Débat. «Le socialisme qui n’était pas… et celui qui peut et mérite d’être»

Par Aldo Casas

Dans le cadre des activités du cours Panorama du socialisme contemporain, donné par le professeur Roberto Herrera à l’Université du Costa Rica, le 10 septembre 2020, j’ai eu l’occasion de donner une conférence et d’entretenir un long et chaleureux dialogue avec les étudiants. Merci beaucoup à eux et à Roberto Herrera! Ce qui suit est l’exposé introductif, légèrement édité.

Le changement de siècle et la fin d’un cycle

Le cycle traversé par l’ancienne Union soviétique correspond à ce qu’Eric Hobsbawm a appelé «le court XXe siècle» [L’âge des extrêmes : le court XIXe siècle, 1914-1981] et Moshe Lewin «le siècle soviétique» [titre de l’ouvrage]: de la révolution de 1917 en Russie, à la chute du mur de Berlin, à l’implosion de l’URSS en 1991 et à la restauration du capitalisme dans le «camp socialiste». Si l’on ajoute à cela la «révolution conservatrice» de Reagan/Thatcher et la mondialisation totale du capital, on peut affirmer qu’au tournant du siècle, toute une période historique du mouvement ouvrier et du socialisme a pris fin.

Cela ne signifie pas que nous devons «tourner la page» et ignorer ce qui s’est passé, car il est encore nécessaire de changer le monde et de changer la vie. Et pour ce faire, nous devons considérer ces événements comme une expérience stratégique des dépossédé·e·s et des exploité·e·s.

Le socialisme qui n’était pas

Il reste beaucoup à étudier et à repenser, mais certains débats ne font plus sens. Que dans les années 1930, Staline ait proclamé que le socialisme était réalisé «à 90%», que dans les années 1960, Khrouchtchev [président du Praesidium du Soviet suprême de l’URSS de mars 1958 à octobre 1964] ait annoncé que la Russie était sur le point de dépasser les États-Unis, ou que déjà en pleine stagnation et décomposition, Brejnev [président du Praesidium du Soviet suprême de l’URSS de 1977-1982] ait déclaré que le «socialisme mature» était à la veille du passage au communisme, ne mérite plus de réfutation théorique.

Dans les pays du prétendu «socialisme réellement existant», les anciennes classes propriétaires avaient été renversées, mais ce qui existait là n’était pas le socialisme. L’expropriation des capitalistes a été suivie d’un processus irrépressible qui a imposé comme force sociale dominante une bureaucratie privilégiée et exploiteuse.

Ces États et leurs plans quinquennaux n’ont pas impulsé le passage à une société sans classes. Ils ont parfois réussi à améliorer le niveau de vie, la santé et l’éducation des masses et à réduire ou éliminer le chômage, mais avec la croissance économique ils ont cristallisé des formes imprévues d’aliénation et d’exploitation… Jusqu’à ce que la stagnation, les contradictions internes et la pression du capitalisme mondial amènent ces bureaucraties et ces États «ouvriers» à répondre au dégoût et au mécontentement de la population en imposant… le retour au capitalisme.

Trotsky avait déjà formulé une dénonciation acerbe des privilèges de la bureaucratie, mais la critique portait essentiellement sur son parasitisme, l’inégalité dans la sphère de la consommation et l’assujettissement des travailleurs par une répression implacable. Il s’est également attaqué au mythe du «travail socialiste», sans aller jusqu’à souligner qu’il dissimulait une extraction brutale de la valeur et du travail excédentaire. La gestion de ce travail excédentaire a fait de la haute bureaucratie une couche sociale proto-classe ou couche sociale exploitante. C’est là, dans cette relation particulière d’exploitation, que se trouve la clé de ce qu’étaient ces États bureaucratiques: une machine à maintenir la classe ouvrière atomisée au profit de la Nomenklatura.

L’étatisation n’est pas la socialisation

Le surgissement de l’URSS et après la Seconde Guerre mondiale celui du «camp socialiste» ont modifié, mais n’ont pas éliminé, l’unité de l’économie mondiale capitaliste et du marché (étant entendu que l’unité n’implique pas l’uniformité, mais l’inégalité et la contradiction). Il n’y a jamais eu deux systèmes économiques mondiaux dotés de mécanismes incommensurables.

Il faut souligner que la défaite politique et l’expropriation des classes dominantes ne sont pas le point culminant de la révolution. Elle doit être le début d’une transition difficile et complexe vers une société sans classes, ce qui implique de surmonter l’héritée division sociale hiérarchisée du travail, d’éliminer la subsomption formelle et réelle des producteurs directs et du travail vivant en général, de rendre aux hommes et aux femmes la gestion pleine et consciente de leurs moyens de subsistance et de leur activité sociale.

Cela ne s’est pas produit dans les sociétés post-révolutionnaires de type soviétique. Le déclassement légal des capitalistes privés ne signifie pas que les moyens de production, la richesse sociale, le savoir accumulé et la maîtrise du travail passent à la classe ouvrière. Le capital étatisé et l’argent ont conservé leur pouvoir de régulation sur le métabolisme social et ont trouvé chez les bureaucrates la «personnification» nécessaire pour maintenir le travail aliéné et soumis à la volonté des autres. Le travail continue à être dominé par des machines, des techniques et des procédures conçues et contrôlées par «ceux qui sont en haut».

Planification bureaucratique

Le propriétaire des moyens de production était l’État et dans ses usines, les ouvriers continuaient à travailler pour un salaire qui ne leur rendait qu’une partie de la valeur produite. Le fétichisme des marchandises, de l’argent et des salaires subsiste sous de nouvelles formes, avec des mécanismes qui canalisent et limitent la consommation populaire, et augmentent la consommation et l’accès à la richesse sociale des hiérarques par le biais de revenus différentiels, la gestion de «fonds d’État», des réseaux de distribution spéciaux, des primes, etc.

Ainsi, la «planification» économique implique que la classe ouvrière continue d’être systématiquement dépossédée. Comme le mécanisme économique était basé sur l’échange de la force de travail ou de la capacité de travail contre un salaire; dans tous les échanges il y avait des processus déguisés de valorisation et de capitalisation. Une preuve que des valeurs d’usage directement socialisées n’étaient pas produites, mais plutôt des biens qui contenaient plus ou moins de valeur, était que la planification bureaucratique ne pouvait jamais éviter la reconnaissance sociale post festum de ce qui était produit et sa sanction: des montagnes de produits «invendables» ou directement inutiles. Elles ne pouvaient pas non plus remédier à la mauvaise qualité, au retard technologique généralisé (sauf dans des domaines très spécifiques liés à la défense) et à la méconnaissance des besoins sociaux.

Ainsi, la loi de la valeur, niée ou reléguée, réapparut: la Nomenklatura devait évaluer à la fois ce qu’elle prévoyait et ce qu’elle produisait réellement, et elle le fit avec des instruments plus grossiers que ceux du capitalisme: des prix qui n’étaient pas des prix de marché, une monnaie qui n’était pas du capital argent, des taux d’intérêt qui n’étaient pas le prix de l’argent, etc. Ce tâtonnement pour prendre des décisions entre des intérêts contradictoires a été complété par des contraintes extra-économiques d’une efficacité douteuse ou nulle. Ainsi, les économies planifiées (bureaucratiquement) recouvraient en pratique une énorme anarchie: il s’agissait simultanément d’«économies de pénurie» dans lesquelles la rareté des ressources obligeait à maximiser la production et d’«économies de gaspillage» qui fonctionnaient avec des réserves excessives de moyens productifs et de main-d’œuvre, un gaspillage de matériaux, le sous-emploi ou le chômage technique, des travaux inachevés, etc.

La transition frustrée

De nombreuses études ont insisté sur le retard initial de la Russie, les dommages causés par le «volontarisme» bureaucratique, les insuffisances ou les erreurs de planification, et l’hostilité de l’environnement capitaliste. Et tout cela a existé. Mais l’importance de l’antagonisme social et les conflits inhérents au système sont souvent ignorés. En se concentrant sur le poids du «retard», on perd de vue le fait que le pire fardeau était qu’avec l’étatisation du capital, la division sociale héritée et l’exploitation du travail étaient maintenues… et la résistance sourde et irréductible à cette dernière.

Le but premier était d’augmenter la production, puis d’améliorer la distribution, et seulement ensuite de transformer les objectifs, les critères et les méthodes de production et de consommation. Cet ordre de priorités, établi et réalisé sur le dos des travailleurs et des paysans, ne pouvait pas donner de bons résultats. Parce que le paradigme productif hérité du capitalisme, y compris technologique et organisationnel, doit être remis en question et reformulé dès le départ, en laissant de côté la toute-puissance de la rationalité instrumentale et la confiance naïve dans la neutralité scientifique et technologique.

De plus, tout au long du XXe siècle, il est devenu évident que la révolution politique et sociale a un caractère processuel qui n’est ni accompli en un seul acte, ni embrassé par les dépossédé·e·s du monde au même moment. Et encore moins de la même manière. Nous avons également vu qu’il est impossible de «construire le socialisme dans un seul pays» ou seulement dans un groupe de pays.

Nous savons maintenant que la transition socialiste est et sera beaucoup plus compliquée et difficile que ne le supposaient Marx, Engels, Lénine ou Trotsky. Et que, comme nous venons de le reconnaître, des erreurs ont été commises au XXe siècle, que beaucoup de choses ont «mal tourné» ou n’ont pas donné les résultats escomptés. Bref, ce vrai socialisme, qui n’était pas vraiment du socialisme, n’existe plus depuis plusieurs décennies…

La crise du capitalisme réellement existant

Mais nous vivons en 2020, et je ne peux pas terminer sans souligner que, ici et maintenant, c’est vraiment le capitalisme réellement existant du XXIe siècle qui est en crise. Une crise sans précédent, pas moyen d’en sortir. L’impulsion productiviste et consumériste irrépressible du capital s’est heurtée à des limites qu’il ne veut pas reconnaître mais qui existent. Le résultat est une crise structurelle systémique et prolongée qui est aussi une crise de civilisation, une crise environnementale et une crise sanitaire à l’échelle planétaire.

Le capitalisme a généré une faille écologique et avec elle le réchauffement climatique, des altérations climatiques incontrôlables, des sécheresses, des incendies, des inondations, le manque d’eau potable, des migrations massives, des pandémies… Et plus encore la crise économique, avec la rupture et la dislocation des chaînes de production et de valeur mondialisées. C’est une crise sociale d’ensemble qui concerne la nature, car nous sommes déjà dans une nouvelle ère géologique, que certains appellent Anthropocène et d’autres Capitalocène.

Le socialisme comme alternative à l’écocide

Face à ce capitalisme de pandémies et de catastrophes, la lutte séculaire des socialistes pour l’émancipation humaine et l’égalité substantielle prend le caractère dramatique d’une lutte pour la reproduction de la vie et la survie de l’humanité.

Dans le dur combat que cela impose, nous devons nous rappeler la leçon apprise: il ne suffit pas d’expulser les capitalistes du gouvernement, ni de les exproprier. Il doit s’agir d’une révolution totale, ce qui ne signifie pas tout changer en un instant, mais s’attaquer aux trois piliers du vieux monde – État, capital, travail salarié – et transformer les relations de production et de distribution, tant au niveau «macroéconomique» que dans les différentes unités de production, en reconnaissant et en rétablissant la dignité et l’importance du travail invisible des femmes et des pauvres dans les villes et les campagnes.

Une révolution politique et sociale qui doit être protégée mais non menottée par l’État, promue par le développement de formes de pouvoir populaire et d’autogestion sociale généralisée. Sans céder à l’idéologie de la Modernité, du Progrès et à l’obsession de la croissance illimitée des forces productives et des marchandises, nous devons avancer vers une égalité substantielle, dans une perspective éco-socialiste, anti-patriarcale et en construisant dans la lutte des points d’appui communs matériels et idéaux d’une nouvelle socialité.

La critique du socialisme qui ne l’était pas devrait nous servir à lutter plus clairement et plus efficacement pour l’avènement d’un socialisme qui peut et mérite d’être, comme alternative au capitalisme des catastrophes et de l’écocide. Ce sera un combat long, difficile et sanglant, à la fin incertaine, mais comme l’a dit Bertold Brecht, la seule chose sûre est la défaite de celui qui ne se bat pas. (10 septembre 2020, article envoyé par l’auteur; traduction rédaction A l’Encontre)

Aldo Casas, militant de longue date, anthropologue, anime les Editions et la revue Herramienta, à Buenos Aires.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*