Domenico Losurdo nous rabat de nouveau les oreilles avec son idée fixe: il répète une fois de plus que Staline a été victime d’une campagne systématique de dénigrement, d’une «légende noire». Voir son ouvrage traduit en français : Staline. Histoire et critique d’une légende noire. (Editions Aden, janvier 2011 – édition italienne publiée en 2008).
Le choix même de ce terme est discutable, mais, comme nous le verrons, pas du tout accidentel, puisque c’est celui qu’on a utilisé, par exemple en Espagne, pour tenter de nier l’horreur de l’extermination des indigènes d’Amérique en l’attribuant à une «légende» créé par des pays hostiles et qui étaient des concurrents dans la féroce conquête du monde extra-européen. Mais il n’y a pas que le titre.
En tant qu’historien, Losurdo est une catastrophe, mais en tant que polémiste il est encore pire, en choisissant de puiser dans des sources plus que discutables. Sa première source est Khrouchtchev, qu’il ne connaît visiblement pas bien. Surtout, il prend pour argent comptant son «anti-stalinisme» et il pense qu’il a été accueilli avec enthousiasme par les trotskystes (dont il ignore totalement les positions), alors que ceux-ci ont au contraire immédiatement déclaré que le successeur de Staline ne cherchait qu’à échapper à toute responsabilité après sa longue et étroite collaboration avec le dictateur. Ernest Mandel a écrit un petit ouvrage limpide sur tous les mensonges et demi-vérités contenus dans le «rapport secret». Losurdo insinue, au contraire, que ce rapport n’est pas digne de foi parce qu’il a été publié «par la CIA». Il omet ainsi le fait que l’on sait très bien depuis des décennies de quelle manière les services secrets soviétiques l’ont fait parvenir en Occident. Il omet également de signaler que les accusations contre Staline – insuffisantes, mais déconcertantes pour celui qui avait voulu regarder ailleurs – ont été confirmées avec les mêmes termes par Khrouchtchev aussi bien dans le rapport que dans les conclusions du XXIIème Congrès du PCUS, autrement dit dans un document officiel.
L’autre source choisie pour une polémique facile est le fameux «Livre noir du communisme», ou plutôt son introduction – fort discutable – de Stéphane Courtois, en négligeant le fait que la partie sur l’URSS dont s’est chargé Nicolas Werth, n’est pas si fantaisiste, ni «idéologique». Plus généralement, Losurdo néglige tous les témoignages historiques non apologétiques, et se focalise en grande partie sur quelques éloges à Staline exprimés par d’illustres conservateurs, sans se poser la question de savoir pourquoi ces messieurs appréciaient tant Staline. C’est ainsi qu’il relève avec enthousiasme le jugement positif de Churchill. Il aurait aussi pu rappeler celui de Joachim von Ribbentrop… (signataire du Pacte germano-soviétique en 1939, condamné à mort lors du procès de Nüremberg) ou celui de De Gasperi ( secrétaire de la Démocratie-chrétienne italienne et «guide» de l’entrée de l’Italie dans l’OTAN) qui a porté aux nues Staline comme étant un génie…
En ce qui concerne le Goulag, Losurdo estime qu’il n’y a pas lieu d’être scandalisé, étant donné qu’en Occident il existait également des camps de concentration pour les ennemis et pour les étrangers. C’est vrai, mais où cela nous mène-t-il? A quoi aura servi une révolution si c’était pour ensuite agir comme les autres? Losurdo ne se pose pas la question. D’ailleurs, malgré quelques proclamations verbales, il apparaît plutôt comme un conservateur que comme un révolutionnaire. A part les arguments qui justifient tout sous prétexte que c’était inévitable, il y a tellement de choses qui grincent ou des inexactitudes dans le livre qu’il ne vaut pas vraiment la peine de le commenter. Nous le faisons uniquement parce qu’il s’agit d’une systématisation d’une conception assez répandue dans certains secteurs de la gauche, et pas seulement de l’ «extrême» gauche. Une conception qui naît de la nostalgie de l’ «ordre» qui régnait en URSS avant son effondrement, sur lequel Losurdo ne fait que commenter en passant, en insinuant que cet écroulement a été l’œuvre de quelques «démolisseurs» au service de l’ennemi.
Losurdo passe complètement sous silence la vaste littérature soviétique sur le Goulag (des auteurs tels que Soljenitsyne et Salamov, Grossman et Rybakov, Ginzburg et Mandelstam et des centaines d’autres qui ont souffert du stalinisme dans leur propre chair ou à travers des proches). Par contre il se focalise sur un pamphlet juvénile… de Curzio Malaparte pour réduire la terreur stalinienne à une réponse légitime à une «tentative de coup d’Etat de la part des opposants».
Il laisse ainsi supposer que la tentative désespérée de polycopier les thèses de l’Opposition de Gauche en 1927 et de défiler avec des pancartes contre la bureaucratie lors du XXème anniversaire de la Révolution d’Octobre 1917 était un coup d’Etat. Losurdo est tellement aveuglé qu’il ne cite même pas la lettre de Gramsci de 1926, dans laquelle il critique l’expulsion de Trotsky et les autres du parti ; lettre qui a été interceptée par Togliatti et Boukharine. Par contre il reprend plusieurs phrases sibyllines des Cahiers de prison de Gramsci pour opposer l’internationalisme présumé de Staline au «cosmopolitisme» de Trotsky. Dans l’URSS stalinienne, cette accusation faisait référence à ses origines juives, mais cela Losurdo ne l’admet pas. C’est ainsi qu’il en arrive à déclarer que le «complot des blouses blanches» [dès 1952, une campagne est lancée contre Juifs et en janvier 1953 la Pravda publie un article intitulé«Sous le masque des médecins universitaires, des espions tueurs et vicieux»; après la mort de Staline, en mars 1953, «l’affaire disparaît»] dément l’antisémitisme de Staline, puisque ce dernier a tout de même confié sa santé à des médecins juifs!
Laissons donc Losurdo. Il faut signaler que l’essai de Luciano Canfora qui figure à la fin du livre ressemble davantage à une prise de distance qu’à un résumé. Canfora a été pendant des années l’inspirateur de Losurdo, mais il est plus intelligent et relativement plus cultivé et il maîtrise le métier d’historien, même si dans le passé il ne l’a pas toujours appliqué à l’histoire contemporaine. A cette occasion, il se montre davantage à la hauteur, et il a laissé de côté beaucoup de thèses qu’il a soutenu dans un passé pas si lointain, comme celle du «rapport secret» manipulé par la CIA ou celle qui affirmait l’inévitabilité et la justesse du pacte russo-allemand de 1939.
En ce qui concerne ce dernier point, Canfora écrit par exemple: «Les motifs invoqués selon lesquels le pacte aurait été conclu pour mieux se ‘préparer’, pour gagner du temps par rapport à une attaque allemande ultérieure, ont probablement été conçus après coup. Il n’a pas du tout été démontré que Staline ait réellement considéré comme inévitable l’attaque allemande contre l’URSS. Le manque de préparation rencontré par l’ ‘opération Barberousse’ dans les lignes soviétiques ferait plutôt penser le contraire.» Ce n’est pas rien, surtout que c’est le contraire de ce qu’il affirmait il y a quelques années.
On ne peut pas dire qu’il s’agisse d’une tricherie, car l’essai de Canfora contient encore de nombreuses erreurs (sur l’interprétation du rôle de Staline dans la révolution espagnole ou sur l’inexistence d’une révolution en Allemagne et en Autriche au cours des négociations de Brest Litovsk). Mais on remarque tout de même des traces d’une évolution inespérée après trois décennies de «justificationnisme» tenace.
C’est ce que paraît refléter le nouveau livre de Canfora sur les falsifications dans l’histoire,même en sachant qu’il a en partie recycle des articles publiés surtout dans le quotidien Corriere della Sera (Luciano Canfora, La storia falsa. Ed.Rizzoli 2008). Ce qui surprend en revanche c’est qu’il abandonne certains de ses chevaux de bataille, comme par exemple la supposée falsification du rapport secret et le cas beaucoup plus important des manipulations du «testament de Lénine».
Canfora aime se présenter comme une sorte de Sherlock Holmes de la philologie. Parfois il réussit, comme dans le cas de la lettre de Ruggero Grieco [un des fondateurs du Parti communiste] qui a tellement indigné Gramsci lorsqu’il était en prison (1) et qui avait en fait été modifiée par la police fasciste, ou dans celui du supposé «papyrus d’Artemidore» auquel Canfora a consacré deux ouvrages (mais je ne m’étendrai pas là dessus, car je ne connais pas bien le thème, qui ne me passionne par ailleurs pas…) Mais il arrive aussi qu’il se trompe.
Ce qui est nouveau c’est que si quelqu’un qu’il estime découvre l’erreur et apporte des documents qui en apportent le démenti, il sait aussi faire machine arrière et même à exprimer une reconnaissance indirecte à son mentor dans la longue liste de ceux qui ont «contribué avec générosité à la naissance de cet ouvrage».
La majeure partie du livre est consacrée à la question, déjà traitée à maintes reprises, de la lettre de Grieco à Gramsci, avec une polémique ouverte contre Spriano. L’ouvrage est un peu pédant et donc pesant. Mais la première partie, consacrée au “testament de Lénine” (2) mérite que l’on s’y attarde. J’ai lu il y a des années, sans être d’accord, ce que Canfora avait écrit à ce sujet, mais j’ai décidé de le relire à la lumière d’une note assez elliptique dans Pensare la rivoluzione russa (Ed. Teti, 1995, p.25): «Les doutes que j’ai exprimées il y a des années ne semblent pas légitimes.»
La formulation est prudente, mais cette phrase indique un changement total d’orientation. En 1995, Canfora, qui avait feuilleté à la hâte le matériel publié au cours des dernières années de l’URSS et peu après son effondrement, a soutenu dans cet ouvrage que si quelqu’un avait modifié le texte original, cela ne pouvait être qu’une des secrétaires, Lidiya Fotieva, dont il insinuait qu’elle avait des sympathies avec Trotsky. Ainsi, malgré le fait d’avoir eu entre les mains une description minutieuse de comment s’était produite la falsification, Canfora avait conclu: «Il y a quelque chose de peu clair dans cette narration, qui ne vise apparemment qu’à jeter une lumière négative sur les attitudes de Staline.» Une accusation grave…
Maintenant quelqu’un lui a fait parvenir le texte de quelques entretiens réalisées par l’historien soviétique Alexandr Bek en 1967 avec deux des secrétaires de Lénine, Lidiya Fotieva et Mariya Volodicheva. Celles-ci y admettaient qu’elles avaient d’abord remis à Staline la partie du texte dicté par Lénine, alors que ce dernier était à moitié paralysé et dans lequel il portait divers jugements sur les principaux dirigeants du parti. Staline, sur lequel le jugement de Lénine était le plus sévère, avait ordonné de brûler le feuillet, mais une copie en avait été sauvée, bien que retouchée en incluant une note peu vraisemblable contenant également un jugement négatif sur Trotsky.
Canfora cite toute la documentation dans l’appendice: Fotieva, qui d’après Canfora en 1995 aurait été une sympathisante de Trotsky, a essayé de tout nier, discréditant sa collègue. Pressée par Bek, elle a cependant fini par admettre l’épisode, en disant qu’elle ne pouvait pas agir autrement, parce qu’elle considérait que Staline était un «grand homme», un «génie» (autrement dit, en 1967 elle espérait encre que le jugement officiel sur Staline deviendrait à nouveau positif…).
Ainsi Canfora admet sèchement que «l’ensemble de ces renseignements indiquent que Fotieva était une personne qui travaillait pour Staline. Sa carrière parfaite, avec des promotions continuelles jusqu’à sa retraite en 1956 semble le confirmer».
Mais sa conclusion générale est encore plus explicite et surprenante: «Staline a gagné en son temps la difficile partie politique aussi grâce à ce minuscule ajout dans la Lettre au Congrès: «…ainsi que le non bolchévisme de Trotsky’ (la phrase incorporée – note de l’auteur). Mais il a également gagné dans son pays la partie historiographique; il a même surmonté les écueils du XXème et du XXIIème Congrès; il a gagné en faisant ‘parler’ Lénine de manière totalement incongrue, mais qui est déjà anachronique après l’union de Trotsky avec les bolcheviques bien avant la révolution».
Nous espérons qu’après ce premier pas, Canfora révisera avec la même rigueur certaines de ces autres conclusions hâtives et «justificatrices» sur le stalinisme et sur son principal interprète italien (3), Palmiro Togliatti (Traduction A l’Encontre).
* Antonio Moscato (Rome 1938) a été professeur d’histoire du mouvement ouvrier et d’histoire contemporaine dans l’université de Lecce. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont beaucoup sur le “socialisme réel”. Voir sa page web.
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1. Gramsci a cru que cette lettre de son camarade pouvait contribuer à alourdir sa condamnation et l’a fait suspecter une trahison. On peut lire la conclusion de Canfora à la fin de d’interview publiée dans Clionauta: Blog de Historia.
2. On connait sous le nom de Testament de Lénine la Lettre au Congrès (le Xiiième du PCUS) dictée lorsque Lénine était très malade, entre le 23 décembre 1922 et le 4 janvier 1923. Elle a été lue à l’époque devant les délégations du Congrès, mais n’a été publiée qu’e 1956, après le XXème Congrès.
3. Luciano Canfora les a surtout exposées dans son livre Togliatti e i dilemmi della politica (Laterza, 1989), auquel j’ai répondu avec un long texte avec le même titre, dans le numéro 4 de la revue A sinistra, de mai 1989. On ne trouve plus la revue actuellement, ce qui est logique, mais le texte est sur la toile.
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