«Domicide: la destruction de maisons à Gaza me rappelle ce qui est arrivé à ma ville, Homs»

25 octobre 2023, Gaza City.

Par Ammar Azzouz

Le pilonnage israélien de Gaza à la suite de l’attaque du Hamas contre le sud d’Israël le 7 octobre a forcé des centaines de milliers de Palestiniens à quitter leurs maisons. Selon le ministère des Travaux publics et du Logement de Gaza, au moins 43% des logements de la bande de Gaza ont été détruits ou endommagés depuis le début des hostilités.

Israël affirme que 1400 personnes ont été tuées lors de l’attaque du Hamas contre Israël et que plus de 220 ont été prises en otage [1]. Parallèlement, selon les autorités sanitaires de la bande de Gaza dirigée par le Hamas, plus de 6500 personnes ont été tuées par les frappes aériennes israéliennes et plus de 17 400 ont été blessées. [Il faut avoir à l’esprit les conditions sanitaires à court, moyen et long terme de blessés qui ne peuvent être soignés correctement, sans mentionner les traumatismes multiples.]

Il existe un terme moderne pour décrire ce qui se passe à Gaza. Le terme «domicide» fait référence à la destruction délibérée d’une maison, ou à la destruction de la ville ou de la maison. Ce terme vient du latin domus, qui signifie maison, et cide, qui signifie meurtre délibéré.

Mais ici, le domicile ne désigne pas seulement l’environnement physique et matériel des maisons et des terrains, il fait également référence au sentiment qui anime les gens en matière d’appartenance et d’identité. Dans de nombreux conflits et guerres à travers le monde, nous constatons qu’en plus de la destruction de constructions, c’est le sentiment de dignité et d’appartenance des personnes qui est visé.

Il existe un lien entre le génocide et le domicide: le génocide fait référence au meurtre de personnes et le domicide à l’effacement de leur présence et de leur culture matérielle. En 2022, un expert des Nations unies sur le logement a soutenu que le domicide devrait être reconnu comme un crime international (United Nations Human Rights, 28 octobre 2022, «“Domicide” must be recognised as an international crime: UN expert»).

Lorsque des personnes sont continuellement déplacées de leur domicile, parfois pendant des décennies, voire toute une vie, elles éprouvent de la détresse et un sentiment de deuil à l’idée que leur histoire est en train d’être effacée.

La destruction de Homs

Ma ville natale de Homs, en Syrie, sur laquelle je me consacre dans mes recherches, a été complètement transformée depuis le soulèvement de 2011 contre le gouvernement de Bachar al Assad.

Plus de 50% des quartiers ont été lourdement détruits, et plus d’un quart sévèrement détruits. Dans tout le pays, plus de 12 millions de Syriens ont été déplacés. Parmi eux, 6,8 millions sont déplacés à l’intérieur du pays et 5,4 millions vivent en tant que réfugiés dans les pays voisins et au-delà.

Les campagnes domicides de ce type visent également à effacer les preuves de l’existence d’une communauté dans un lieu donné, de son histoire et de sa culture. Il s’agit d’une tentative d’exclure des personnes de l’histoire en détruisant leurs maisons et leur patrimoine d’une manière systématique et délibérée. A Homs, par exemple, des quartiers entiers qui s’opposaient au régime Assad ont été pris pour cible et rasés. Dans d’autres villes, comme Damas et Hama [ville qui a subi la barbarie du régime Assad en 1982 puis en 2011], des quartiers entiers ont été rayés de la carte par le biais de nouvelles lois sur les terres et la propriété qui désignent ces quartiers comme «illégaux» [2].

Domicide à Gaza

Il n’est pas nécessaire de comparer Homs et Gaza, car chaque lieu a son propre contexte et sa propre lutte. Mais j’ai suivi les informations en continu depuis l’attaque du Hamas sur Israël, et je ne peux m’empêcher de regarder les informations sur les intenses bombardements israéliens. L’ampleur des destructions et des déplacements massifs de population me brise le cœur. Gaza a été décrite comme une prison à ciel ouvert et les habitants de cette prison à ciel ouvert ont été chassés de chez eux.

Israël affirme avoir le droit de se défendre et vise les positions du Hamas, mais l’ampleur des dégâts subis par les maisons, les hôpitaux et les zones déclarées «de sécurité» des gens ordinaires fait que ce qui se passe à Gaza est absolument «docimcidial». Les autorités israéliennes ont demandé aux habitants du nord de la bande de Gaza de se déplacer vers le sud du territoire, dans les zones supposées sûres, mais les zones méridionales continuent elles aussi d’être bombardées. Les bombardements tuent des civils, bouleversent leur vie quotidienne et provoquent la destruction massive de quartiers. Comme nous l’avons vu sur des vidéos, des immeubles entiers ont été rasés.

L’historien israélo-britannique Avi Shlaim professeur émérite de l’université d’Oxford, né à Bagdad et considéré comme l’un des «nouveaux historiens» critiques d’Israël, explique: «Ce que fait Israël, c’est du terrorisme commandité par l’Etat. Ou du terrorisme d’Etat. Il s’agit d’un acte bien plus grave que l’attaque contre Israël.» (El Pais en anglais, 23 octobre 2023, entretien conduit par Oscar Gutiérrez). Raz Segal, un historien israélien, a écrit: «L’assaut génocidaire d’Israël sur Gaza est tout à fait explicite, ouvert et sans honte.» (Jewish Currents, 13 octobre 2023) D’autres s’opposent avec véhémence à toute équivalence morale avec les attaques du Hamas.

Catastrophe pour les Palestiniens

Ce n’est pas la première fois que les Palestiniens de Gaza voient leurs maisons détruites. De nombreux Palestiniens qui vivent à Gaza ont déjà été déplacés par le passé. C’est pourquoi de nombreux universitaires, militants, journalistes et y compris la reine Rania Al Abdullah de Jordanie [les réfugiés palestiniens forment plus de 50% de la population jordanienne et manifestent avec force, ce qui certainement explique cette prise de parole royale] appellent à replacer la lutte des Palestiniens dans le contexte d’une histoire faite de souffrances, de dépossessions et de déplacements forcés depuis la Nakba («catastrophe») de 1948.

Lorsqu’on ordonne à un million de personnes de quitter leur maison, il est important de comprendre que ces personnes sont attachées à leur lieu de vie, à leur quartier, à leur rue. L’impact du déplacement et de la perte de leur maison peut être présent toute leur vie.

Lors de mes entretiens avec des habitants de la ville de Homs (voir l’ouvrage d’Ammar Azzouz Domicide, Architecture, War and the Destruction of Home in Syria, Bloomsbury Publishing, juillet 2023), j’ai entendu de nombreuses personnes dire que, même si elles résident encore à Homs, elles se sentent comme des étrangers dans leur propre ville, ou qu’elles se sentent exilées à l’intérieur de leur propre ville. Pour des personnes telles que la diaspora palestinienne, la diaspora irakienne ou la diaspora syrienne qui ne peuvent pas retourner dans leur pays d’origine, la souffrance, la douleur et le traumatisme du déplacement se poursuivent.

J’imagine que les gens ont des moyens différents pour faire face à ces événements traumatisants, mais c’est pourquoi il est si important d’avoir des projets de mémoire où les gens peuvent au moins réfléchir à ce qui s’est passé pour guérir et faire leur deuil, même si, malheureusement, beaucoup ne peuvent pas rentrer et que certains passent leur vie en exil.

Après avoir mené des recherches sur les conflits, les guerres, les dictatures et les occupations pendant plusieurs années, je dis toujours que la douleur des gens commence par faire la une des médias et se transforme en note de bas de page dans l’histoire. Résistons à cela, souvenons-nous de la vie de chaque être humain et poursuivons la lutte pour un monde libre et juste pour tous et toutes. (Article publié sur le site The conversation, le 26 octobre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Ammar Azzouz est chercheur l’Ecole de géographie et d’environnement, Université d’Oxford.

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[1] A propos de l’attaque le 7 octobre effectuée par les Brigades Iz al-Din al-Qassam, dans Le Monde du 24 octobre, Sophie Bessis, historienne, écrit à juste titre: «Car de quoi parle-t-on [à ce propos]? Si le Hamas s’était contenté d’enfoncer le mur de sécurité israélien et d’attaquer les casernes de Tsahal [l’armée israélienne], son opération aurait été légitime, quelle que soit la répugnance que peut inspirer un mouvement de nature fondamentaliste et totalitaire, car il aurait pulvérisé la certitude qu’a Israël de sa toute-puissance et l’aurait peut-être ramené au principe de réalité. Mais le massacre de centaines de civils israéliens ne peut être considéré comme un acte de résistance à l’occupant et doit être condamné sans réserves.» Voir de même la brève intervention de Sophie Bessis sur TV5 Monde, le 26 octobre. (Réd.)

[2] La journaliste du Monde Clothilde Mraffko s’est entretenue avec William Schomburg, chef de la sous-délégation du Comité international de la Croix-Rouge dans la bande de Gaza. Elle lui a posé la question suivante: «Faute de pouvoir entrer à Gaza, la presse internationale a du mal à mesurer l’ampleur de ces dévastations. Est-il possible, et cela a-t-il un sens, de comparer ce qui se passe avec d’autres conflits?» Sa réponse fut la suivante: «Gaza est tristement unique. Mais, d’une certaine manière pourtant, je peux faire une comparaison entre ce que j’ai vu à Gaza et à Alep [en Syrie] – j’y étais en 2020, juste après le moment le plus compliqué de la guerre. Le niveau de destruction urbaine me rappelle celui d’Alep, tout comme le désespoir de la population. A Gaza, c’est compliqué d’imaginer comment les civils vont reconstruire leur vie, avec tous les traumatismes vécus depuis des générations.» (Le Monde, 28 octobre 2023, p. 4) (Réd.)

 

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