnel fait que, dans le monde de la précarité dans lequel ils vivent, les jeunes fonctionnaires ont beaucoup de difficultés à adhérer à la défense de ce qu’ils considèrent souvent eux-mêmes comme des privilèges, en comparaison avec les conditions de travail de leurs amis dans le privé ?

Il est actuellement très difficile de percevoir chez le personnel une disponibilité à la lutte et bien malin est celui qui peut prédire une reprise des mobilisations. Mais ce qu’il faut en tout cas, c’est que le Cartel reprenne l’habitude d’organiser des Assemblées Générales du personnel avant toute décision engageant les salariés, et non après comme cela a été trop souvent le cas ces dernières années. Si nul ne peut affirmer que ces Assemblées seront suffisantes pour stimuler les luttes, l’on doit cependant être sans concession sur le fait qu’elles sont nécessaires au fonctionnement démocratique du Cartel et qu’elles seules pourront peut-être combler peu à peu le fossé existant entre les instances qui négocient et le personnel.

D’autres dossiers, que nous avons volontairement laissés de côté dans cet article, sauront-ils pousser les collègues au-delà d’un sentiment diffus de ras-le-bol et susciter chez eux l’envie de se battre ? Nous parlons de la réduction incessante des effectifs, de l’augmentation de la charge de travail, de l’explosion de la «paperasserie», de la mise sous pression du personnel à travers des entretiens périodiques d’évaluation (joliment appelés «de développement» !), des attaques programmées contre les retraites, et bien sûr de l’érosion lente mais implacable des prestations à la population.

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Rappelons que le Cartel, à Genève, comprend les deux syndicats SIT (Syndicat Interprofessionnel des Travailleuses et des Travailleurs) et SSP (Syndicat des Services Publics) ainsi que les 11 associations professionnelles regroupant aussi bien les enseignants que les retraités de l’administration, la police judiciaire ou les enseignants des Ecoles de Musique. Le Cartel est l’unique interlocteur du Conseil d’Etat dans les relations employeur-employé.

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