Dans l’Eurocrise qui se prolonge, on reproche constamment à nos dirigeants politiques d’être chaque fois en retard sur les événements et de ne pas anticiper (bien que certains puissent penser qu’ils sont déjà complètement dépassés).
C’est pourquoi il est peut-être temps de regarder au-delà de l’imbroglio du marché des obligations souveraines [emprunts d’Etat] et des sommets de l’Union européenne (UE); et d’épousseter la boule de cristal ainsi que de prévoir la prochaine crise bancaire. Car il devient de plus en plus clair que les banques dans toute l’Europe font face à un problème bien plus grave que des pertes de 50% sur leurs portefeuilles d’obligations d’Etat grecques. Le problème bien plus grave qui les menace touche au cœur de ce qui ne va pas dans la culture et dans la pratique actuelles du secteur financier.
Une banque tire son financement de trois sources principales: ses actionnaires, ses déposants et ses créanciers. Les actionnaires apportent le capital-risque, comme dans n’importe quelle entreprise capitaliste. Les déposants, qui cherchent un endroit où placer leur argent de manière sûre et commode, fournissent traditionnellement le gros des fonds que la banque prête à ses clients, tout en mettant de côté une modeste fraction comme réserve afin de faire face à tout possible retrait de la part des déposants. Quant aux prêteurs, ils fournissent à la banque des fonds supplémentaires en lui achetant des titres négociables sous la forme d’obligations [voir, ci dessous, encart sur actif et passif d’une banque].
Le boom du crédit
Durant les années qui ont conduit à la crise bancaire de 2007-2008, les banques ont étendu très rapidement leurs activités en augmentant principalement leurs revenus à partir de cette troisième source. Le risque plus grand des actions cotées en bourse en fait une source de financement coûteuse. Elle est habituellement exclue sauf quand elle est absolument nécessaire ou si elle est exigée par les autorités étatiques de surveillance. La croissance des dépôts est, elle, dans l’ensemble limitée par le taux de croissance de l’activité économique, puisque augmenter sa part du total des dépôts aux dépens des banques concurrentes implique des investissements coûteux dans le marketing et la qualité des services.
Par contre, dans les conditions d’une croissance fiévreuse au sommet du boom, emprunter est facile et bon marché. C’est ainsi que des banques comme la Royal Bank of Scotland ou Lehman Brothers ont fait fi de toute prudence. Non seulement elles ont augmenté massivement leurs niveaux de dette relativement à leur capital-actions et à leurs réserves, mais elles ont emprunté à des échéances relativement courtes, de un à cinq ans, afin d’abaisser leurs coûts. Elles croyaient pouvoir facilement rembourser ces dettes à leur échéance au moyen de nouveaux emprunts – voire les amortir avec du cash, soit à partir des vastes profits qu’elles s’attendaient à engranger, soit en émettant de nouvelles actions.
Mais comme tous les bulles du crédit, celle-ci aussi a fini en un effondrement massif. Cela a commencé aux Etats-Unis dans le secteur des hypothèques subprime du logement des particuliers. Les taux croissants de défauts de paiement ont alors éventré le monde irréel de la «finance sans risque». L’usage répandu des produits dérivés, développés sur la base de modèles n’ayant que peu – voire pas du tout – de rapport avec le monde réel du fonctionnement des marchés financiers, avait engendré des chaînes de contagion potentielle s’étendant jusque dans les recoins les plus éloignés de la finance mondiale.
Quand les investisseurs ont commencé à comprendre le risque réel qui menaçait la valeur vénale (de marché) de leurs actifs financiers, il s’est produit la ruée classique vers l’argent liquide (la liquidité). La conséquence en a été que le «marché de gros» de l’argent [marché dit interbancaire], sur lequel les banques empruntent les unes aux autres et auprès d’autres investisseurs, a commencé à se geler (credit crunch). Les banques ne purent alors plus rembourser par de nouveaux emprunts leurs dettes arrivant à échéance. La principale source de fonds discrétionnaires des banques se tarissait. Comme si souvent, c’est le Royaume-Uni qui ouvrait la voie, avec la faillite de la banque Northern Rock en septembre 2007. La glissade dans la crise bancaire mondiale pouvait commencer.
Certes, il est vrai que les banques centrales et les gouvernements réussirent dans la plupart des pays à stabiliser le système bancaire au moyen d’injections massives de fonds, soit sous la forme de capital-actions (comme la prise de participation de la Couronne britannique dans la Royal Bank of Scotland et dans la banque Lloyds), soit de prêts accordés par la Banque centrale, ou encore sous la forme de rachats d’actifs financiers par la Banque centrale (en particulier par le moyen d’assouplissement quantitatif, soit l’injection de monnaie par la FED). Il est vrai également qu’avec l’apparente reprise de l’économie mondiale en 2009, il y a eu aussi une certaine augmentation des dépôts, ainsi qu’une remontée du cours des actions des banques, qui a même permis à certaines d’entre elles de lever des fonds soit en plaçant des nouvelles actions en augmentant leur capital-actions, soit en contractant de nouveaux emprunts.
Les années qui viennent
Mais, à ce jour, les banques ont toujours encore d’énormes quantités de dettes en souffrance, qu’elles ont contractées durant les années de boom. Ces dettes vont échoir ces prochaines années: la Lloyds Bank, par exemple, doit 295 milliards de livres sterling qu’elle a empruntés sur le marché du financement en gros, et la moitié arrive à échéance dans le courant des douze prochains mois. [1] Selon des analystes de la Deutsche Bank: «Les institutions financières européennes ont besoin de trouver environ 2000 milliards d’euros de financement à l’horizon des cinq prochaines années», alors que l’émission nette d’obligations bancaires a été négative ces trois derniers mois consécutifs, et que les primes de risque [2] sont remontées à leurs niveaux record de 2008. [3]
Qui plus est, le mois dernier, on a appris que le coût des CDS bancaires (Credit default swaps) de la zone euro dépasse maintenant le niveau qu’il avait atteint au moment de la faillite de Lehman Brothers en 2008. «…le marché des CDS est le canari de la mine de charbon, qui lance des signaux d’alarme à la ronde et déclenche une ruée à la vente des actions et des obligations, potentiellement plus grande que ce qui se serait passé autrement». D’où les tentatives des politiciens de la zone euro pour limiter l’activité des marchés de CDS en interdisant le «naked trading» [vente à nu], c’est-à-dire l’achat et la vente de ces titres sans être propriétaire des obligations assurées par le CDS. Mais c’est une tentative vouée à l’échec parce que Londres est la principale place du marché des CDS. Le gouvernement britannique refuse donc d’approuver une telle interdiction, ne voulant pas frapper une source de revenus importante des traders de la City [4].
Quand l’agence de notation Moody’s a abaissé la note de douze institutions de crédit britanniques au début du mois d’octobre 2011, la seule raison qu’elle a donnée était que le rapport Vickers [5] sur la réforme du système bancaire britannique laissait augurer, dans le cas d’une crise future, une réduction du degré de soutien gouvernemental automatique aux institutions de crédit [6].
Mais le problème du refinancement des dettes des banques européennes, les britanniques incluses, ces prochaines années, constitue assurément une raison bien meilleure de remettre en question leur solvabilité. Cela peut aussi aider à rendre compte de l’échec du Merlin Project [7], ainsi que de la timidité du rapport Vickers dans ses recommandations sur la séparation des activités bancaires de dépôt et d’investissement. (Traduction A l’Encontre)
Bilan d’une banque
Actif: crédits, placements sur les marchés, prêts interbancaires, valeurs immobilisées,
dépôts auprès de la banque centrale…
Passif (autrement dit leurs ressources): dépôts des clients, interbancaire, emprunts
obligataires, capitaux propres (actions qu’elles émettent, part des profits mis en réserve),
emprunts à court terme auprès de la banque centrale
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Hugo Radice est professeur ordinaire (Life Fellow) à l’Ecole de sciences politiques et études internationales (School of Politics and International Studies) de l’Université de Leeds (GB). Ce texte a été publié, le 27 novembre 2011, en anglais, dans le bulletin électronique The Bullet.
[1] «Lloyds in chaos as boss steps back», Jill Treanor, The Guardian, 3 novembre 2011, p.30.
[2] Soit le taux d’intérêt supplémentaire à payer (spread), comparé à celui d’une obligation de référence, sans risque et de même échéance (en général les obligations émises par l’Allemagne)
[3] «Europe’s banks face funding problems», Tracy Alloway, Financial Times, 9 septembre 2011, p.33.
[4] «CDS leap highlights funding worries», David Oakley et Tracy Alloway, Financial Times, 5 octobre 2011, p.21.
[5] En juin 2010, le chancelier de l’Echiquier (ministre des Finances) avait chargé une commission de proposer une réforme du système bancaire britannique. Elle fut présidée par Sir John Vickers, professeur d’économie à Oxford, et ancien chef économiste de la Banque d’Angleterre. Elle a rendu son rapport le12 septembre 2011.
[6] « Moody’s hits 12 British lenders with downgrades », Megan Murphy et Jim Pickard, Financial Times, 8-9 octobre 2011, p.13.
[7] Le Projet Merlin est un accord, signé le 9 février 2011, entre le gouvernement de David Cameron et les quatre grandes banques Barclays, Lloyds, Royal Bank of Scotland et HSBC qui visait à allouer plus de crédits aux PME, des moindres bonus pour les hauts managers et plus de transparence. Pour la Fédération des industriels de la métallurgie (Engineering Employers Federation), l’accord n’allait pas assez loin; l’opposition travailliste le déclara «édenté». Et le porte-parole du Trésor à la Chambre des Lords, le libéral-démocrate Oakeshott, l’appela «pitoyable» et démissionna en protestation.
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