Par Niloofar Golkar
Le 15 février 2023, vingt structures indépendantes de travailleurs et travailleuses, de professionnels, de féministes, d’étudiant·e·s et une organisation de défense des droits humains en Iran ont publié la Charte des revendications fondamentales des syndicats indépendants d’Iran, soit le premier document collectif rédigé à l’intérieur du pays, exprimant leurs revendications pour un avenir démocratique et de justice sociale, sans dictature ni oppression. [Nous avons publié sur ce site, le 19 février 2023, la traduction de cette Charte. Cette introduction éclaire le contexte et le sens de cette Charte.]
Le 21 février, dix-huit organisations, principalement des organisations d’étudiant·e·s universitaires, ont également soutenu la Charte. Cependant, certains critiquent la Charte concernant la manière dont elle a rassemblé des adhésions sans donner suffisamment de temps à des syndicats importants tels que le Syndicat des travailleurs de la Compagnie de bus de Téhéran et de sa banlieue pour en discuter avec leurs membres et faire part de leurs commentaires.
Cependant, d’une manière générale, la Charte a permis d’engager d’importantes réflexions et discussions ainsi que de promouvoir la participation de la classe laborieuse et d’autres personnes en Iran ainsi que dans la diaspora.
La Charte formule douze revendications. Ces revendications sont présentées comme un cadre initial de référence, ouvert à la discussion et aux développementaux ultérieurs apportés par différents groupes et mouvements sociaux. En mettant l’accent sur la révolution sociale qui vise à libérer le peuple de toutes les formes d’oppression, de discrimination, d’exploitation et de dictature, ces revendications reprennent les principes révolutionnaires fondamentaux de «Femme, Vie, Liberté», telles que je l’explique ci-dessous.
Un tournant dans la politique iranienne
Outre la ferme revendication de mettre fin aux exécutions en Iran et de libérer tous les prisonniers et prisonnières politiques – qui sont des principes non négociables – la Charte aborde quatre thèmes qui pourraient transformer la société iranienne: l’instauration d’un changement venant d’en bas; le lancement d’un débat sur les droits des communautés LGBTQ+ au sein du mouvement ouvrier, ainsi que des débats sur les droits des travailleurs et travailleuses de même que les droits des communautés d’origines diverses dans les régions déshéritées et, marginalisées; enfin, l’accent mis sur la préservation de l’environnement. Cette charte représente un moment de renouveau, un tournant, dans la politique et les mouvements sociaux iraniens.
Tout d’abord, la Charte s’oppose à tout groupe de représentants qui privilégie les solutions du haut vers le bas (top down) pour l’avenir de l’Iran. Par exemple, des membres de l’élite de la société, qui prétendent vouloir un changement de régime, nous ont demandé de mettre nos différences de côté, de devenir faussement homogènes et de les laisser nous représenter et probablement décider de ce qui est le mieux pour le peuple. Nombreux sont ceux qui estiment qu’il s’agit là d’une cooptation du processus révolutionnaire par la droite.
Bien que les membres de ce groupe se soient engagés dans un projet de changement de régime, ils ont choisi la voie de la négociation avec des puissances internationales et le maintien en fonction de nombreuses structures de pouvoir de la République islamique d’Iran. De plus, la révolution «Femme, Vie, Liberté» implique un changement de régime, mais va bien au-delà; elle appelle à la destruction de tous les piliers de la dictature en faveur des communautés qui ont été opprimées durant des décennies par les rapports de pouvoir antérieurs.
En se positionnant dans la voie favorable à la révolution «Femme, Vie, Liberté», la Charte fournit le socle nécessaire à des changements révolutionnaires radicaux en Iran, basés sur la solidarité entre les différents mouvements sociaux du pays. En même temps, la Charte fournit une plate-forme pour connecter les mouvements à l’intérieur et à l’extérieur de l’Iran, en dehors des approches top down de la droite et du risque qui en découle: détourner le sens du soulèvement.
La Charte nous permet de nous rappeler la continuité d’une incroyable résistance sur le terrain. Le soulèvement sous la bannière de «Femme, Vie et Liberté» n’était pas un événement isolé, mais reposait sur les épaules de nombreuses révoltes et de mouvements sociaux précédents, tels que les mouvements féministes, les grèves des agriculteurs et des travailleurs, les actions des syndicalistes, la résistance kurde, les mobilisations des enseignant·e·s, les mouvements d’étudiant·e·s, etc.
La Charte reste concentrée sur les questions clés du soulèvement «Femme, Vie, Liberté», aux préoccupations des femmes et des minorités ethniques marginalisées. Elle nous rappelle qu’une véritable solidarité passe par l’acceptation des différences, tout en critiquant les rapports de pouvoir et les hiérarchisations des identités qui nous sont imposées par différents processus de marginalisation et par les récits étatiques du nationalisme, du patriarcat ainsi que de la violence et répression.
Droits liés au sexe et au genre
Deuxièmement, la Charte reconnaît l’existence et les droits des personnes de sexualités différentes. C’est peut-être la première fois que les droits des communautés LGBTQ+ entrent dans le langage collectif de nombreux regroupements iraniens. Pendant le soulèvement, le chant «Femme, Vie, Liberté»
est allé bien au-delà de sa propre expression et a fait entrer le récit queer dans la conscience de beaucoup, car ce chant symbolisait des décennies d’oppression et de violence étatique sur le corps des femmes et des personnes queer, par exemple le hijab obligatoire, qui va de pair avec des lois discriminatoires et des violences policières quotidiennes, ainsi qu’avec une discrimination systémique et l’exclusion de la vie publique. Ces lois privent les femmes et les communautés homosexuelles du contrôle de leur corps et criminalisent les sexualités et les genres non hétéronormés.
En outre, ces lois imposent une ségrégation sexuelle dans l’éducation et dans de nombreuses professions, au point que les femmes sont interdites ou dissuadées d’occuper de nombreux emplois considérés comme relevant de la sphère masculine. Il en résulte une oppression systématisée des femmes et des LGBTQ+, qui les contraint à occuper des emplois féminisés moins bien rémunérés et, dans de nombreux cas, à se retirer entièrement du monde du travail salarié pour s’adonner à un travail de subsistance et s’enfoncer encore un peu plus dans la pauvreté.
Cette solidarité de la part de la coalition [à l’origine de la Charte] dominée par les mouvements des salarié·e·s, des professionnels et des organisations syndicales est plus qu’appréciable. Toutefois, les critiques adressées à la Charte sont également importantes, notamment en ce qui concerne l’exclusion des personnes de sexe différent dans l’exposé des motifs, ce qui témoigne d’un manque de consultation des groupes LGBTQ+. En fait, la justice pleine et entière inclut également la reconnaissance de ces groupes non pas comme une fin mais comme une étape qui mène à la participation, à la redistribution et à la création de possibilités institutionnelles pour les groupes marginalisés sur la voie de l’autodétermination.
Liberté et égalité pour tous et toutes
Troisièmement, la Charte introduit de multiples ensembles de revendications qui peuvent sembler distinctes mais qui sont liées aux principes de liberté et d’égalité pour tous et toutes et qui constituent le fondement d’une société démocratique.
Certaines de ces revendications concernent la santé et la sécurité des travailleurs et travailleuses, la sécurité de l’emploi et l’augmentation des salaires, ainsi que la justice redistributive pour toutes les régions, y compris le droit d’étudier dans sa langue maternelle. En outre, la Charte exige l’interdiction du travail des enfants et la mise en place d’une assurance chômage, d’une éducation gratuite et de soins de santé pour tous et toutes. Chacun de ces points est nécessaire à une vie digne, comme l’indique le deuxième terme du slogan principal de la révolution, la «Vie».
Le système qui permet que Masha Jina Amini soit kidnappée et tuée par la police des mœurs juste à cause de son apparence est le même système qui crée le récit nationaliste de l’Etat qui normalise la violence extrêmement meurtrière dans certaines villes frontalières telles qu’au Kurdistan et au Baloutchistan.
C’est également le même système qui ne peut tolérer les organisations des travailleurs «indépendants» et les syndicats indépendants en Iran. Par exemple, l’Etat iranien a imposé des décennies d’oppression contre les syndicats indépendants de travailleurs «indépendants» ou «temporaires», ce qui a conduit: à l’emprisonnement de nombreux militants syndicalistes; à la répression brutale des grèves et des travailleurs en grève; et à l’autorisation donnée à leurs employeurs de les licencier et de les remplacer sans aucun contrôle.
Dans le même temps, nous devons prêter attention à la situation des travailleurs et travailleuses qui ne trouvent pas d’emploi dans la main-d’œuvre «régulière» et sont poussés vers un emploi «pénalisé», «criminalisé» parce qu’ils vivent dans des régions périphériques, telles que le Kurdistan et le Baloutchistan. Ces régions ont été systématiquement maintenues sous-développées et ont souffert d’une pauvreté imposée sous les régimes monarchistes et islamistes de l’Iran.
Un exemple de travail «criminalisé» est le transport de carburant entre les frontières, appelé sookhtbari [signification: «déplacer du carburant»], qui est devenu la principale source de revenus pour de nombreuses familles baloutches lorsqu’il n’y avait pas d’autres possibilités. Ces travailleurs courent le risque extrême d’être abattus et de voir leurs marchandises volées ou détruites par le gouvernement. La semaine dernière encore, les forces armées de l’Etat iranien ont tiré sur deux véhicules qui ont ensuite explosé, entraînant la mort par brûlure de cinq Baloutches. La situation est similaire dans une autre région, au Kurdistan, avec le koolbari [travail transfrontalier], un instrument de survie imposé qui est le seul moyen de gagner son argent. Mais à cause du récit nationaliste et des frontières, ces morts sont censées à nos yeux être considérées comme normales.
Enfin, la Charte aborde la question de la préservation et la soutenabilité de l’environnement. L’Iran s’affronte actuellement à une sécheresse causée par le changement climatique et la mauvaise gestion de ses ressources en eau. Les ressources naturelles du pays souffrent de formes de développement non soutenables qui ne donnent pas la priorité aux systèmes locaux et traditionnels de gestion de l’eau dans les zones rurales, les activités agricoles ou les régions marginalisées. Cette situation a exercé une pression sur d’autres minorités ethniques en Iran, telles que les exploitants agricoles arabes. Cela a entraîné des migrations massives, tout en offrant aux grandes firmes l’occasion d’accumuler les terres laissées en jachère. L’ouverture d’une discussion sérieuse sur ce sujet devrait également permettre d’inclure la reconnaissance du droit des collectivités à l’autodétermination par le biais de la démocratie participative et de la souveraineté sur les ressources naturelles de leurs régions afin d’apporter des solutions collectives aux catastrophes environnementales.
En fin de compte, en Iran, lorsque nous luttons pour la chute de la dictature aux côtés de «Femme, Vie, Liberté», nous aspirons à une nouvelle société démocratique, avec une approche révolutionnaire des rapports sociaux de pouvoir, qui intègre l’équité, la liberté et la vie dans la dignité. Cela ne sera possible qu’en donnant aux acteurs/actrices sociaux et aux communautés les moyens de décider pour eux-mêmes et de créer des systèmes de démocratie participative. La majorité et la pluralité des communautés ainsi que leurs problèmes seront abordés et inscrits dans notre imaginaire radical, à condition que nous commencions à les aborder dès maintenant, même si c’est de manière limitée ou imparfaite. (Article introductif publié sur le site de Socialist Project-The Bullet, 12 mars 2023; traduction par la rédaction de A l’Encontre)
Niloofar Golkar est doctorante au département de politique de l’Université York (Toronto, Ontario). Elle est directrice de stage au Center for Global Studies du Huron College, Western University (Ontario)
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