Entretien avec Hamdine Sabahi conduit
par Fouad Mansour et Salma Shukrallah
Les affrontements entre la police et les étudiants continuent au Caire et à Alexandrie. Trois bombes ont explosé ce 2 avril: deux à l’entrée de l’université du Caire où se trouvaient des policiers qui encerclent les bâtiments universitaires depuis une dizaine de jours; une autre, deux heures plus tard, dans un parc à proximité de l’université. Le général de brigade Tarek al-Mergawi, qui était à la tête des services de police judiciaire du Caire, a été tué. Parmi les blessés se trouve le général Abdel Raoul al-Serafi, un conseiller du ministre de l’Intérieur. Le campus universitaire du Caire est présenté comme un des bastions des manifestants pro-Morsi.
Ibrahim Mehleb, le Premier ministre par intérim, de suite, a convoqué une réunion des ministres de l’Intérieur, de la Défense et de la Justice ainsi que des services de sécurité militaires. Une quinzaine d’étudiants se trouvant dans les environs ont été arrêtés. Il y a quelques jours, deux étudiants ont été tués lors d’affrontements avec la police à l’université d’Al-Azhar au Caire. En février, le gouvernement a émis un décret permettant d’entrer dans les enceintes universitaires et donnant l’autorisation à l’administration universitaire d’expulser les étudiants qui manifestaient (ahramonline, 2 avril 2014).
Dans une intervention télévisée, Ibrahim Mehleb a affirmé la détermination du pouvoir «de lutter contre le terrorisme». Les mesures et les pratiques autoritaires se renforcent, comme l’illustrent aussi bien la condamnation à mort de plus de 500 membres des Frères musulmans accusés d’avoir tué un policier que les arrestations de quatre dirigeants de la grève nationale des postiers (voir à ce sujet les deux notes de l’article publié sur ce site en date du 25 mars 2014).
Dans ce climat politique pesant, la grève partielle des médecins, commencée le 7 janvier, se radicalise face à l’attitude du gouvernement qui refuse une véritable négociation. L’Assemblée générale des médecins, qui s’est tenue le 28 mars 2014, a posé la question d’une démission collective du secteur public. Selon le syndicat, la grève est suivie par 64’000 médecins. Leurs revendications portent sur les salaires et sur la qualité des services qu’ils doivent assurer. Ces derniers continuent toutefois d’assurer les services des urgences, d’ambulance, de radiologie.
La secrétaire générale du syndicat, Mona Mina, répond de la sorte aux allégations du gouvernement: «Le gouvernement n’a pas besoin de consacrer un budget supplémentaire pour satisfaire les revendications des médecins et d’autres professions médicales. Il suffit de redistribuer équitablement les revenus en appliquant le salaire minimum et maximum. Mais le ministère de la Santé refuse de divulguer les salaires des hauts responsables et ne semble pas soucieux d’écouter les milliers des jeunes médecins qui se battent depuis des années pour atteindre un salaire qui leur garantisse une vie digne.»
Face aux appels d’Al-Sissi – candidat dorénavant officiel à l’élection présidentielle – à une reprise du travail et à une attitude qui indique que les médecins «aiment plus leur pays que l’argent», la réponse du comité de grève a été nette: «Les hôpitaux militaires, autrement mieux fournis que les civils, doivent être ouverts au public, ce qui indiquerait que Al-Sissi est soucieux de la population; les revenus faramineux des dirigeants du ministère de la Santé doivent être rendus publics et reversés au public.» De plus, le syndicat réclame que la part du budget consacré à la santé publique passe de 3,5% à 15%, «cela pour le bien-être des patients».
Selon le politologue Achraf Al-Chérif, la grève des professions médicales est soutenue par de larges secteurs de la population qui aspirent de même à une amélioration rapide de leur situation. Il conclut: «Chacune de ces grèves des professions médicales révèle une injustice des conditions de travail précaires et des salaires dérisoires. Des problèmes qui se sont accumulés au fil des ans et qui ont mené à cette explosion. La classe ouvrière attendait avec espoir un changement radical, mais même les plus légitimes de leurs demandes n’ont pas été prises en compte. Trois ans après la révolution, aucun projet consistant n’a été proposé par les gouvernements successifs pour concrétiser la justice sociale ou au moins remédier à la reformulation des statuts salariaux. Il est temps de relever le défi parce qu’en bloquant les canaux de négociations avec les grévistes, le gouvernement ne fait qu’aggraver le problème.» (Al Ahram Hebdo, 2 avril 2014)
Sur cet arrière-fond d’une crise sociale qui s’approfondit – bien que les aides de l’Arabie saoudite se fassent assez généreuses, en vue d’assurer la «stabilité et l’ordre» dans le plus grand pays de la région – se profile pour le mois de mai une campagne présidentielle. Devraient s’affronter le maréchal redevenu «simple citoyen» Abdel Fattah al-Sissi [1] et Hamdine Sabahi, nassérien de gauche selon la qualification la plus courante.
Ce dernier a accordé un entretien à ahramonline (publié le 29 mars 2014), effectué avant que la candidature d’Al-Sissi soit officielle. Al-Ahram Hebdo en a publié la version française que nous reproduisons ci-dessous. (Rédaction A l’Encontre)
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Pourquoi avez-vous décidé d’entrer en lice de la présidentielle malgré les réserves que vous avez émises sur le contexte des élections?
Hamdine Sabahi: J’ai pris part à une révolution qui doit accéder au pouvoir. Depuis le déclenchement de la révolution et la destitution de deux présidents, le pouvoir a été transféré à des autorités transitoires et non à ceux qui ont mené cette révolution. Par conséquent, cette révolution demeure incomplète, et la révolution ne pourra accéder au pouvoir qu’à travers des élections. La jeune génération qui a mené cette révolution a un projet à achever. C’est son droit de trouver dans ces élections la personne qui la représente et qui reflète son discours et ses objectifs. Nous ne pouvons pas laisser les prochaines élections se transformer en un référendum avec un seul candidat. Ceci ne crée pas de système démocratique.
Bien que l’immunisation des décisions du Haut Comité des Elections laisse beaucoup de doutes sur l’intégrité des élections, je pense que notre force sur le terrain sera notre garantie pour obtenir des élections transparentes. C’est la force du peuple qui imposera des élections intègres. De nombreuses étapes sont à franchir.
Si nous enregistrons des restrictions sur notre liberté de collecter des signatures ou d’entrer en contact avec les citoyens, ou si nous nous trouvons confrontés au bras de fer de l’Etat qui travaille en faveur d’un certain candidat, nous allons alors reconsidérer notre participation aux élections. Si nous nous trouvons dans des circonstances similaires à celles des parlementaires de 2010 qui ont dépassé les limites de la fraude, nous devrons revoir nos positions.
Dans ce cas, vous vous retirerez comme en 2010 ?
Oui, exactement. Si l’expérience de 2010 se répète, il faudra s’attendre à la même réaction. [2]
Que pensez-vous des personnes qui se sont retirées de la course à la présidentielle et qui pensent que leur simple participation confère une légitimité à un processus électoral biaisé ?
On ne peut pas créer de véritable modèle démocratique sans s’engager sur cette voie difficile. La participation aux élections est le meilleur moyen pour mesurer la taille et l’influence des forces civiles. Je ne peux tester mon influence qu’à travers un processus électoral transparent.
Je ne me retirerai des élections qu’en cas de graves violations. Mais, d’après ce que je vois aujourd’hui, et selon mon expérience, rien ne me poussera à me retirer. Sinon, devrai-je attendre que la démocratie soit entièrement mature, que quelqu’un vienne me l’offrir sans problème ? On ne peut bâtir de démocratie dans l’attente. On ne peut la bâtir que lorsque le peuple l’acquiert à travers son accession au pouvoir.
Comment envisagez-vous le contexte politique dans lequel les élections seront organisées?
Les transitions sont extrêmement complexes. Nous vivons dans une atmosphère fortement polarisée qui se dresse derrière une compétition politique. Cette atmosphère se caractérise par des discours haineux et par une exclusion de l’autre. Les courants de l’islam politique avaient instrumentalisé la religion, afin d’exclure les autres en les considérant comme des infidèles. Aujourd’hui, la même scène se répète, mais au nom du patriotisme, et parfois même au nom de la révolution.
Tous reflètent une mentalité d’exclusion basée sur l’idée de « qui n’est pas avec moi, est contre moi ». Les médias aussi jouent un rôle dans l’exacerbation de la polarisation. Ce rôle est lié aux intérêts des propriétaires des chaînes ou de l’influence de l’Etat sur ces médias, leurs propriétaires ou les gens qui y travaillent. Ces médias font de la propagande plus que leur travail.
La candidature d’un militaire était-elle une option lors de l’élaboration de la feuille de route?
Non, ce n’était pas une option. De toute façon, si l’idée avait été présentée à cette époque, elle n’aurait pas été acceptée. Elle est devenue une option à cause du terrorisme qui requiert une poignée de fer. Cependant, je pense que si le Front National du Salut, en tant que principal soutien du 30 juin, avait immédiatement déclaré un plan pour l’élection présidentielle et avait présenté un candidat, les forces armées et Al-Sissi auraient été fort heureux. Mais le bloc civil et les jeunes révolutionnaires étaient trop divisés. Le bloc civil, y compris moi-même, est responsable des critiques qu’on nous a adressées. Les gens ne peuvent pas rester pour toujours dans la rue. La candidature d’Al-Sissi est dictée par ces circonstances.
Quelles seront vos priorités si vous êtes élu président de la République ?
Ma première priorité est que les Egyptiens ressentent que le pays est le leur, que c’est un Etat compétent, juste et qui est au service de ses citoyens. Les nouvelles générations ont besoin de se sentir intégrées dans un projet qui crée un Etat civil moderne dont les principaux piliers sont la démocratie et la justice sociale. Le peuple a besoin de se sentir en sécurité. Ainsi, il est indispensable de mettre un terme au terrorisme. Mais pour réaliser cet objectif, on ne peut compter sur la solution sécuritaire uniquement. Nous avons également besoin de solutions politiques, sociales et culturelles.
Ma seconde priorité est le gagne-pain. Il est indispensable de procéder à une redistribution des richesses en faveur de la majorité pauvre, mais aussi à l’augmentation des richesses, car la redistribution seule ne peut engendrer de justice sociale.
Troisièmement, pour instaurer un Etat juste et équitable, il est indispensable de mettre en application la loi sans aucune discrimination entre chrétiens et musulmans, pauvres et riches, hommes et femmes. Nous avons suffisamment d’articles dans la Constitution garantissant cette équité.
Comment ceci est-il applicable dans le contexte sécuritaire actuel?
Si le président est élu démocratiquement, il sera protégé par le peuple et il n’y aura pas d’excuse. L’Etat égyptien tend à être loyal envers le président, il peut contribuer à son succès comme à son échec. Le président, qui est soutenu par le peuple, ne peut être vaincu par l’Etat. Cependant, le président qui contrecarre les institutions de l’Etat ne sera pas capable d’accomplir son programme.
Nous voulons un président qui réalise parfaitement que c’est la force du peuple qui lui permettra d’accomplir son projet et qui se comporte avec l’Etat dans le but de le protéger et non pas le détruire. Mon projet a pour objectif de renforcer l’Etat, parce qu’il est trop faible. Je veux un Etat puissant, et ceci nécessite de sérieux changements. Le développement est requis à tous les niveaux.
L’un des problèmes majeurs du ministère de l’Intérieur est son manque de qualification. Je ne veux aucune violation contre les citoyens de la part du ministère de l’Intérieur. Cependant, je suis parfaitement conscient que ceci signifie que les critères de recrutement doivent être modifiés et que les policiers doivent apprendre beaucoup plus sur les droits de l’homme. Ils doivent être tenus responsables de leurs violations, mais ils ont aussi besoin d’être formés et entraînés pour être capables d’appliquer la loi sans violations.
Quel sera le rôle de l’armée ?
J’aspire à une armée forte, car notre armée est devenue presque la seule dans le monde arabe. Et pour qu’elle devienne forte, elle a besoin d’être une armée qualifiée en armements, entraînement et capacité de guerre. Son rôle principal doit être la protection de la sécurité de l’Egypte, pour l’aider à regagner son rôle pionnier dans la région. L’armée, conformément à la Constitution, est « la priorité du peuple », et le meilleur rôle qu’elle doit accomplir est « de protéger et non de gouverner ». Plus l’armée restera loin de la politique, plus elle gagnera le soutien du peuple.
L’armée crée des héros, alors que le peuple produit des activistes. Laissons les activistes assumer cette tâche, afin que l’armée puisse accorder tout son intérêt à la lutte contre le terrorisme. Elle ne doit pas s’occuper d’autre chose, car elle affronte des menaces de l’intérieur comme de l’extérieur.
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[1] Le maréchal Al-Sissis et le candidat présidentiel ne doivent pas être moqué. Un jeune paysan, Omar Abul Maged, a été condamné, le dimanche 30 mars, à un an de prison par le tribunal de Qena en Haute-Egypte, pour avoir exprimé son opposition au coup d’Etat du 3 juillet par l’armée contre Morsi, en affublant son âne d’un poster à effigie du maréchal et en coiffant l’animal d’une casquette militaire. En égyptien sissi veut dire mulet. Après six mois de préventive, le paysan doit encore purger six mois. L’enquête a été «approfondie»! (Rédaction A l’Encontre)
[2] Les élections parlementaires de 2010, tenues sous le règne de Hosni Moubarak, furent parmi les plus falsifiées de l’histoire du régime. Le Parti national démocratique (ND) a obtenu 86% des sièges au premier tour. Tous les partis se sont retirés lors du second tour. Les partis classés d’opposition ont reçu, au total, 3% des sièges, contre 23% lors de l’élection précédente. (Rédaction A l’Encontre)
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