Par Orly Noy
L’annonce du choix par Israël d’Aharon Barak – le célèbre ancien président de la Cour suprême israélienne – pour siéger à la Cour internationale de justice (CIJ) – au moment où cette Cour a été saisie [le 23 décembre 2023] d’une plainte historique [par l’Afrique du Sud] accusant Israël de génocide – a suscité l’émoi dans le pays. Aharon Barak sera le représentant d’Israël au sein d’un jury réuni à la hâte pour examiner [ces 11 et 12 janvier] la requête de l’Afrique du Sud visant à suspendre d’urgence l’assaut d’Israël sur la bande de Gaza. Ce jury est composé des 15 juges permanents de la CIJ, plus un représentant d’Israël et un représentant de l’Afrique du Sud.
Aharon Barak a longtemps été décrié par la droite israélienne pour avoir inscrit divers principes libéraux dans la quasi-constitution de l’Etat [les Lois fondamentales] durant son mandat de président de la Cour suprême de 1995 à 2006 [il participa à la Cour suprême depuis 1978]. Ses partisans, quant à eux, ont du mal à contenir leur enthousiasme. «Le meilleur certificat d’approbation qui soit. Israël ne peut compter que sur Aharon Barak», a écrit Yossi Verter, chroniqueur auprès du quotidien Haaretz. Le Mouvement pour un gouvernement de qualité en Israël (The Movement for Quality Government in Israel) a fait une déclaration similaire: «Le juge Aharon Barak est l’un des plus grands juristes de l’Etat d’Israël et sa nomination à ce poste est indispensable.»
A première vue, Aharon Barak est un choix surprenant de la part d’un gouvernement d’extrême droite qui a passé au cours de l’année dernière à tenter de démanteler une grande partie de ce qu’il représentait. En effet, selon les médias israéliens, Aharon Barak n’était même pas le premier choix de Benyamin Netanyahou pour ce poste, ce qui n’est pas une surprise compte tenu de leur passif.
Pourtant, il est difficile d’imaginer une personne mieux adaptée à ce rôle. Non pas en raison des compétences juridiques de Aharon Barak, ni de la réputation internationale qu’il s’est forgée, ni même du fait qu’il est un survivant de l’Holocauste [1] – ce qui n’est pas passé inaperçu aux yeux de ceux qui l’ont envoyé à La Haye.
En réalité, le nouveau rôle de Barak poursuit la mission à laquelle il a consacré toute sa vie professionnelle: légitimer la majorité des crimes commis par Israël, tout en défendant la façade de la «démocratie israélienne». Aharon Barak est en effet l’un des principaux artisans de la doctrine juridique selon laquelle Israël peut prétendre être une démocratie tout en maintenant une occupation militaire sans fin et en privant systématiquement les Palestiniens de leurs droits, de leur dignité, de leurs terres et de leurs biens [2].
D’une part, le système judiciaire israélien sous la direction d’Aharon Barak a considérablement élargi les contours de sa propre autorité. D’autre part, le tribunal s’est presque toujours tenu à côté des positions de l’establishment sécuritaire israélien. Selon les propres termes d’Aharon Barak: «Toutes les questions relatives à la Cisjordanie et à Gaza sont justiciables [c’est-à-dire qu’elles peuvent faire l’objet d’une procédure dans le cadre du système judiciaire israélien]. Les affaires militaires dans les territoires [occupés] sont justiciables. La question de savoir s’il faut couper l’électricité à Gaza est justiciable. Pourquoi? Parce qu’il existe un droit international. Si la coupure de l’électricité à Gaza n’est pas justiciable ici, elle le sera à La Haye. C’est le cas dans cette affaire et dans celle des colonies.» [3]
Aujourd’hui, Aharon Barak découvre que le blindage juridique qu’il a si durement contribué à fournir pour les crimes d’Israël pourrait ne pas suffire – et qu’il devra lui-même se battre pour cela à La Haye.
Le mirage de cette doctrine juridique a été rendu possible par deux des concepts avec lesquels Aharon Barak est le plus étroitement associé: tout est justiciable et la proportionnalité. Par exemple, sous sa direction, la Cour suprême a légalisé le mur de séparation dans les territoires occupés, mais a «équilibré» la décision, au nom de la proportionnalité sacrée, en décidant que son tracé devait être modifié afin de ne pas isoler et couper une poignée de villages palestiniens du reste de la Cisjordanie.
De même, Aharon Barak s’est assuré de présenter l’arrêt de la Cour suprême sur Jami’at Iscan – [arrêt adopté le 28 décembre 1983: Association de Coopératives Jami’at Iscan contrel’ IDF] – qui a permis à l’armée israélienne (IDF) d’exproprier des terres palestiniennes pour la construction d’autoroutes en Cisjordanie; en présentant cela comme si cette expropriation était destinée à servir les habitants sous occupation, arguant qu’«un régime militaire à long terme pourrait conduire à une stagnation du développement de la population locale et de la région».
Bien qu’il ait trouvé les démolitions punitives de maisons palestiniennes «inappropriées» et inutiles, il a décidé qu’en tant que juge il n’avait pas de pouvoir discrétionnaire en la matière et n’a pas agi pour mettre fin à cette pratique. Cette approche a abouti à la décision finale d’Aharon Barak, qui, en fait, a légalisé la politique de l’armée en matière d’«assassinats ciblés» – c’est-à-dire d’exécutions extrajudiciaires – mais avec une mise en garde selon laquelle «des restrictions et des limitations doivent être définies pour les assassinats ciblés, de sorte que chaque cas soit examiné séparément».
En réponse à cette décision, la juriste Suzie Navot a écrit: «En théorie, cette décision rendra les assassinats ciblés de terroristes plus difficiles… Mais ce n’est qu’en théorie. En effet, dans la pratique, même aujourd’hui, les forces de sécurité décident d’assassinats ciblés sur la base de considérations similaires à celles énoncées dans le verdict. On peut donc supposer que la situation ne changera pas beaucoup.»
Avec ces propos, Suzie Navot a mis le doigt – en le soutenant – sur le double mirage d’Aharon Barak, dont elle explique la substance et l’objectif comme suit: «La décision sur les assassinats ciblés n’a pas été rédigée uniquement pour l’armée. Il s’agit peut-être de l’un des documents juridiques les plus importants rédigés en Israël du point de vue de la hasbara (politique de relations publiques). Il est essentiellement similaire à d’autres arrêts rédigés par Aharon Barak, notamment en ce qui concerne la muraille de séparation. Des jugements destinés à l’extérieur – vers la communauté internationale qui examine les actions d’Israël dans les territoires [occupés]. La dernière phrase de l’ancien président de la Cour suprême Aharon Barak constitue une déclaration sensée de soutien à la situation impossible d’Israël et à sa guerre constante contre le terrorisme.»
Après tout, il s’avère que ce n’était pas le dernier baroud d’honneur du juge. Agé de 87 ans, il s’est porté volontaire pour revêtir le manteau du Dr. Jekyll afin de légitimer les crimes [4] de M. Hyde – opération au service de la hasbara israélienne [5] – une fois de plus. (Article publié sur le site +972, en date du 10 janvier 2024; traduction rédaction de A l’Encontre; cet article a d’abord été publié en hébreu sur Local Call)
Orly Noy est journaliste auprès du site en hébreu Local Call. Elle est présidente du conseil d’administration de B’Tselem.
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[1] Aharon Barak a fui le ghetto de Knovo – Kaunas actuellement – en Lituanie, en mai 1944, à l’âge de 8 ans. (Réd.)
[2] Louis Imbert dans Le Monde, daté du 11 janvier 2024, en page 2 écrit: «De fait, au fil de sa carrière, M. Barak a protégé avec constance l’Etat et l’armée israélienne de toute critique, menée au nom du droit international, contre la guerre coloniale sans fin qu’ils mènent dans les territoires palestiniens occupés. A la tête de la Cour, Aharon Barak a contribué à avaliser les punitions collectives qu’exerce l’armée en détruisant les maisons d’attaquants palestiniens, comme les assassinats ciblés et les détentions massives de suspects sans charges ni limites de temps.» (Réd.)
[3] Michael Sfard – petit-fils du sociologue Zygmunt Bauman, avocat israélien résidant à Tel-Aviv – cité par Louis Imbert dans Le Monde, affirme: «Il [Aharon Barak] a usé de sa réputation pour approuver et blanchir chaque mesure draconienne introduite par l’occupant israélien pour accroître son contrôle des territoires et soumettre ses habitants.» (Réd.)
[4] Dans le quotidien belge Le Soir du 11 janvier 2024, Baudoin Loos souligne que: «Ce qui inquiète beaucoup les dirigeants israéliens, c’est que l’Afrique du Sud demande dans un premier temps des mesures conservatoires contre Israël (comme la suspension des opérations militaires) fondées sur l’accusation de génocide. Car, comme le dit au site susmentionné le professeur Eliav Lieblich [un défenseur de la politique gouvernementale], de la faculté de droit de l’université de Tel-Aviv, «une telle décision n’exige pas qu’Israël soit déclaré coupable de génocide, mais plutôt que les allégations soient considérées comme “plausibles”». (Réd.)
[5] A propos de la nouvelle étape de hasbara gouvernementale, Baudoin Loos indique dans Le Soir: «Un câble envoyé par le ministère israélien des Affaires étrangères à ses missions à l’étranger et révélé par le site axios.com le montre. «Une décision de la Cour pourrait avoir des répercussions potentielles importantes non seulement sur le plan juridique, mais aussi sur le plan bilatéral, multilatéral, économique et sécuritaire», dit ce texte confidentiel. Le câble charge les ambassades israéliennes de demander aux diplomates et aux politiciens au plus haut niveau dans les pays où elles se trouvent «de reconnaître publiquement qu’Israël travaille à augmenter l’aide humanitaire à Gaza, ainsi qu’à minimiser les dommages aux civils, tout en agissant en légitime défense après l’horrible attaque du 7 octobre par une organisation terroriste génocidaire».
Parions que demain, dans les «informations» nous aurons un récit renvoyant à ce narratif. (Réd.)
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