Par Mateo Alaluf
Après les manifestations du 21 juin et du 21 septembre, les actions du 20 octobre et surtout la grève générale du 9 novembre, quelque 20 000 à 25 000 manifestants sont à nouveau descendus dans la rue à Bruxelles ce vendredi 16 décembre à l’appel du front commun syndical (Fédération générale du travail de Belgique FGTB, Confédération des syndicats chrétiens CSC et Centrale générale des syndicats libéraux de Belgique CGSLB).
Les manifestant·e·s étaient certes nombreux mais très en dessous des mobilisations syndicales habituelles. Nombre d’entre eux ne cachaient d’ailleurs pas leur découragement. Jusqu’ici, en effet, malgré l’ampleur des mobilisations, pas grand-chose n’avait été obtenu. Désenchanté par les «cadeaux aux patrons» à l’occasion des mesures Covid puis énergie, un manifestant ironise en référence aux scandales récents du Parlement européen, «chez moi, je n’ai pas trouvé de sacs remplis de billets». Il ajoute cependant «si on ne fait rien ça va continuer. Nous devons montrer que le mouvement n’est pas près de s’éteindre» [1].
Après une grève générale massivement suivie qui avait paralysé tout le pays le mois précédent, le demi-succès de la manifestation du 16 décembre constitue un avertissement aux directions syndicales. Des grèves qui débouchent sur pas grand-chose, suivies de manifestations sans beaucoup d’effet peuvent être un signal de désaffection vis-à-vis des mobilisations.
Le président de la FGTB Thierry Bodson en prend acte: «Nous n’avons pas été entendus par le gouvernement. Certains bastions industriels n’ont pas répondu à l’appel de manière aussi forte que d’habitude. Après le succès de la grève du 9 novembre, il fallait pour eux une autre grève et non une manifestation.» Il ne faut donc pas se tromper. Le seul recours à la manifestation, après une grève générale réussie mais sans résultat tangible, ne suffit pas. La mobilisation ne s’essouffle pas pour autant: «Le 20 décembre, je réunirai un comité fédéral», annonce le président de la FGTB. «Nous examinerons la demande de poursuivre les actions et d’établir un calendrier pour le premier semestre de l’année prochaine. Il faudra bien, ajoute-t-il, que la loi de 1996 sur les salaires qui tue la concertation sociale soit revue.» L’Organisation internationale du travail (OIT) vient d’ailleurs de donner raison à la requête introduite par les syndicats belges et a notifié au gouvernement que cette loi était incompatible avec la liberté de négociation collective [2].
Le compromis social-démocrate en panne
En Belgique, à la différence de beaucoup de pays d’Europe, le taux de syndicalisation reste très élevé et la capacité de mobilisation syndicale demeure entière. Pourtant, la revendication d’augmentation des salaires et de diminution des prix de l’énergie portée depuis l’été massivement par des manifestations et grèves d’envergure qui se succèdent sans relâche se heurte à un mur. En raison même de sa fragilité, le gouvernement composé de sept partis qui se neutralisent mutuellement ne peut céder aux revendications syndicales. Il est tétanisé par une course à l’extrême droite qui domine en Flandre dans une atmosphère qui rappelle les années 1930. Bien que dans l’opposition, deux partis, le Vlaams Belang d’extrême droite, nativiste, anti-immigrés et séparatiste et la NVA (Nouvelle alliance flamande) libérale, conservatrice et nationaliste, dominent largement l’échiquier politique flamand. En Wallonie et à Bruxelles, socialistes et écologistes sont réduits à l’impuissance par la radicalisation à droite de leur partenaire gouvernemental, les libéraux francophones (Mouvement réformateur-MR). Ces derniers veulent réduire les syndicats à l’impuissance et mènent une campagne populiste féroce contre les chômeurs et la sécurité sociale. En conséquence, les socialistes, pris en tenaille par l’intransigeance des libéraux et talonnés à leur gauche par le PTB (Parti du travail de Belgique), ne sont plus en mesure de relayer les revendications syndicales.
Si bien que le couple parti / syndicat qui avait caractérisé le «compromis social-démocrate» du passé ne fonctionne plus. Très implanté dans les entreprises, le syndicalisme fort qui avait pu faire entrer le mouvement social dans l’Etat n’est plus entendu. A la différence de bien d’autres pays, il a conservé en Belgique ses affiliés et ses capacités de mobilisation, mais a perdu beaucoup de son influence.
Le gouvernement n’a pas de politique à la mesure de la détresse sociale. Il ne reste dès lors que l’indépendance syndicale à l’égard des partis pour canaliser la colère et faire prévaloir les priorités sociales sur l’agenda politique. Le syndicalisme ne peut se rendre incontournable que par la force du mouvement social. Le calendrier d’action élaboré par le front commun syndical pour le premier semestre 2023 aura-t-il la capacité de venir à bout du blocage des salaires et réussira-t-il à maîtriser les prix de l’énergie? (19 décembre 2022)
Mateo Alaluf: professeur émérite de sociologie de l’Université libre de Bruxelles, auteur de l’ouvrage Le socialisme malade de la social-démocratie, éditions Syllepse et Page deux, mars 2021.
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[1] Le Soir, 16/12/2022.
[2] Rappelons que la loi de 1996 relative à «la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité» permet de fixer une norme salariale définie par rapport aux salaires en France, en Allemagne et aux Pays-Bas. Elle cadenasse les augmentations salariales hors index. La «norme salariale», indicative à ses débuts, a été rendue ensuite impérative et a vu ses dispositions durcies en 2017 par le gouvernement de droite dirigé par Charles Michel. Voir notre article publié sur le site A l’Encontre le 13 novembre 2022.
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