Gaza. Une catastrophe qui renvoie aux guerres à répétition, au massacre présent et à leurs conséquences sur le long terme

Hôpital Al-Shifa, 26 octobre.

Par une responsable de Médecins sans frontières

A l’occasion d’un entretien sur France Culture, le 31 octobre 2023, Sarah Château, responsable des opérations de Médecins sans Frontières en Palestine – ayant aussi une expérience en Afghanistan, à Haïti et au Pérou – fait le sobre constat de l’enfer dans lequel est plongée la population de Gaza. Prendre connaissance de la réalité telle que décrite par Sophie Château doit permettre aux lectrices et lecteurs de se départir des chiffres de tués et des blessés égrenés tous les jours pour saisir ce qui peut y compris être camouflé par le terme de tragédie. Raison pour laquelle nous avons décrypté l’essentiel de son intervention. (Réd.)

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«Nous sommes régulièrement contact avec nos contacts là-bas, on a 300 collègues palestiniens et aussi 22 expatriés qui n’ont toujours pas pu sortir comme l’ensemble de la communauté internationale bloquée. Grâce à eux, on dispose d’une description assez quotidienne, concrète, réelle vraiment de ce qui peut se vivre au niveau humanitaire et c’est catastrophique. C’est vraiment des messages de désespoir qui sont partagés par nos collègues. On n’a plus de médicaments, les hôpitaux sont saturés, débordés et les patients affluent quotidiennement. On parle de quasiment 21’000 blessés, ils ont besoin de soins urgents. Pendant ce temps-là restent tous les patients avec des maladies chroniques, les femmes enceintes qui doivent accoucher dans cette situation, dans des hôpitaux saturés. Gaza on a une capacité de 3500 lits à peu près pour 21’000 blessés et d’autres maladies type diabète, hypertension, décompensation parce que non-accès aux médicaments. Donc c’est une situation catastrophique [1].

S’y ajoute la situation humanitaire au niveau des vivres. Nos collègues nous parlent de l’horreur de ne pas pouvoir boire, de ne pas pouvoir manger. Ce sont des heures de queue pour trouver un morceau de pain, c’est maximum un repas par jour, si ce n’est un morceau de pain par jour maintenant d’après ce qu’on nous décrit. Mes collègues soignants, médicaux n’ont pas eu d’eau hier de la journée, pas d’eau potable, il y a un peu d’eau saline mais ce n’est pas de l’eau potable. Ils ont réussi à en trouver heureusement pour aujourd’hui. Mais une journée entière au bloc sans eau potable à opérer des patients… C’est le manque d’anesthésiants. Des médicaments sont rupture depuis plusieurs jours. Une situation catastrophique.

De toute façon la situation va s’aggraver. Il y a un blocus, un état de siège, aucuns vivres ne rentrent, l’électricité, le fioul ne sont pas revenus dans la bande de Gaza. On ne peut que prévoir un aggravement. A partir du moment où on continue à bombarder aussi des immeubles, il faut imaginer qu’au rez-de-chaussée d’un immeuble c’est une pharmacie, c’est une boulangerie, c’est un commerce de proximité qui est aussi bombardé. Des entrepôts sont bombardés. La situation ne peut aller qu’en se dégradant et cela nous inquiète. On voit lors des distributions d’aide alimentaire qui sont peu nombreuses mais qui ont pu avoir lieu, où la population est vraiment désespérée et il va y avoir des actes de pillage, de l’insécurité, car c’est juste un élan de survie en fait, il y a vraiment un élan de survie de cette population.

Il pouvait y avoir de l’espoir y a dix jours quand il y a eu les dix premiers camions, puis le lendemain encore dix. Mais finalement on en est à 110 camions au total depuis maintenant 25 jours [selon Paul Adams de la BBC, au 31 octobre, 144 camions avaient été comptabilisés à la porte de Rafah]. A Gaza pour sa survie, en dehors d’un temps de guerre, c’est 300 à 500 camions par jour qui étaient nécessaires. Il faut donc assurer une entrée massive de biens. Si les entrées se font en petite quantité, cela met en danger les humanitaires qui participent aux distributions et la population. Parce qu’il y a des mouvements de foule, parce que les gens désespérés s’arrachent le peu de vivres. Alors que si on faisait entrer de façon massive, on pourrait organiser des distributions d’aide alimentaire, on pourrait aussi fournir en plus grande quantité les hôpitaux. Parce que là il y a énormément, énormément de besoins, dans le nord et dans le sud de la bande de Gaza.

Sur Gaza, on travaille – c’est le cas toutes les organisations humanitaires – avec les autorités en place. Notre interlocuteur, c’est le ministère de la Santé. Le Hamas a une branche militaire et une branche politique. Depuis 2007, MSF, avec d’autres organisations humanitaires, est présent. Et on a un dialogue, comme dans tous les pays où on travaille, avec les autorités présentes pour négocier notre espace humanitaire, négocier la possibilité d’accéder à la population et à ses besoins. Notre interlocuteur restera le ministère de la Santé. C’est lui qui dirige les hôpitaux, qui est en charge du personnel soignant. Il est impossible de ne pas faire avec eux. Il est vrai que c’est une branche différente de la branche militaire.

Avant le 7 octobre [et début de la guerre], à Gaza 80% de la population est formée de déplacés [2]. En fait il s’agit un peu plus de 2 millions de personnes qui vivent dans des conditions très précaires sur une très petite bande de territoire, avec une surpopulation, qui implique, par exemple, un grand nombre de brûlés parce qu’ils vivent dans des logements très restreints. De plus, c’est une région a connu maintes et maintes guerres.

Actuellement, il n’y a pas de mots pour décrire la situation, c’est un massacre de population. Mais déjà en mai 2023, il y a eu cinq jours de bombardements, en août 2022 trois jours de bombardements, en mai 2021 onze jours et ainsi de suite. C’est une population qui vit de guerre en guerre avec à chaque fois des conséquences. Avec à chaque fois tout un travail médical de soins post-opératoires. Pour faire exemple, on est encore en train de prendre en charge des patients liés à la «grande marche du retour» en 2018-2019. Les jeunes se dirigeaient vers la clôture de séparation et se faisaient littéralement tirer dessus [en visant explicitement les articulations, entre autres les genoux pour en faire des handicapés]. On a encore des patients avec des problèmes d’amputation qui sont liés à la période de 2018.  Et pour cette guerre, il est évident que les conséquences sanitaires [les dizaines de milliers de blessés] s’étaleront sur des années [3]. Il s’agit de soins en santé mentale, de soins de traumatologie, de soins post-opératoires en tout genre. On doit soigner les gens dans des conditions si précaires d’hygiène, en devant faire face à un volume de gens à traiter dans un temps très réduit. Cela débouche sur des conséquences sanitaires multiples, très lourdes pour ces populations, qui de plus ne pourront pas travailler ne serait-ce que suite aux amputations, n’auront pas d’emploi, etc. La paupérisation va s’accentuer, alors qu’elle est déjà avec très peu d’options sur ce petit lopin de terre. Il faut prendre en compte toutes ces guerres à répétition, et étant donné l’ampleur de celle-là. Le désastre à venir pour les prochaines années est incommensurable.

Pour ce qui est de l’entrée du carburant, il faut clairement affirmer qu’il s’agit d’un bien de première nécessité. Il faut aller à l’essentiel maintenant, directement. Le carburant, c’est ce qui fait tourner un hôpital. Il fait tourner les usines de désalinisation pour avoir l’eau potable. Sans carburant, la population est asphyxiée. Il s’agit de sauver cette population de 2 millions de personnes, le débat sur le détournement n’a pas sa place dans cette catastrophe humanitaire.

Pour ce qui est des entrées de divers biens, Rafah doit être ouvert de manière bien plus importante, mais Israël devrait aussi ouvrir le poste-frontière de Kerem Shalom. C’était le point de passage principal pour tout ce qui relevait de l’approvisionnement en vivres.»

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[1] Dans le quotidien La Repubblica, le 31 octobre 2023, est décrite la situation de l’Hôpital indonésien situé à Bait Lahia dans le nord de Gaza: «Il est surpeuplé, avec environ 250 patients, et les interventions chirurgicales se déroulent dans des espaces improvisés dans les couloirs. Les salles d’opération sont pleines et les chirurgiens s’efforcent de réaliser des opérations urgentes. Le personnel de l’hôpital raisonne en termes d’heures, car il ne peut pas prévoir l’afflux de nouveaux patients. L’hôpital est le seul en activité dans la région et est situé à proximité de la ligne de front. Les installations électriques ont été endommagées lundi et le carburant des générateurs s’épuise, ce qui aggrave la situation.»

[2] Dans Le Monde des 1er et 2 novembre, Clothilde Mraffko écrit: «Depuis le 13 octobre, l’armée israélienne a largué à plusieurs reprises des tracts exigeant que les Gazaouis quittent le nord de l’enclave pour se réfugier au centre et dans le sud. Beaucoup se sont arrêtés dans les hôpitaux, espérant être protégés. Plus de 1,4 million de personnes ont été déplacées. Mais les bombardements ne les épargnent pas davantage. «Les frappes s’intensifient terriblement la nuit, raconte un habitant resté dans la ville de Gaza. Nous sommes envahis par une peur et une terreur indescriptibles qui ne s’estompent qu’un peu au lever du jour. Sans doute serons-nous déjà morts avant qu’ils ne s’accordent sur une trêve.»

[3] Le 29 octobre, Save the Children indique que «le nombre de mineurs tués à Gaza en seulement trois semaines a dépassé le nombre annuel d’enfants tués dans les zones de conflit du monde entier depuis 2019». Le nombre de mineurs blessés, selon les estimations d’Unicef, au 31 octobre, est de 6360, ce qui augure des problèmes sur le moyen et long terme. D’autant plus que, toujours selon l’Unicef, 1 million d’enfants à Gaza sont affectés par la guerre. (Réd.)

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