Par Aliaa Al-Korachi
et Héba Nasreddine
Le 22 novembre 2012, le président égyptien Mohamed Morsi émet un décret lui donnant des pouvoirs spéciaux. Face à ce premier coup de force, la mobilisation contre cette «prise en main» de la révolution manifesta son ampleur le 27 novembre. Dans ce contexte, Morsi fit accélérer les travaux d’une Constituante étroitement contrôlée par les Frères musulmans qui, lors d’une séance de plus de 20 heures, adopta, le 30 novembre, une Constitution de 234 articles. Elle doit remplacer la Constitution qui présidait sous le régime d’Hosni Moubarak. Morsi décida que la nouvelle Constitution serait soumise à référendum le 15 décembre. Face à la nouvelle vague de mobilisation d’un large éventail d’opposants, les Frères musulmans sont aussi descendus dans la rue. Le 4 décembre, les opposants au régime autoritaire que veut mettre en place et stabiliser Morsi réunirent d’amples forces devant le palais présidentiel d’Héliopolis. Le 5 décembre, des affrontements entre les troupes des Frères musulmans et les opposants se sont produits devant le palais.
Avant d’analyser plus à fond la nature de l’affrontement social et politique à l’œuvre en Egypte, il nous apparaît utile de porter à la connaissance des lectrices et lecteurs du site A l’Encontre les arguments critiques visant le projet anti-démocratique de Constitution. Nous complétons ce texte avec une déclaration du syndicat SUD Solidaires, qui souligne la politique anti-ouvrière et anti-syndicale du régime, et l’importance d’appuyer le mouvement pour un syndicalisme indépendant en Egypte, un des éléments du nouveau issu de la révolution qui fit chuter la dictature de Moubarak. (Rédaction A l’Encontre)
*****
Le projet limite la durée du mandat du président de la République à quatre ans et lui interdit plus de deux mandats successifs. Pourtant, il annule le texte rendant obligatoire la nomination d’un vice-président, voté par les Egyptiens lors du référendum de mars 2011. Réparties dans une vingtaine d’articles, les prérogatives du chef de l’Etat restent très larges, même si la forme change en exigeant que les décisions du président soient approuvées par le Parlement ou à la suite d’un référendum. Le président nomme le chef du gouvernement (139) et déclare l’état d’urgence (148).
Il a le droit de dissoudre le Parlement (127-139) et de promulguer des décrets ayant force de loi (131). Il est le commandant suprême des Forces armées (146). Il élabore les politiques de l’Etat (140) et conclut les traités et les accords avec les pays étrangers (145). Le projet ignore le jugement du chef d’Etat pour corruption politique. Son jugement ne peut avoir lieu qu’en cas de criminalité et de haute trahison, mais le texte ne définit pas cette dernière. L’acte d’accusation doit être présenté par le tiers des députés de l’Assemblée du peuple et approuvé par les deux tiers et non plus par le procureur général. Le projet transgresse le pouvoir judiciaire en accordant au chef d’Etat le droit d’amnistie ou de réduction d’une peine (149). L’article 150 permet au président de convoquer les électeurs à un référendum sur des questions importantes concernant le pays, sans préciser la nature de ces questions.
Le Conseil consultatif, une citadelle
L’article 131 accorde des prérogatives supplémentaires au Conseil consultatif. Cet article octroie à cette Chambre le droit d’exercer seule le pouvoir législatif en cas de dissolution de l’Assemblée du peuple. L’article a été ajouté lors des derniers débats sous prétexte de «récupérer» le pouvoir législatif au président de la République. En réalité, l’article vise en premier lieu à empêcher la dissolution par la justice de cette Chambre haute du Parlement où les islamistes occupent la majorité des sièges. Le texte neutralise les recours présentés contre la composition du Conseil consultatif devant la Haute Cour constitutionnelle.
L’article 202 donne au Conseil consultatif d’autres prérogatives, dont celle d’approuver la nomination par le président de la République des chefs des organismes de contrôle. Ces chefs ne peuvent être suspendus de leurs fonctions qu’avec l’approbation de la majorité du Conseil. Un texte qui est en contradiction avec les prérogatives de ces organismes chargés de contrôler les dépenses de l’argent public, y compris celles du Conseil consultatif.
La Cour constitutionnelle, des juges en moins
La Haute Cour constitutionnelle, qui a émis des verdicts contre le gré de la confrérie, est visée dans l’article 179. «La Haute Cour constitutionnelle est formée d’un président et de dix membres. La loi définit les autorités, judiciaires ou autres, chargées de les nommer et détermine les conditions et la méthode de leur nomination.» L’article réduit ainsi le nombre de magistrats membres de la Cour de 19 à 11. L’article 233 stipule que les 8 juges en plus de la cour actuelle sont les plus jeunes et exige «leur retour à leurs instances judiciaires d’origine d’où ils ont été sélectionnés avant de rejoindre la Cour constitutionnelle». Ainsi le président peut se débarrasser de ces forts ennemis de la cour, Tahani Al-Guébali et Hatem Bégato.
Le jugement des civils devant les tribunaux militaires maintenu
Un article interdisant le jugement des civils devant les tribunaux militaires a été annulé à la dernière minute. L’article 198 relatif aux tribunaux militaires permet de «traduire les civils devant la justice militaire pour les crimes portant atteinte aux forces armées, lesquels seront définis par la loi». L’article maintient intact le droit donné aux militaires de juger des civils sous le code de la justice militaire qui a longuement servi d’outil de répression contre l’opposition. L’article donne aux juges militaires, nommés par le ministre de la Défense, les mêmes droits et la même immunité que les juges normaux.
Détention et torture autorisées
Le texte dans le chapitre II sur les Droits et Libertés prévoit des garanties de base contre la détention arbitraire (article 35) et contre la torture ainsi que les traitements inhumains (article 36). Pourtant, il n’incrimine pas totalement l’usage de la torture. En effet, l’article 36 stipule qu’«un citoyen arrêté ou emprisonné (…) doit être traité d’une manière qui protège sa dignité. Il ne doit pas être intimidé, faire l’objet de contraintes ou être blessé physiquement ou psychologiquement». Le code pénal limite, de son côté, l’usage de la torture à la torture physique et dans les cas où les suspects ont été officiellement accusés. De plus, la nouvelle version n’interdit plus clairement la diffamation des détenus dans les médias.
Liberté de la presse: mains ligotées
L’article 48 sur la presse ne protège pas la liberté de celle-ci. Non seulement il n’empêche pas l’emprisonnement des journalistes, mais en plus il ne reconnaît pas la presse en tant que «pouvoir populaire indépendant». Il permet la fermeture et la suspension des journaux sur verdict de justice, alors que la loi 147 de l’année 2006 l’avait interdit après des années de lutte par les journalistes pour acquérir ce droit. L’article souligne que la presse doit respecter les «exigences de la sécurité nationale». Des termes ambigus et vagues.
L’accès à l’information, des restrictions «voilées»
L’article 47 menace sérieusement le droit d’accéder à l’information. Bien qu’il stipule littéralement, contrairement à la Constitution de 1971, que «la liberté d’accès à l’information, aux données, aux statistiques, et aux documentations est un droit garanti par l’Etat au citoyen», il met des conditions strictes à l’exercice de ce droit. Cet accès ne doit pas entre autres s’opposer à «la sécurité nationale».
Mineurs: enfance perdue
Ils représentent 38% de la population et ils n’ont pas le droit de dire «non» à cette Constitution qui ignore leurs droits les plus élémentaires. Les enfants sont quasi absents de cette Constitution. Seul l’article 70 aborde les droits de l’enfant. Il garantit aux mineurs le droit à «un nom, aux soins familiaux, à la nutrition de base, au logement, aux services de santé et religieux et à la protection en cas de disparition de sa famille». Le texte a pourtant omis de définir l’âge limite de l’enfance négligeant ainsi la Convention internationale des droits de l’enfant, qui considère comme mineure toute personne de moins de 18 ans. L’objectif est de rendre légal le mariage précoce des filles. Il n’y a aucun règlement se rapportant au travail des enfants et leur protection contre les risques de l’emploi. L’article 70 interdit l’emploi des enfants dans des tâches «non adéquates» jusqu’à l’âge de scolarité obligatoire, c’est-à-dire jusqu’à 15 ans. Il légalise ainsi le travail des mineurs. Le texte autorise aussi la détention des enfants pendant une durée déterminée.
Statut de la femme, le retour en arrière
Aucun progrès en ce qui a trait aux droits de la femme. Bien au contraire, c’est un recul qui s’opère par rapport à la Constitution de 1971. L’article 33 interdit la discrimination et stipule que «tous les citoyens sont égaux devant la loi. Ils ont les mêmes droits et devoirs publics», les femmes ne sont pas explicitement mentionnées. Pire, la formule «sans distinction basée sur le genre», qui faisait partie de l’ébauche précédente et qui était aussi mentionnée dans l’ancienne Constitution, a été supprimée à la dernière minute avant le vote final. L’absence de référence à la discrimination sur la base du genre est perçue par plusieurs comme une insistance sur le fait de ne pas fournir une protection constitutionnelle aux droits des femmes. Le droit de la femme est mentionné seulement dans l’article 10, mais seulement dans sa position de mère. Selon cet article, «l’Etat doit fournir des services gratuits pour la maternité et l’enfance, et veiller à l’équilibre entre les obligations des femmes à l’égard de leurs familles et leur travail».
La charia: les islamistes crient victoire
Si le coup de force des salafistes pour tenter de remplacer la formule «principes de la charia», dans l’article 2 par «préceptes de la charia» n’a pas abouti, laissant l’ancien texte intact, un nouvel article 219 apparaît et est considéré comme une sorte d’amendement de l’article 2.
Il présente une explication des «principes de la charia» qui, selon le texte, englobent «les règles fondamentales et la jurisprudence des doctrines sunnites». Selon les juristes, cet article mettra le législateur dans un état de confusion et peut faire l’objet d’une multitude d’interprétations due à la différence entre les doctrines islamiques. Egalement, il suscite la crainte d’une intervention des islamistes dans le droit pénal.
Al-Azhar: un rôle politique
L’article 4 donne à l’institution sunnite d’Al-Azhar la tâche d’interpréter la charia. Il stipule que «l’opinion du conseil d’Al-Azhar doit être prise pour les affaires concernant la charia». Le mot «affaires» est vague qui peut aller au-delà d’une simple opinion. Il pourrait donner à cette institution religieuse un droit de regard sur les lois. Et celles-ci ne seraient mises en vigueur qu’après leur adoption par le Conseil des hauts érudits d’Al-Azhar, nommés par le président.
___
Cet article publié le 5 décembre 2012 dans Al-Ahram.
*****
Dérive dictatoriale en Egypte
Par Union syndicale Solidaires, 4 décembre 2012
L’Union syndicale Solidaires apporte son soutien à la Fédération égyptienne des syndicats indépendants (EFITU) qui participe, depuis le samedi 25 novembre, à l’occupation pacifique de la place Tahrir.
La nouvelle centrale syndicale entend ainsi protester contre la volonté du Président de la république, Mohammed Morsi, de s’accaparer tous les pouvoirs et de soustraire la présidence de la république et l’ensemble des institutions contrôlées par sa famille politique à tout contrôle du pouvoir judiciaire.
Jeudi 22 novembre, le Président Morsi qui cumule déjà les pouvoirs exécutifs et législatifs, a en effet émis une Déclaration constitutionnelle interdisant tout recours en justice contre ses décisions exécutives ou législatives, ainsi que contre la Constituante ou le Sénat à majorité islamiste.
Ceci est d’autant plus problématique que les modalités de la composition de la Constituante sont contestées devant la justice. Les travailleurs, par exemple, y sont représentés par le Ministre du travail Khaled El Azhari dont les syndicats égyptiens ont pu observer le comportement défavorable aux travailleurs depuis le peu de temps où il est au Ministère.
Les seuls articles mentionnant les travailleurs ou la justice sociale ne sont contraignants ni pour l’Etat ni pour les employeurs. Simultanément, les textes protègent les intérêts des propriétaires d’usines et d’entreprises.
Pourtant actuellement des patrons :
– s’abstiennent de payer leurs salariés,
– multiplient les licenciements,
– ferment des entreprises en mettant tous ses salariés au chômage une fois qu’ils ont profité de tous les avantages et exonérations fiscales et qu’ils ont de surcroît, obtenu des prêts bancaires qu’ils ne remboursent jamais.
L’Union syndicale Solidaires partage par ailleurs l’inquiétude des travailleurs égyptiens concernant une Déclaration constitutionnelle qui donne au Président le pouvoir d’élaborer les lois, de les mettre en œuvre, et de priver les citoyens de tout recours en justice contre elle.
Si, par exemple, le Président promulguait une loi ordonnant la dissolution de tous les syndicats créés après la Révolution, personne, n’aurait le droit de s’y opposer. Cette menace est d’autant plus réelle que le Président Morsi a affirmé au cours de son discours du 23 novembre qu’il allait utiliser la loi contre ceux qui bloquent la production ou les routes. Cela signifie que s’il promulgue une loi interdisant les grèves, rassemblements, sit-in, occupation des locaux…les travailleurs ne pourraient plus défendre leurs droits.
La première loi promulguée par le Président après ce discours a d’ailleurs été un texte autorisant l’Etat à s’ingérer dans les affaires syndicales. Elle lui permet, au sein des syndicats nationaux existant sous Moubarak, de remplacer les dirigeants ayant atteint l’âge de la retraite par des cadres des Frères musulmans (loi n°97 de l’année 2012 modifiant la loi n°35 de l’année 1976).
L’Union syndicale Solidaires dénonce par ailleurs les mesures répressives que subissent régulièrement les syndicalistes égyptiens : harcèlement judiciaire, emprisonnements, licenciements, sanctions disciplinaires, mutations arbitraires… parce qu’ils pratiquent le droit de grève ou celui de créer des syndicats.
Nous dénonçons également toute criminalisation de la grève et des sit-in.
L’Union syndicale Solidaires apporte son soutien aux syndicats égyptiens qui revendiquent :
– la garantie des libertés syndicales par la Constitution et les lois,
– l’élaboration d’un nouveau Code du travail garantissant les droits des travailleurs,
– la promulgation urgente d’une loi établissant un salaire minimum et un salaire maximum,
– la réintégration des salariés licenciés arbitrairement.
Soyez le premier à commenter