«Un méta-laboratoire pour comprendre comment se forge une vérité scientifique»

Entretien avec Hubert Krivine

A l’occasion de la publication de La Terre, des mythes au savoir (Ed. Cassini 2011), la rédaction dA l’Encontre s’est entretenue avec son auteur, Hubert Krivine, physicien, qui a été chercheur au Laboratoire de physique théorique et modèles statistiques de l’Université Paris-Sud et enseignant à l’Université Pierre et Marie Curie. Cet ouvrage est préfacé par Jacques Bouveresse.  (Rédaction)

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Dans quel cadre et pour quelles raisons a surgi chez toi l’idée de traiter de l’âge de la Terre au travers de l’histoire des arguments des livres sacrés, puis, dès le XVIIIe siècle, de l’évolution d’une hypothèse scientifique?

Hubert Krivine: Il y a quelques années, l’Université de Paris VI avait décidé de créer une option dite de «culture générale» pour les étudiants en science, qui semblait-il, en manquaient. Nous avons donc ouvert une section modestement intitulée «un peu de culture physique» où on devait aborder des thèmes suffisamment généraux et pas faire un cours de physique supplémentaire. L’histoire de l’âge de la Terre a été un bon choix. Comment la Terre a-t-elle pu vieillir de plus de 4 milliards d’années en moins de 400 ans? En effet, datée selon la Bible et donc pour pratiquement tous les savants jusqu’au XVIIe siècle à 4000 ans avant J.-C., elle voit son âge fixé aujourd’hui à 4,55 milliards d’années. La compréhension de cette lente sortie de la lecture littéraliste des textes sacrés (Bible ou Coran) mobilise à peu près tous les domaines, depuis la physique (dans toutes ses branches), la biologie, les mathématiques, la religion, jusqu’à l’histoire et la philosophie. Il s’agit bien de culture générale. J’ai construit mon cours de façon non partisane: quand les dignitaires religieux affirment que la Terre est aujourd’hui âgée de 5600 ans, voici leurs arguments; quand les savants la datent aujourd’hui de 4,55 milliards d’années, voici leurs arguments. Faites-vous votre opinion. J’ai vu à la suite du cours quelques étudiant·e·s manifestement troublé·e·s. D’où l’idée de ce livre. En résumé, il considère les travaux des intellectuels durant plus de vingt-cinq siècles comme une sorte de méta-laboratoire permettant de comprendre comment se forge «une vérité scientifique». Je sais que le mot choque souvent, nous y reviendrons.

L’histoire de l’histoire de la datation de la Terre te permet donc de saisir l’évolution des contextes et des explications parfois sophistiquées autour du point fixe qu’est, par définition, une vérité révélée (c’est-à-dire une référence aux textes sacrés). Si un travail expérimental allait à l’encontre de la «vérité révélée», il fallait donc réinterpréter le texte sacré. Sous cet angle, en quoi la position de Galilée fournit un matériel de réflexion toujours actuel? 

Hubert Krivine: Pour les tenants de la Bible ou du Coran, Dieu a créé deux livres, celui de la nature et le Livre sacré. Comme «Dieu peut tout, sauf la contradiction» quand un désaccord apparaît entre ces deux livres, reste l’alternative suivante:
– soit les savants se trompent (opinion des créationnistes);
– soit nous ne savons pas lire de texte sacré.

La deuxième branche de l’alternative est celle des milieux éduqués. Elle n’est pas nouvelle, on la trouve déjà chez saint Augustin (Ve siècle) ou chez des penseurs du XIIe siècle, musulmans comme Averroes ou juifs comme Maïmonide.

Une première remarque est qu’à ces époques où on croyait au géocentrisme de Ptolémée, les contradictions étaient vénielles (comment Dieu pouvait-il avoir des pieds et des mains, se mettre en colère, créer le monde en 6 jours puisque le système planétaire permettant de compter les jours n’est arrivé qu’au quatrième jour, etc.); la seconde est que pour tous ces penseurs les interprétations du texte sacré devaient se circonscrire aux seules élites, sous peine de voir la masse des fidèles se détourner de la vérité révélée. Ajoutons que la Bible et le Coran sont des textes souvent obscurs; aussi existe-t-il des commentaires infiniment plus volumineux, indispensables à la compréhension du texte; ce sont les écrits des Pères de l’Eglise ou le Talmud pour la Bible et la Sunna pour le Coran.

En quoi Galilée se différencie-t-il donc dans sa volonté d’interpréter le texte sacré? D’abord il distingue la Bible, inspirée par Dieu, des Pères de l’Eglise qui, victimes de l’ignorance de leur temps, peuvent se tromper: Lactance [fin du IIIe-début du IVe siècle] n’a-t-il pas cru la Terre plate? Mais pourquoi alors est-il écrit dans la Bible que Dieu a arrêté le Soleil, «prouvant» ainsi que c’est lui qui bougeait et non la Terre, comme Copernic puis Galilée l’affirmaient? Bien sûr, Dieu ne peut se tromper, mais pour des raisons pédagogiques, il s’est exprimé de telle sorte que les gens jadis peu éduqués puissent comprendre et il est du devoir des savants actuels d’expliquer de quoi il s’agit en vérité, sous peine de ridiculiser les Saintes Ecritures. Dans le doute, pour Galilée, il faut partir du livre de la Nature pour éclairer la Bible et non l’inverse. De plus, Galilée, à la différence des autres exégètes du texte sacré, ne prend pas la précaution de justifier son interprétation par la lecture d’un autre verset ou d’une autre sourate permettant cette interprétation ou bien par l’autorité d’un sage canonique. Il se fonde seulement sur le livre de la nature. Ce problème est actuel. Par exemple, Tariq Ramadan, qui veut sincèrement «contextualiser» la lecture du Coran, ne le fait que protégé par l’autorité de savants musulmans historiques. En ce sens il apparaît comme pré-galiléen.

Dans ton histoire de l’histoire de la datation de la Terre se pose le problème de trouver l’horloge, comme tu l’exprimes, qui permet de cerner cette histoire naturelle. Pourrais-tu donner quelques exemples des tentatives de trouver une horloge, un chronomètre, qui permette d’estimer la durée des éléments matériels et ainsi de dater l’âge du globe? Tu as fait référence à Buffon fin du XVIIIe, à Charles Darwin au XIXe, à Lord Kelvin. Pourrais-tu indiquer la façon dont ils posaient la question et rompaient, de fait, avec les problématiques passées? En effet, ils viennent de sciences différentes.

Hubert Krivine: Pour trouver une horloge, il faut la chercher, c’est-à-dire se convaincre que les lois de la physique sont universelles, applicables non seulement dans le présent, mais aussi dans le passé et le futur. Ce qui peut sembler une banalité aujourd’hui – en tout cas il faut l’espérer – n’allait pas de soi, encore au XVIIIe siècle. Descartes va être un des initiateurs de ce saut. Pascal en résume bien la pensée: «Je ne puis pardonner à Descartes; il aurait bien voulu dans sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu; mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement; après cela, il n’a plus que faire de Dieu.»

Cette philosophie va se trouver dévastatrice pour la chronologie biblique.

La dendrochronologie permet, en l’absence de tout témoignage humain, de dater un arbre: on compte les cernes de son tronc, il y en a un par année. Y aurait-il une horloge analogue pour la Terre? Ce sera dès la seconde moitié du XVIIe siècle le développement de la stratigraphie, l’étude des dépôts successifs de matériaux en strates. Mais si elle permettait (presque) à coup sûr de conclure à la simultanéité ou à l’antériorité d’événements, elle restait beaucoup plus floue pour donner des chiffres, et plus encore pour fournir des dates absolues. La datation par stratigraphie reposait sur les suppositions hasardeuses de la règle de trois: s’il faut cent ans pour déposer un millimètre d’argile et si la couche mesure un mètre, alors le temps de dépôt est de 100’000 ans. Les temps d’érosion, de creusement de vallées ou de canyons ont été étudiés avec cette même méthode. Avec cette évaluation, Buffon par exemple trouva un âge en millions d’années qu’il n’osa pas publier.

Ce même Buffon aura une autre idée. Il supposa qu’à sa «naissance» la Terre était un globe de métal incandescent. Le temps de refroidissement d’un tel globe donne l’âge de la planète. Il va le calculer en extrapolant, sans base théorique, les temps de refroidissement de boulets de 1/2 pouce à 5 pouces jusqu’au rayon de la Terre. Il obtint ainsi un âge non biblique de 77’000 ans dont il devra s’autocritiquer devant les docteurs de la Sorbonne. «Je préfère être plat que pendu», écrivit-il à un ami.

Cette idée de Buffon va être reprise plus d’un siècle après par Lord Kelvin, mais lui disposait d’une théorie très forte: l’équation de la chaleur établie par Fourier au début du XIXe siècle. Cette théorie supposait deux hypothèses: une Terre solide et homogène et aucune source de chaleur depuis le début du refroidissement. Sur cette base, Kelvin aboutit à un âge compris entre 30 et 200 millions d’années. Supposant maintenant que le Soleil, plus vieux que la Terre, brûlait par effondrement gravitationnel (seule source de chaleur imaginable à l’époque), Kelvin estima son âge à 20 millions d’années, ce qui lui fit choisir la borne inférieure de son évaluation de l’âge de la Terre.

D’autres idées furent proposées, comme la salinité des océans ou l’évolution de la distance Terre-Lune. Elles confirmèrent sensiblement les résultats de Kelvin.

L’autorité de Kelvin et la force de son argumentation étaient telles que les géologues plutôt enclins à des temps plus longs (voire infinis) finirent par capituler. Seul Darwin osa tenir tête. Son argument était le suivant. Des couches géologiques dont tout le monde s’accorde à dire que leur sédimentation a réclamé à coup sûr plusieurs dizaines de millions d’années ne contiennent en général pas de variations significatives dans l’évolution des fossiles qu’elles ont emprisonnés. Or ces variations significatives doivent – suivant sa théorie de l’évolution des espèces – avoir eu lieu. La seule conclusion est alors d’affirmer que cette échelle de plusieurs dizaines de millions d’années est infime devant les temps nécessaires pour rendre compte de l’évolution réelle de la faune et de la flore. Le naturaliste ne donnait pas de chiffres, mais pensait en milliards d’années.

La désintégration radioactive va invalider les modèles précédents, car, si j’ai compris, elle donne les moyens de déterminer l’âge des roches. On passe alors de millions d’années à des milliards d’années, alors que le point de départ (la «vérité révélée») était de 4000 ans. En quoi a-t-on atteint une étape radicalement nouvelle de l’histoire de la datation de la Terre?

Hubert Krivine: La découverte de la radioactivité à la fin du XIXe siècle va avoir deux conséquences:

1. Elle invalide le modèle de Kelvin puisqu’elle introduit une source de chaleur due à la désintégration radioactive qui fait que la Terre n’est pas seulement une boule chaude se refroidissant. D’autre part, on s’aperçoit que l’hypothèse d’une Terre homogène solide est fausse: à des temps géologiques, il y a des mouvements de matière dans le manteau terrestre qui n’obéissent pas à l’équation de la chaleur. De plus, la radioactivité invalide l’hypothèse de Kelvin sur l’origine de la chaleur du Soleil; elle est d’origine thermonucléaire et lui confère près de 10 milliards de temps de vie.

2. Elle donne naissance à une horloge absolue fondée sur la période des éléments radioactifs. On connaît exactement le temps nécessaire pour désintégrer de l’uranium en plomb. Ainsi la composition chimique des éléments radioactifs trouvés sur Terre ou sur les météorites permet alors d’obtenir des dates. Bien des méthodes indépendantes sont utilisées; toutes coïncident.

Cet âge de 4,55 milliards d’années n’est pas un simple chiffre de plus dans la série des âges, qui ne concernerait que les astrophysiciens; seule cette échelle de temps rend intelligibles l’établissement de l’ordre du système solaire (à partir du tohu-bohu initial) et la complexité fantastique du vivant actuel (à partir des molécules initiales d’ADN). Il y a bien eu un horloger créateur, mais suivant le bon mot de Richard Dawkins, il était aveugle.

Le recours que tu fais à la notion de vérité scientifique va à l’encontre des tenants d’un relativisme scientifique qui pensent la science comme une construction sociale où interviennent rapports de force entre instituts, entre réseaux, etc. Ce relativisme d’une science comme construction sociale ne renvoie-t-il pas, sous un certain angle, à la césure qui s’est imposée durant une période du stalinisme entre science bourgeoise et science prolétarienne (dans le domaine des sciences dures), chacune renvoyant à une autre «construction sociale» avec ses intérêts spécifiques? On connaît les déboires théoriques et pratiques du lyssenkisme.

Hubert Krivine: Pour quiconque a fréquenté les laboratoires et a surpris les conversations des chercheurs, cette «explication» de la victoire d’une théorie sur une autre peut sembler réaliste, il est bien vrai que triomphe le réseau le plus fort. C’est même la définition du plus fort. Comme en politique, les explications «par le rapport de force» ne sont jamais fausses, mais elles n’expliquent rien, ce sont des tautologies. Si on veut comprendre pourquoi, à terme, telle théorie l’emporte, on ne peut pas faire l’économie de son rapport – éventuellement complexe – à l’expérience. Est-ce exagéré de dire qu’avec une telle conception de la validité d’une théorie, mieux vaut mettre le peu d’argent dont disposent les facultés dans le budget «com» plutôt que dans des recherches dispendieuses et dont les résultats sont aléatoires?

Tu as maintenant raison, même si les tenants d’une vérité scientifique-socialement-construite sont culturellement à mille lieux des (anciens) tenants de la science bourgeoise-science prolétarienne, la démarche est voisine: elle juge de la validité d’une proposition en fonction des intérêts sociaux sous-jacents. Même en économie, il faut juger d’une théorie pour sa valeur propre, quitte ensuite à dire que la théorie qui explique, par exemple, le profit par les risques pris par l’investisseur est tout à fait en résonance avec les intérêts de la bourgeoisie.

En abordant le problème de l’âge de la Terre et du mouvement des planètes du système solaire, tu choisis un angle pour mettre en question ceux qui contestent que, grâce à la méthode scientifique, avec ses approximations, ses essais et rectifications, etc., on aboutit, en fin de compte, à une vérité, quitte à la discuter de suite. En quoi cela est-il d’une actualité importante dans la phase présente de la dite crise de civilisation?

Hubert Krivine: Deux mondes a priori disjoints se méfient actuellement de la science:
un monde plutôt cultivé qui semble découvrir que progrès scientifique n’implique pas progrès tout court. Le mot d’ordre serait «A la science, qui n’est somme toute qu’une construction sociale, on peut faire dire n’importe quoi», suivant sa culture ou les intérêts défendus. C’est le monde des relativistes.
un monde plutôt inculte, tenté de voir dans une interprétation littéraliste des textes sacrés un remède à sa détresse matérielle et spirituelle. C’est vrai pour la Bible comme pour le Coran.

En fait, comme Alan Sokal l’a bien exprimé, il y a confusion dans l’emploi du mot «science». Il peut désigner, au moins:

i) Outre la somme des connaissances acquises, la recherche rationnelle de lois permettant de comprendre (et d’agir sur) les processus de la nature (voire de la société) et aboutissant à des résultats universels, c’est-à-dire indépendants de la personnalité de celui qui les énonce (même s’il est en général, aujourd’hui, mâle, blanc, écrivant l’anglais et d’origine sociale plutôt favorisée); ces lois sont donc en principe testables par toute fraction de la communauté humaine.

ii) Les institutions publiques et privées censées l’organiser et la financer (avec le poids des intérêts sociaux et politiques correspondants).

iii) L’ensemble des conséquences pratiques des recherches qui vont de l’invention du BCG à la bombe à neutrons en passant par le maïs transgénique.

Ces trois acceptions sont liées: la recherche i) est le fait d’hommes vivant en société et aujourd’hui regroupés pour la plupart dans de puissants organismes ii) qui doivent se justifier socialement iii). Le relativisme est tout à fait fondé s’il s’applique aux définitions ii) et iii) de la science: mieux vaut effectivement ne pas confondre Recherche avec ministère de la Recherche (ou pire encore, ministre de la Recherche!). Penserait-on à identifier Justice et ministère de la Justice? Mais le relativisme peut déboucher sur un scepticisme stérile, voire sur l’obscurantisme, quand il s’applique à l’acception i) de la science. Ces catégories ne sont pas étanches: l’effectivité du pouvoir s’appuie évidemment sur celle des connaissances. Mais les logiques de développement sont distinctes, voire antagoniques. Il n’y a qu’à considérer le statut de la libre circulation des informations et la question des brevets! Certes, la définition i) représente un idéal. La recherche scientifique au sens premier est le domaine de savants qui sont des hommes (plus rarement des femmes) plus ou moins imprégnés de préjugés. Un exemple atteint la caricature: quand le grand Cuvier parle des Noirs comme de «la race la plus dégénérée», c’est le pair de France de Louis-Philippe qui exprime les préjugés de sa caste. Ce n’est pas la science qui dit n’importe quoi, c’est Cuvier. Nous pensons qu’il est plus utile de faire l’effort de démontrer qu’avec ces propos-là, Cuvier a purement et simplement quitté le terrain scientifique tel que défini en i). Cuvier a déraillé. Encore que pour parler de déraillement, on doive d’abord définir des rails…

Comprendre le cheminement difficile qui a mené – on aimerait presque dire contraint – aux connaissances actuelles peut aider à combattre le retour en arrière prôné par le créationnisme et les différentes formes de lecture littéraliste des textes sacrés. Lorsqu’il conduit à l’équivalence méthodologique entre science et religion (voire magie), le relativisme scientifique ouvre une voie royale aux conservatismes religieux: quel poids ont les objections opposées par les scientifiques (alors baptisés scientistes), puisqu’on peut faire dire n’importe quoi à la science? L’histoire des controverses sur l’étude de la Terre infirme cet aphorisme, même s’il est arrivé à certains moments que des scientifiques disent (et la science, dans ses applications, fasse) n’importe quoi.

Misère intellectuelle souvent nourrie par la misère tout court, la résurgence des divers fondamentalismes religieux rend étonnamment actuels l’argumentation de Galilée et l’apport de Darwin. (3 novembre 2011)

 

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