Ukraine. «Zaporijia: l’exode au compte-goutte des réfugié·e·s de Marioupol»

Par Veronika Dorman (Zaporijia)

En descendant du car, Nadijda cligne des yeux, pour s’habituer à la lumière blanche du jour. Son regard bleu est voilé. «C’est atroce, atroce, ils nous ont tout pris», souffle-t-elle d’une voix atone. Avec ses deux filles, sa belle-fille, ses arrière-petits-enfants, la vieille femme de 87 ans a passé huit heures à bord d’un car, en provenance de Berdiansk. Contrôlée par les Russes depuis le début de la guerre, la ville portuaire, à 200 km au sud de Zaporijia, est devenue la porte de sortie du sud du pays occupé. C’est par là aussi que passent tous les réfugiés de la ville martyre de Marioupol qui ne veulent pas aller en Russie.

Après plusieurs jours de négociations entre Russes, Ukrainiens, différentes capitales (Paris, Ankara, Athènes) et organisations internationales, «l’opération humanitaire exceptionnelle» souhaitée depuis une semaine par Emmanuel Macron n’a toujours pas pu avoir lieu. Vendredi soir, le Comité international de la Croix-Rouge, en charge de l’organiser, a annoncé que son équipe envoyée à Marioupol avait dû rebrousser chemin, l’évacuation des civils étant «impossible» à ce stade. Une nouvelle tentative doit avoir lieu ce samedi 2 avril.

«Plus de maison»

Entre-temps, les réfugié·e·s continuent d’affluer, par centaines, tous les jours, depuis trois semaines, sur le parking d’un grand centre commercial, «Epicentre», leur premier point de chute en Ukraine libre. «Nous sommes des sans-abri»: Alexandre, sérigraphe, et son épouse Lubov, esthéticienne, vivaient à l’orée nord-est de Marioupol, dans le village d’Ukraïna, aujourd’hui «totalement rasé». Vendredi matin 1er avril, ils ont rejoint un convoi organisé par des bénévoles, parti de Berdiansk. Selon l’administration de Zaporijia, entre 2000 et 3000 personnes arrivent ici tous les jours, dans des bus affrétés par la municipalité (qui font l’aller chargés d’aide humanitaire), ou dans leurs propres véhicules, qui rejoignent le convoi. Avec ou sans couloir humanitaire officiellement décrété. Au 31 mars, 65’129 arrivants, surtout des femmes et des enfants, ont été recensés par les autorités locales.

Dans le hall du centre commercial, les arrivants sont accueillis par des bénévoles. «On les emmène se laver les mains, se rafraîchir, ils n’ont pas vu d’eau courante depuis des semaines parfois», explique Elena, une spécialiste en pédagogie de 55 ans. «Ils ont besoin de boire un thé ou un café, pour se calmer, reprendre leurs esprits. Ensuite ils peuvent s’occuper de tout le reste.» C’est-à-dire se renseigner par exemple sur les différentes solutions que propose la ville de Zaporijia, devenue un hub d’accueil des réfugiés du sud: prendre un train pour Lviv, ou passer une nuit sur place, dans un des dortoirs organisés dans les écoles maternelles de la ville, embarquer dans un car pour Dnipro, 120 km vers le nord. Ou encore demander de l’aide aux psychologues bénévoles. Dont Maria, qui reconnaît «ceux qui arrivent de Marioupol à leurs mains, noires de suie. Ce sont les plus traumatisés. Parfois nous sommes obligés de les forcer à descendre de la voiture. Ils restent assis là, à regarder devant eux, incapables de bouger». Des repas chauds sont servis à volonté, des vêtements propres à disposition. Et toutes sortes de petits services proposés gratuitement: taxi, réparations diverses, ou encore assistance avec les enfants, le temps que les mères, presque toujours seules, puissent souffler.

Veronika, 9 ans et des taches de rousseur. Elle aurait un regard espiègle s’il n’était pas un peu immobile. Emmitouflée dans une doudoune rose métal, elle débite sans reprendre son souffle: «C’était l’enfer, une roquette est arrivée dans l’immeuble derrière chez nous, je l’ai vue, ça a fait un trou de deux étages, et puis, de l’autre côté, la maison a été complètement bombardée. Plus de maison, ça faisait très peur. On a passé beaucoup de temps à la cave, dans le noir. Je me suis fait une copine, elle avait une lampe torche, on jouait aux cartes. Je regrette juste de ne pas avoir gardé son numéro de téléphone…» Et d’énumérer: «Il y avait trois cratères dans cour, deux trous d’obus dans le mur, toutes les vitres avaient volé, deux voitures ont brûlé…» Puis, sans transition: «J’ai 6 coupes et 32 médailles de gym sportive et 22 de danse de salon, mais j’ai pas pu les prendre avec moi, les rubans sont aux couleurs de l’Ukraine, les Russes auraient jamais laissé passer ça.» Mais elle a emporté la pieuvre réversible en peluche que sa grand-mère lui a offerte pour son anniversaire. Et le livre qu’elle lit en ce moment, Charlie et la Chocolaterie. Et pour finir, comme ça, en passant: «Quand papi nous a récupérées, une dame lui a demandé de l’aider à enterrer des corps, mais on n’avait pas le temps, on devait aller récupérer notre chat pour partir…»

«C’est tellement calme ici, par rapport à Marioupol. Nous avons passé vingt-et-un jours dans la cave. On sortait juste pour se faire à manger», dit sa grande sœur, Marina. «L’atmosphère était indescriptible, renchérit leur mère Viktoria. A chaque bombardement, nous descendions, dans le noir, pour de longues heures. Nous restions tous là, à prier, pour survivre jusqu’au matin, et ne pas se faire ensevelir sous les décombres.»

Long périple

La famille a été accueillie chez des voisins au rez-de-chaussée, abandonnant son appartement du cinquième étage, trop exposé. «Nous vivions tous en très bonne entente, je cuisinais pour tout l’immeuble, d’autres coupaient du bois. Nous faisions fondre de la neige pour avoir de l’eau.» Le pain a manqué en premier, les adultes se rationnaient pour que les enfants mangent un bout de fromage. Le quotidien est devenu infernal, mais l’idée de fuir faisait encore plus peur. La rumeur racontait que les Russes tiraient à bout portant sur tous ceux qui essayaient de fuir.

Quand finalement Viktoria, avec ses filles et son amie Elena, avec ses deux enfants à elle, parviennent à s’échapper de la ville assiégée, commence un long périple vers l’Ukraine libre. «A chaque check-point, ils nous fouillaient, retournaient toutes les affaires. Ils nous forçaient à effacer toutes les images, d’abord les tanks et les armes, et puis plus loin, tout le reste, toutes les photos de la ville détruite, rien ne devait sortir, même pas une vitre brisée, ils disaient. Pour pas qu’il reste de chronique de ce qu’ils nous ont fait.» (Article publié sur le site de Libération le 1er avril à 21h)

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