«L’économie féministe va au-delà de l’égalité entre hommes et femmes»

Cristina Carrasco Bengoa
Cristina Carrasco Bengoa

Entretien avec Cristina Carrasco
conduit par Andrea Pérez

Cristina Carrasco Bengoa estime que l’économie est la discipline la plus réticente aux changements. Elle s’est retirée de l’enseignement, mais son travail en tant que professeure au Département de Théorie économique de l’Université de Barcelone a laissé d’importantes publications et travaux de recherche en économie féministe. Outre une affectation optionnelle sur le thème Femmes, travail et société, son Département participe au master d’Etudes de genre et a obtenu récemment un doctorat dans ce domaine. Des changements sont d’ailleurs prévus dans certains départements pour que l’enseignement de l’économie se fasse en tenant compte de perspectives alternatives au capitalisme.

L’économie féministe vise-t-elle l’égalité entre hommes et femmes?

Ce que nous appelons l’économie du genre est la recherche de l’égalité, mais pour nous l’économie féministe va au-delà de cet objectif.

La recherche de l’égalité n’est-elle pas souhaitable pour l’économie ?

Bien sûr, mais que signifie cette égalité? L’égalité n’implique pas nécessairement un changement de système. En outre, lorsqu’on parle d’égalité – et même si cela n’est pas dit explicitement – on implique que les femmes doivent devenir égales aux hommes sur le marché du travail. En effet, les indicateurs habituels sont le taux de femmes qui participent au marché du travail, l’étendue de l’écart salarial, le taux de femmes élues ou qui travaillent dans des métiers techniques, le type de directives, et ainsi de suite. Je n’ai jamais vu des indicateurs d’égalité qui parlent du taux d’hommes qui repassent les blouses de leurs femmes ou d’hommes qui s’occupent de leur grand-mère souffrant d’Alzheimer. Ces aspects n’apparaissent jamais en tant qu’indicateurs de l’égalité.

Les indicateurs impliquent donc que les femmes doivent devenir égales aux hommes, mais pas l’inverse ?

Imaginons que nous atteignions cette égalité, mais dans ce système qui continuerait à exploiter et à spolier. Et où parfois l’égalité se fait pas le bas. Par exemple, autrefois les jeunes filles faisaient beaucoup de travaux domestiques et les garçons ne faisaient rien, mais je crois que maintenant personne «ne fait quoi que ce soit». En effet, les garçons et les filles sont devenus «égaux», dans le sens où sont tous/toutes précaires quand ils/elles entrent sur le marché du travail. Ils sont bien égaux, mais égaux comment? Je ne veux pas d’une égalité par en bas. Je pense qu’il faut changer de perspective et créer un autre monde qui soit beaucoup plus équitable aussi bien pour les hommes que pour les femmes, mais à partir d’une autre perspective – cela n’est pas possible dans ce modèle-ci.

Et cela sans compter l’intersectionnalité?

Il existe beaucoup d’axes d’inégalité. Même si nous imaginions que les hommes et les femmes pourraient faire les mêmes activités ayant la même valeur – ce qui serait d’ailleurs très difficile dans le système capitaliste – les inégalités entre les classes sociales ou les positions rentières persisteraient. C’est l’essence même du système capitaliste que les uns doivent exploiter les autres… Dans le monde où nous vivons il est impossible de devenir riche à mois de profiter du travail de quelqu’un d’autre. On peut subsister avec son propre travail, mais à moins de gagner à la loterie on ne peut devenir riche qu’en exploitant autrui, directement ou indirectement. Ces inégalités sont inhérentes au système et ne peuvent être supprimées sans supprimer celui-ci.

L’économie féministe postule que les statistiques économiques ne reflètent pas la réalité

L’économie ne prend en considération que le temps consacré au travail effectué dans le cadre du marché du travail, ce temps qui, depuis l’industrialisation, est chiffré en heures. Les statistiques ne dénombrent que ce temps mesure, ce temps d’horloge, car pour l’économie ce qui se passe en dehors de ce cadre n’existe pas et n’est ni mesuré ni comptabilisé.

Comme dans le domaine des soins, où il s’agit de relations émotionnelles réciproques ?

De manière générale, il n’y a pas d’un côté des personnes soignées et de l’autre des personnes soignantes. Il y a bien entendu des moments de la vie, surtout au début et à la fin de celle-ci, où les personnes sont très dépendantes des soins. Mais tout au long de notre vie nous sommes tous interdépendants et avons tous besoin de soins: parfois de plutôt biologiques, parfois plutôt émotionnels. Or, tous ces aspects qui sont fondamentaux pour la vie des êtres humains ne sont jamais pris en compte.

Est-il possible de mesurer ce type de travail ?

En ce qui concerne le travail de soins, une partie est mesurable, mais pour l’essentiel il s’agit d’aspects subjectifs faits de relations, d’émotions, d’affectivité… Tout ne peut pas être exprimé en chiffres.

C’est la raison pour laquelle l’économie féministe demande d’élargir l’angle de vision ?

Il existe des économies hétérodoxes, qu’elles soient marxistes ou keynésiennes, qui ne font pas partie de l’économie dominante et qui travaillent sur d’autres thèmes comme la pauvreté ou l’inégalité des rentes, mais elles restent en marge du marché. Les seules économies que sortent du cadre du marché sont l’économie écologique, qui incorpore toute la nature et l’économie féministe, qui incorpore toutes les tâches qui se trouvent en dehors du cadre du marché. Ce sont-là des visions beaucoup plus réalistes.

Qui vont au-delà de l’homo oeconomicus rationnel ?

Bien sûr. L’objectif de l’homo oeconomicus est l’acquisition de profits. L’économie est conçue pour que les êtres humains fonctionnent plus vite: plus de vitesse, plus de productivité, plus d’argent et plus de profits, pas vrai ? Mais que signifie être plus productif si je fais la vaisselle avec mon fils et nous en profitons pour avoir une bonne discussion? L’objectif était d’avoir cet échange-conversation et non de laver plus vite les assiettes.

Lorsqu’il s’agit d’évaluer ces domaines moins quantifiables, on se heurte au problème de trouver des formes de calcul qui permettent de comprendre ces aspects de manière rigoureuse. Existe-t-il des indicateurs pour ce type de travail ?

Dans une société aussi rationnelle que la nôtre, ce qui ne peut pas être traduit en chiffres est considéré comme n’ayant pas de valeur ni de rigueur, ce qui est faux. Nous pouvons avoir quelques indicateurs plus quantifiables, mais ils sont discutables. Par exemple les enquêtes sur comment on utilise les temps que nous consacrons au ménage. Cependant ces enquêtes continuent à travailler avec des chiffres abstraits et à mettre sur le même plan des temps qui ne sont pas du même ordre. Je dis souvent qu’il serait intéressant d’utiliser des indicateurs plus qualitatifs. Par exemple lorsqu’on compare des pays on pourrait évaluer comment chaque pays prend soin de sa population. Cela nous donnerait des éléments ayant plus de valeur humaine que les comparaisons des PIB.

Vous qualifiez cet indicateur d’androcentrique. Pour quelles raisons ?

Lorsque nous utilisons ce terme nous faisons référence au fait que ces indicateurs restent centrés sur les activités assignées à la population masculine: le marché du travail, le travail salarié. Ces activités continuent à être assignées aux hommes, car même si, en tant que femmes nous avons «fait un effort» pour nous intégrer au marché du travail, cela ne signifie pas que la population masculine et la société dans son ensemble aient intégré ce fait. On peut donc appeler androcentriques les indicateurs du marché du travail dans la mesure où ils illustrent l’activité assignée par excellence aux hommes.

Dans les exposés de l’Economie féministe, le binôme travail-temps a un rôle fondamental. Qu’implique le fait que les règles socioculturelles comprennent actuellement le temps sous la forme d’heures de rentabilité ?

Ce temps quantifiable est apparu avec l’industrialisation. Avant, dans les régions rurales ou paysannes il en allait autrement: les tâches étaient plutôt rythmées par les temps de la nature. C’est avec l’industrialisation que débute le temps de l’horloge, du chronomètre, le temps quantifié, le temps-argent, la nécessité de ne pas perdre du temps, l’idée que le temps est d’or etc.

Le temps est ainsi associé aux bénéfices économiques?

Actuellement, chaque fois qu’une entreprise le peut, elle va exploiter encore davantage sa main-d’œuvre, ce qui lui permettra d’engranger davantage de profits. L’entreprise augmente sa marge de profits en exploitant le temps des femmes qui travaillent à la maison, ce qui contribue en partie à la reproduction de la force de travail dont l’entreprise va ensuite s’emparer à un prix très bas. Il y a aussi une exploitation de la nature, car l’entreprise ne respecte pas les temps de reproduction des ressources renouvelables. L’économie capitaliste organise et contrôle les différents temps.

Qu’impliquerait le fait de changer cette organisation des temps?

D’abord il faut changer les formes de production et de consommation. Il ne faut plus que la production soit orientée vers le profit. Cela ne veut pas dire qu’on ne va pas obtenir des bénéfices, car il faut pouvoir vivre, mais il faut l’obtenir en respectant les temps de la nature. Il s’agira donc d’utiliser moins d’énergie qu’actuellement. Et il faut aussi respecter le temps des soins. Les temps sont des éléments clés aujourd’hui, car pour les modifier il faudra modifier toute la structure depuis la base.

Autrement dit, le système capitaliste intervient aussi bien dans la sphère du travail que dans la sphère publique et privée, car elle se répercute sur tous les temps ?

En effet. D’ailleurs, plutôt que de dire qu’elle «intervient» je dirais plutôt qu’elle en fait partie intégrante. La production capitaliste ne pourrait pas exister si elle ne pouvait pas exploiter des ressources naturelles. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les écologistes évitent d’utiliser le terme de production: nous ne produisons rien, nous ne faisons que transformer la nature et en opérant cette transformation nous détruisons, en tout cas en ce qui concerne des biens, les choses tangibles. Il en va autrement pour les connaissances et l’affectivité. Sans ressources naturelles et sans force de travail – qui se reproduit au sein des foyers – aucune entreprise ne pourrait fonctionner. Il s’agit d’un système qui utilise la force de travail et les ressources naturelles pour en tirer du profit, mais qui maintient ces piliers invisibles pour occulter d’où proviennent ses gains.

Vous disiez que l’économie écologique était la seule ­– avec celle féministe – à sortir du cadre du marché. Ces deux approches, qu’ont-elles en commun et en quoi se différencient-elles?

Ces deux types d’économie débordent le cadre de l’économie orthodoxe et incorporent des éléments qui ne passent pas par le marché, des éléments non quantifiables comme les temps des soins, qui n’ont pas de prix et nous ne voudrions pas qu’ils en aient. Pour l’économie écologique, les prix sont politiques: ceux du pétrole varient en fonction de décisions, en partie à cause du coût, non pas de la production, car il n’est pas produit, mais de son extraction. Autrement dit, l’entreprise capitaliste veut aller de plus en plus vite, mais les temps de la nature sont ce qu’ils sont. L’économie écologique et celle féministe ont beaucoup de points en commun. Elles traitent toutes les deux de domaines qui sont au fond les piliers cachés du système capitaliste. C’est la raison pour laquelle nous estimons que l’économie centrée sur le marché et sur le système financier ne s’occupe que de la pointe de l’iceberg, alors que les piliers cachés que j’ai évoqués en forment la base.

Même si ce sont les deux grands piliers du système, ils ne vont pas main dans la main…

Je crois que les points de divergence tiennent au fait que des secteurs du mouvement écologiste démontrent encore le peu de sensibilité masculine qui existe à l’égard de tout ce que nous pourrions appeler l’économie du soin, considérée comme secondaire par rapport aux problèmes de la planète. Seuls certains secteurs écologistes sont déjà assez sensibilisés, et c’est là que nous essayons d’établir des dialogues, car il est évident que tous ceux qui sont «contre» doivent se mettre d’accord…

…ceux qui sont le dessous de l’iceberg ?

Oui , y compris tous ces nouveaux secteurs, tout ce qui fait partie des mouvements coopératifs ou de l’économie sociale et solidaire… Mais beaucoup d’entre eux ne tiennent pas en compte les temps des soins. Tout cela nécessite un débat, des expériences, et ce n’est pas simple.

Vous dites qu’il est très difficile qu’un changement de modèle se fasse à partir des institutions, car celles-ci ne favoriseraient pas des mesures qui entraîneraient leur destruction. Mais il est tout aussi difficile que les mobilisations citoyennes parviennent à établir des changements profonds à long terme qui aillent au-delà des protestations ponctuelles, et qui puissent plus tard absorber et modifier ces mêmes institutions ?

Je pense que la question est très complexe justement parce qu’il s’agit de changer le système. Je pense que chaque génération fait ce qu’elle peut. Je pense que nous devons être au clair sur notre objectif et chercher des petites actions qui nous conduisent dans cette direction. On ne sait jamais quel chemin emprunter et parfois les mouvements prennent une dynamique à laquelle on ne s’attendait pas.

Quels seraient les éléments nécessaires pour mener à bien ces petits pas ?

Il faudrait une société organisée. Dans la mesure où nous avons réellement assimilé et intériorisé les théories de l’économie féministe, cela nous permettra d’agir là où nous nous trouvons, mais de manière différente. Dans le Département, par exemple, cela nous a permis de traiter quelques thèmes. Ou lorsque nous enseignons dans une classe, il ne s’agit pas d’y inclure un chapitre sur l’économie féministe mais plutôt d’ouvrir d’autres perspectives à l’économie. L’institution éducative a également un rôle fondamental. Si nous pouvons vraiment changer graduellement notre conception du monde, nous la transmettrons, même sans le faire exprès, et c’est-là une tâche importante.

Parviendrons-nous vraiment à quelque chose sur la base de ces petits changements ?

L’histoire de l’humanité est très complexe et le système dans lequel nous vivons est très puissant. Mais par ailleurs, en spoliant autant la nature, ce système est en train de creuser sa propre tombe. Je ne sais pas jusqu’où nous pourrons aller ou s’il arrivera un moment où on sera tous réduits à l’esclavage et seuls certains pourront consommer pour faire durer les ressources énergétiques. Mais je ne pense pas qu’il soit utile de sombrer dans l’accablement et la dépression.

Vers quel système devrions-nous aller ?

Je pense que c’est-là une question qui doit être débattue pour tous et toutes. Je peux donner quelques principes: il faut que ce soit un système humain, d’abord orienté sur la vie, qui s’occupe de sa population, qui n’introduise ni des différences ni des inégalités sur les axes existants, un système de réciprocité et d’affectivité. Comment l’organiser? Cela, il faudra le vivre peu à peu pour trouver. Il faut agir, apprendre, mais en respectant bien sûr quelques principes de base. (Article publié sur le site de eldiario.es le 6 août 2016; traduction A l’Encontre)

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Cristina Carrasco Bengoa est une économiste catalane et chilienne qui a fait des recherches sur le travail domestique, le travail des femmes, l’économie féministe et les indicateurs économiques non-androcentriques. Elle a coordonné l’ouvrage coédité par Viento Sur : «Con voz propia. La economie feminista como apuesta téorica y politica».

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