Soigner son image et alimenter ses profits

Les compagnies agroalimentaires et la lutte contre l’obésité

Benoît Blanc

«Pour de pures raisons d’affaires, [les grands groupes agro-alimentaires] ne peuvent pas – et ne veulent pas – arrêter de produire et de promouvoir de la nourriture pour enfants qui est douteuse d’un point de vue nutritionnel.» Voilà une conclusion qui mène loin, à une époque où l’entreprise et l’initiative privées sont présentées comme seules à même de répondre aux problèmes économiques ou sociaux de nos sociétés. Elle clôt une étude réalisée en 2005 à la demande de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur les pratiques aux Etats-Unis de deux géants de l’alimentation: McDonald’s et Kraft Foods [1]. Le discours dominant focalise l’attention sur les comportements individuels et leur prétendu impact sur la santé. [2] La page 3 du Matin dimanche du 4 mars 2007 – «Enfants obèses, parents en cause» – en est un exemple. En comparaison, la publication dont nous résumons les conclusions apporte une dose bienvenue de réalisme et nous change de ces fadaises dangereuses.

A propos de l’obésité

L’obésité est considérée depuis des années comme un problème majeur de santé publique. L’OMS estimait au début des années 2000 que 300 millions de personnes dans le monde étaient obèses (et qu’un milliard souffraient de surpoids). La dynamique, particulièrement, inquiète. Aux Etats-Unis, le nombre d’enfants obèses aurait doublé depuis les années 70. En Europe, la prévalence de l’obésité a globalement triplé: une personne sur cinq est obèse. La Suisse n’est pas épargné: la proportion d’enfants en surpoids y est passée de 4% en 1960 à 18% en 2003 [3]. L’ampleur de l’obésité parmi les enfants est d’importance: la probabilité pour un enfant obèse de le rester à l’âge adulte est nettement supérieure à celle pour un enfant ayant un poids normal.

L’obésité est liée à un risque accru de maladies chroniques: maladies cardiovasculaires, diabète, certains cancers. Ces maladies sont des causes importantes de décès. Elles sont chroniques et génèrent des dépenses de santé élevées. Les raisons de se préoccuper de l’obésité sont donc nombreuses, et diverses.

Les réalités et mécanismes susceptibles d’expliquer la prévalence croissante de l’obésité sont complexes. Ce n’est pas le lieu de les détailler ici. Une banalité est cependant à rappeler: les comportements et les représentations des individus en matière d’alimentation, d’activité physique ou d’allure corporelle sont socialement, culturellement et économiquement déterminés. «Contrairement à une idée largement répandue au sein de l’opinion publique et parmi une partie des communautés scientifique et médicale, il est clair que l’obésité n’est pas simplement le résultat d’un excès dans la consommation de nourriture agréable ou d’un manque d’exercice physique.» [4] Toutes les recherches mettent en évidence une corrélation entre statut social et prévalence de l’obésité. Dans une étude publiée en février 2007, l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques, France) souligne même que «les écarts entre catégories sociales s’accroissent» [5] depuis les années 90: plus encore qu’auparavant, agriculteurs et ouvriers sont proportionnellement nettement plus nombreux à être obèses que les cadres et professions intellectuelles supérieures (pour reprendre la nomenclature officielle). On constate simultanément une différence entre hommes et femmes (bien que la prévalence de l’obésité ait globalement doublé chez les uns et les autres depuis 1981): pour les femmes, plus le niveau de vie est élevé, plus la prévalence de l’obésité est faible; pour les hommes, un niveau de vie plus bas va de pair avec une corpulence plus faible.

Les enfants, «de nouveaux marchés»

La politique des géants globalisés de l’alimentation est reconnue comme un facteur d’importance expliquant la prévalence croissante de l’obésité, particulièrement parmi les enfants. «Des changements sociaux ayant commencé au début des années 80 ont favorisé à travers le monde la production de davantage de nourriture et, par conséquent, la consommation de plus d’énergie que ce qui pouvait être dépensé suite à l’activité physique [des individus]; les taux d’obésité ont alors commencé à grimper parmi les enfants comme parmi les adultes. Aux Etats-Unis, la valeur calorique de la ration alimentaire quotidienne est ainsi passée de 3200 en 1980 à 3900 en 2000, soit près du double de ce qui est nécessaire. La décennie 80 a aussi vu l’émergence du «mouvement de la valeur actionnariale», exigeant des retours sur investissement plus élevés pour les actionnaires. Cela a amené Wall Street à faire pression sur les compagnies pour qu’elles atteignent des objectifs semestriels de croissance. Obligés à accroître leurs ventes dans le cadre d’un marché de l’alimentation déjà caractérisé par la surabondance, les groupes [agroalimentaires] ont développé de nouveaux produits pour de nouveaux marchés, ciblant en particulier les enfants.» [6] Cela, faut-il le rappeler, dans un monde où, simultanément, des millions d’enfants meurent de faim chaque année, et où 850 millions de personnes souffrent de malnutrition.

Selon une étude réalisée aux Etats-Unis par l’Institut de médecine (IOM), sur demande du Congrès, la publicité, principalement télévisée, imprègne la vie des enfants. Les groupes alimentaires consacreraient 10 milliards de dollars par année pour atteindre des enfants au travers des médias «mesurés» (télévision, radio, presse, internet). Il faut y ajouter les dépenses – le double peut-être – pour les autres canaux publicitaires (promotions diverses, jeux vidéos, etc.).

L’OMS, notamment, a invité les grandes groupes de l’agroalimentaire à développer des pratiques «responsables» en matière de publicité, particulièrement celle adressée aux enfants, et pour améliorer la qualité nutritive de leurs aliments. C’est conforme au credo proclamant la supériorité de l’initiative privée et dont témoigne la floraison des labels «socialement responsable» et autres «écologiquement responsable». Dans ce cadre, divers groupes ont pris des engagements. L’étude que nous citons confronte ces derniers aux pratiques effectives. Le constat est décapant.

McDonald’s: 1,7 milliard de dollars pour le marketing

Le premier exemple est celui de McDonald’s. McDonald’s c’est, en 2005: 20,5 milliards de $ de chiffre d’affaires, 2,6 milliards de bénéfice, près de 32’000 points de vente dans 119 pays, 50 millions de clients par jour. En 2005, McDonald’s a dépensé 1,7 milliard de dollars en marketing dont la moitié dans des médias «mesurés». Le rapport entre ce volume publicitaire et le chiffre d’affaires, de même que celui entre bénéfice net volume d’affaires, est déjà tout un programme. Face aux critiques, McDonald’s a intégré à son image les thèmes de la santé et de l’alimentation saine. Mais, constatent les auteurs de l’étude, «en même temps, McDonald’s a pris des décisions qui annulent ces efforts. La compagnie ne s’est fixée aucun objectif mesurable. Elle n’a fait aucune promesse de stopper la publicité ciblant les enfants pour ses produits moins sains ou de réduire l’apport calorique ou les sucres contenus dans la plupart de ses produits. McDonald’s a [ainsi] accompagné chaque pas positif de contre-mesures pouvant affaiblir les efforts visant à promouvoir une alimentation plus saine. […] Alors que McDonald’s a fait des efforts pour offrir davantage de plats plus sains, son marketing de base à l’attention des enfants continue à promouvoir des hamburgers, des boissons sucrées et des fritures.» [7]

Kraft: «solutions raisonnables» solubles dans le profit

Kraft Foods est le plus grand producteur de biens alimentaires en Amérique du Nord. Son chiffre d’affaires annuel dépasse 34 milliards de dollars, son bénéfice net 3 milliards. Les produits de Kraft sont vendus dans 155 pays. Suchard, Toblerone, ou les cafés Jacobs sont quelques-unes des marques du groupe. Les snacks et les repas préparés occupent une place de choix dans ses ventes aux Etats-Unis. Kraft Foods fait partie du conglomérat Altria, qui contrôle un autre ami de la santé des êtres humains, le cigarettier Philip Morris. En janvier 2007, Altria a annoncé son intention de lancer une opération de spin off (séparation) de Kraft Foods.

Kraft Foods a été le premier groupe agroalimentaire des Etats-Unis à faire des promesses en matière de lutte contre l’obésité. Il a introduit un label «sensible solution/solution raisonnable», censé aider les consommateurs à repérer les produits «qui sont meilleurs pour vous». Qu’en est-il ? Les critères pour obtenir ce label sont si flexibles qu’une très large palette de produits de Kraft Foods les réunissent. La composition de ces aliments n’est que marginalement meilleure (ou moins pire)  que les autres. La publicité visant spécifiquement les jeunes (80 à 90 millions de dollars uniquement aux Etats-Unis dans les médias «mesurés») n’a pas diminué. Kraft gère de plus des sites internet proposant des «advergames» [8], où la frontière entre jeux et publicité s’estompe complètement. Kraft est d’ailleurs membre de l’Alliance pour la publicité américaine qui prétend, selon ses termes, «défendre le droit de l’industrie, conformément au 1er Amendement [9], de faire de la publicité destinée aux enfants et d’autoréguler ses pratiques». L’étude conclut: «Dans l’ensemble, les efforts de Kraft sont un mélange de petits progrès et de business as usual.» [10]

La loi du business

La conclusion des auteurs est claire: «L’autorégulation de l’industrie ne protège pas de manière adéquate les enfants contre une publicité inappropriée vantant une nourriture malsaine.» [11] Ils posent ensuite une question intéressante: «Pourquoi est-ce que les entreprises produisent des aliments de qualité nutritionnelle inférieure pour les enfants ?» Leur réponse: «L’obésité juvénile représente un dilemme insoluble pour l’industrie agroalimentaire. Les enfants devraient manger des fruits, des légumes et des céréales complètes et non des aliments transformés prêts à être consommés ou de la cochonnerie, même si elle est «meilleure». Mais les entreprises agroalimentaires sont un business; leur première allégeance est à l’égard des investisseurs. Si l’on considère le problème du point de vue du business, cela coûte moins – et c’est plus rentable – de développer de «meilleures» versions de produits courants que d’offrir des aliments qui seraient le moins possible transformés et vraiment meilleurs pour la santé.» [12]

Il y aurait encore beaucoup à dire sur le sujet. Ce qui précède suffit cependant pour:

1) prendre la mesure de la puissance accumulée aujourd’hui par les grands groupes transnationaux et utilisée par ces derniers pour façonner le quotidien de millions et de millions de personnes, de manière à l’incorporer aux processus de valorisation du capital. Des changements, même limités, de ce quotidien se heurtent donc directement aux intérêts du capital mondialisé;

2) constater qu’il est indispensable – et possible ! – de combattre l’idée rebattue voulant que le «secteur privé» soit le mieux à même de répondre à tous les problèmes de la société, si l’on veut avoir une possibilité d’apporter une réponse socialement satisfaisante aux besoins des populations.


Définition Indice de masse corporelle (IMC): L’IMC est l’indice utilisé à l’échelle internationale pour mesurer la corpulence des individus. Pour les adultes, il se calcule en divisant le poids (en kilos) par le carré de la taille (en mètre). L’OMS a défini les seuils suivants: – un IMC inférieur ou égal à 18,5 indique un sous-poids, – un IMC compris entre 18,5 et 25 correspond à un poids normal, – un IMC compris entre 25 et 29,9 caractérise un surpoids, – un IMC égal ou dépassant 30 désigne l’obésité. Pour les enfants et les adolescents, les définitions sont adaptées à leur âge et à leur étape de développement.

 

1. Alexandra Lewin, Lauren Lindstrom et Marion Nestle (Department of Nutrition, Food Studies an Public Health, Université de New York), «Food Industry Promises to Address Childhood Obesity: Preliminary Evaluation», in Journal of Public Health Policy 2006, 27, pp. 327-348.

2. Pour une critique de cette approche, cf. la brochure éditée par le MPS, Le marché contre la santé, Lausanne, 2007, qui peut être commandée à l’adresse du portail alencontre.org.

3. WHO, The challenge of obesity in the WHO European Region and the strategies for response. Summary, 2007; Trish Groves, «Pandemic obesity in Europe», British Medical Journal, 25.11.2006, p. 1081.

4. WHO [OMS], Obesity: preventing and managing the global epidemic, Genève, 2000, p. 101. qui ajoute que «le problème global de l’obésité peut être considéré comme une conséquence des problèmes sociaux, économiques et culturels massifs auxquels font actuellement face les pays en développement et nouvellement industrialisés, ainsi que les minorités ethniques et les personnes désavantagées dans les pays développés.» (p. 102)

5. Thibaut de Saint-Pol, «L’obésité en France: les écarts entre catégories sociales s’accroissent». Insee première, N° 1123, février 2007.

6. Alexandra Lewin et alii, op. cit. p. 328.

7. Idem, pp. 331 et 333.

8. Néologisme créé à partir de «advertising» (publicité) et games (jeux).

9. Le 1er Amendement à la Constitution des Etats-Unis d’Amérique dispose que «Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler pacifiquement et d’adresser des pétitions au Gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre».

10. Alexandra Lewin et alii, op. cit. p. 341.

11. Idem, p. 341.

12. Idem, p. 343.

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