«Je ne suis pas Charlie»

Vue prise le 13 décembre 2009, de la façade de la mosquée de Castres qui a été profanée dans la nuit par des inconnus qui ont taggé sur ses murs des propos xénophobes et des croix gammées. Des pieds de cochon ont également été suspendus à la poignée du portail. Sur la porte, des oreilles de cochon avaient été agrafées et des affiches placardées sur lesquelles étaient dessinés des drapeaux français, a précisé le président de l'Association islamique de Castres, Abdelmalek Bouregba.   AFP PHOTO / THIERRY ANTOINEPar  Shlomo Sand

Rien ne peut justifier un assassinat, a fortiori le meurtre de masse commis de sang-froid. Ce qui s’est passé à Paris, en ce début du mois de janvier constitue un crime absolument inexcusable. Dire cela n’a rien d’original : des millions de personnes pensent et le ressentent ainsi, à juste titre. Cependant, au vu de cette épouvantable tragédie, l’une des premières questions qui m’est venue à l’esprit est la suivante : le profond dégoût éprouvé face au meurtre doit-il obligatoirement conduire à s’identifier avec l’action des victimes? Dois-je être Charlie parce que les victimes étaient l’incarnation suprême de la liberté d’expression, comme l’a déclaré le Président de la République? Suis-je Charlie, non seulement parce que je suis un laïc athée, mais aussi du fait de mon antipathie fondamentale envers les bases oppressives des trois grandes religions monothéistes occidentales?

Certaines caricatures publiées dans Charlie Hebdo, que j’avais vues bien antérieurement, m’étaient apparues de mauvais goût ; seule une minorité d’entre elles me faisaient rire. Mais, là n’est pas le problème! Dans la majorité des caricatures sur l’islam publiées par l’hebdomadaire, au cours de la dernière décennie, j’ai relevé une haine manipulatrice destinée à séduire davantage de lecteurs, évidemment non-musulmans. La reproduction par Charlie des caricatures publiées dans le journal danois m’a semblé abominable. Déjà, en 2006, j’avais perçu comme une pure provocation le dessin de Mahomet coiffé d’un turban flanqué d’une grenade. Ce n’était pas tant une caricature contre les islamistes qu’une assimilation stupide de l’islam à la terreur; c’est comme si l’on identifiait le judaïsme avec l’argent!

On fait valoir que Charlie s’en prend, indistinctement, à toutes les religions, mais c’est un mensonge. Certes, il s’est moqué des chrétiens, et, parfois, des juifs; toutefois, ni le journal danois, ni Charlie ne se seraient permis, et c’est heureux, de publier une caricature présentant le prophète Moïse, avec une kippa et des franges rituelles, sous la forme d’un usurier à l’air roublard, installé au coin d’une rue. Il est bon, en effet, que dans la civilisation appelée, de nos jours, «judéo-chrétienne», il ne soit plus possible de diffuser publiquement la haine antijuive, comme ce fut le cas dans un passé pas très éloigné. Je suis pour la liberté d’expression, tout en étant opposé à l’incitation raciste. Je reconnais m’accommoder, bien volontiers, de l’interdiction faite à Dieudonné d’exprimer trop publiquement, sa «critique» et ses «plaisanteries  à l’encontre des juifs. Je suis, en revanche, formellement opposé à ce qu’il lui soit physiquement porté atteinte, et si, d’aventure, je ne sais quel idiot l’agressait, j’en serais très choqué… mais je n’irais pas jusqu’à brandir une pancarte avec l’inscription : «je suis Dieudonné».

En 1886, fut publiée à Paris La France juive d’Edouard Drumont, et en 2014, le jour des attentats commis par les trois idiots criminels, est parue, sous le titre : Soumission, «La France musulmane» de Michel Houellebecq. La France juive fut un véritable «best-seller» de la fin du XIXe siècle; avant même sa parution en librairie, Soumission était déjà un best-seller! Ces deux livres, chacun en son temps, ont bénéficié d’une large et chaleureuse réception journalistique. Quelle différence y a-t-il entre eux? Houellebecq sait qu’au début du XXIe siècle, il est interdit d’agiter une menace juive, mais qu’il est bien admis de vendre des livres faisant état de la menace musulmane.

Alain Soral, moins futé, n’a pas encore compris cela, et de ce fait, il s’est marginalisé dans les médias… et c’est tant mieux! Houellebecq, en revanche, a été invité, avec tous les honneurs, au journal de 20heures sur la chaîne de télévision du service public, à la veille de la sortie de son livre qui participe à la diffusion de la haine et de la peur, tout autant que les écrits pervers de Soral.

Un vent mauvais, un vent fétide de racisme dangereux, flotte sur l’Europe: il existe une différence fondamentale entre le fait de s’en prendre à une religion ou à une croyance dominante dans une société, et celui d’attenter ou d’inciter contre la religion d’une minorité dominée. Si, du sein de la civilisation judéo-musulmane: en Arabie saoudite, dans les Emirats du Golfe s’élevaient aujourd’hui des protestations et des mises en gardes contre la religion dominante qui opprime des travailleurs par milliers, et des millions de femmes, nous aurions le devoir de soutenir les protestataires persécutés. Or, comme l’on sait, les dirigeants occidentaux, loin d’encourager les «voltairiens et les rousseauistes» au Moyen-Orient, apportent tout leur soutien aux régimes religieux les plus répressifs.

En revanche, en France ou au Danemark, en Allemagne ou en Espagne où vivent des millions de travailleurs musulmans, le plus souvent affectés aux tâches les plus pénibles, au bas de l’échelle sociale, il faut faire preuve de la plus grande prudence avant de critiquer l’islam, et surtout ne pas le ridiculiser grossièrement. Aujourd’hui, et tout particulièrement après ce terrible massacre, ma sympathie va aux musulmans qui vivent dans les ghettos adjacents aux métropoles, qui risquent fort de devenir les secondes victimes des meurtres perpétrés à Charlie Hebdo et dans le supermarché Hyper Casher. Je continue de prendre pour modèle de référence le «Charlie» originel: le grand Charlie Chaplin qui ne s’est jamais moqué des pauvres et des non instruits.

De plus, et sachant que tout texte s’inscrit dans un contexte, comment ne pas s’interroger sur le fait que, depuis plus d’un an, tant de soldats français sont présents en Afrique pour «combattre contre les djihadistes», alors même qu’aucun débat public sérieux n’a eu lieu en France sur l’utilité où les dommages de ces interventions militaires? Le gendarme colonialiste d’hier, qui porte une responsabilité incontestable dans l’héritage chaotique des frontières et des régimes, est aujourd’hui «rappelé» pour réinstaurer le «droit» à l’aide de sa force de gendarmerie néocoloniale. Avec le gendarme américain, responsable de l’énorme destruction en Irak, sans en avoir jamais émis le moindre regret, il participe aux bombardements des bases de «daesch» [Etat islamique]. Allié aux dirigeants saoudiens «éclairés», et à d’autres chauds partisans de la «liberté d’expression» au Moyen-Orient, il préserve les frontières du partage illogique qu’il a imposées, il y a un siècle, selon ses intérêts impérialistes. Il est appelé pour bombarder ceux qui menacent les précieux puits de pétrole dont il consomme le produit, sans comprendre que, ce faisant, il invite le risque de la terreur au sein de la métropole.

Mais au fond, il se peut qu’il ait bien compris! L’Occident éclairé n’est peut-être pas la victime si naïve et innocente en laquelle il aime se présenter! Bien sûr, il faut être un assassin cruel et pervers pour tuer de sang-froid des personnes innocentes et désarmées, mais il faut être hypocrite ou stupide pour fermer les yeux sur les données dans lesquelles s’inscrit cette tragédie.

C’est aussi faire preuve d’aveuglement que de ne pas comprendre que cette situation conflictuelle ira en s’aggravant si l’on ne s’emploie pas ensemble, athées et croyants, à œuvrer à de véritables perspectives du vivre ensemble sans la haine de l’autre. (Traduit de l’hébreu par Michel Bilis)

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Shlomo Sand est l’auteur, entre autres, de Comment la terre d’Israël fut inventée (Flammarion, Champs Histoire, 2014), Comment le peuple juif fut inventé (Flammarion, Champs Histoire., 2010)

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Augmentation des actes islamophobes

Par Cécile Chambraud

Dès l’attentat qui a décimé la rédaction de Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier, des agressions contre des lieux cultuels, culturels ou commerciaux musulmans ont été enregistrées dans plusieurs villes en France. Depuis, cette tendance ne s’est pas démentie : au total, l’Observatoire contre l’islamophobie du Conseil français du culte musulman (CFCM) a recensé 54 actes antimusulmans, hors Paris et sa petite couronne, entre l’attentat et lundi 12 janvier.

Ce total recouvre 21 « actions » – allant de coups de feu à des jets de grenades à plâtre en passant par des explosions ou des têtes de porc déposées devant des bâtiments – et 33 « menaces », des insultes notamment, a indiqué le président de cet observatoire, Abdallah Zekri, citant des chiffres émanant du ministère de l’intérieur. Ce décompte ne comprend pas le début d’incendie survenu dimanche soir sur le site de la mosquée en construction de Poitiers.

110 actes en 2014

Des coups de feu ont été tirés contre des mosquées à Saint-Juéry (Tarn), Soissons (Aisne), Vendôme (Loir-et-Cher) et Port-la-Nouvelle (Aude). Au Mans, ce sont deux grenades à plâtre qui ont atteint la mosquée des Sablons. A Aix-les-Bains (Savoie), l’incendie qui a fortement endommagé une mosquée dans la nuit de jeudi à vendredi a « une forte probabilité » d’être criminel, selon le procureur de Chambéry. Une tête et des viscères de porc ont été accrochés à la porte d’une salle de prière à Corte (Haute-Corse) et une carcasse de sanglier à Ghisonaccia (Haute-Corse). Des insultes diverses, des croix gammées, des tags haineux ont aussi été relevés sur plusieurs bâtiments à Louviers (Eure), Mâcon (Saône-et-Loire), Béthune (Nord), Péronne (Somme), Ajaccio (Corse-du-Sud), Rennes (Ille-et-Vilaine), Bayonne (Pyrénées-Atlantiques) et Bischwiller (Bas-Rhin).

Selon les dernières données disponibles, basées sur les plaintes effectivement recensées par la police ou la gendarmerie, 110 actes (actions et menaces) antimusulmans ont été recensés au cours des neuf premiers mois de 2014, en baisse par rapport à la même période de 2013 (158 actes).

Protection

« Je suis scandalisé par cette montée de l’islamophobie alors que nous avons marché [dimanche 11 janvier] dans le calme et la sérénité, tous côte à côte, dans la diversité des manifestants, et que nous avons clairement condamné le terrorisme », a déclaré Abdallah Zekri. Le responsable de l’observatoire a demandé un renforcement de « la surveillance » des lieux de culte musulmans, des sites Internet et des réseaux sociaux, « contre la haine et la vengeance qui s’exercent actuellement ».

A la sortie de l’audience solennelle de la Cour de cassation, lundi 12 janvier, Manuel Valls a reconnu, ces derniers jours, que « des lieux de culte, des mosquées, ont subi des dégradations, même des tirs de balles ». « Je veux assurer nos compatriotes musulmans de mon soutien. Chaque Français doit être protégé », a écrit le premier ministre sur son compte Twitter, un peu plus tard. Le ministère de l’intérieur, qui avait annoncé lundi matin des mesures de protection pour les écoles et les lieux de culte juifs, a indiqué dans la soirée que les renforts militaires iront aussi à la protection des lieux de culte musulmans. (Publié dans Le Monde, daté du 14 janvier 2015, p.6)

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