Allemagne. Pegida face à des contre-mobilisations

Manifestation à Dresde le 26 octobre 2014 des «Hooligans gegen Salafisten»
Manifestation à Dresde le 26 octobre 2014 des «Hooligans gegen Salafisten»

Par Manuel Kellner

Depuis octobre 2014 se développent en Allemagne des manifestations contre « l’islamisation » de la société. La première de taille à faire la une des médias avait été organisée, le 26 octobre, par les « Hooligans gegen Salafisten » (HoGeSa). Elle a rassemblé 5000 participants dans les rues de Cologne, alors que les contre-manifestants n’avaient pu réunir que quelques centaines de personnes.

Après cela, c’est une initiative du nom de Pegida («Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes» – Européens patriotiques contre l’islamisation de l’Occident) qui a pris le relais. Pegida a été lancé par un certain Lutz Bachmann à Dresde qui est devenu son porte-parole. D’abord ce n’étaient que quelques centaines qui venaient aux « manifestations du lundi » dans cette ville de Saxe, dans l’est de l’Allemagne. Ils criaient entre autres « Wir sind das Volk » (« Nous sommes le peuple »), allusion consciente aux manifestations de masse en 1989 contre le régime du SED (Parti socialiste unifié d’Allemagne) en RDA. Puis, c’étaient des milliers, et en mi-décembre 15’000 (et même plus d’après certaines estimations). Il y avait à peu près 6500 contre-manifestants. L’initiative a été reprise dans d’autres villes et régions, et le mouvement était vite au centre du débat politique public en Allemagne. Un certain nombre de politiciens comme la chancelière Angela Merkel se sont vite distanciés de Pegida, mauvais pour l’image de l’Allemagne dans le monde. Mais beaucoup d’autres ont déclaré qu’il faut « prendre au sérieux les soucis des gens ». Quels soucis ? Le chômage, la précarité, l’inégalité sociale de plus en plus grande, la destruction de l’environnement? Non. Il s’agit de la préoccupation d’être « inondé par un océan d’étrangers » au sein duquel agissent les « prêcheurs de la haine musulmans » et les « terroristes islamistes » qui se profilent…

Lutz Bachmann a publié une plate-forme – « Positionspapier der PEGIDA» [1] – en 19 points dont les points 1, 3 et 5 et partiellement 10 ont la fonction évidente d’alibi : pour accueillir les réfugiés, pour les loger de manière humaine, pour les encadrer par plus de travailleurs sociaux. A cela s’ajoute l’affirmation d’éviter de se dresser contre les musulmans « bien intégrés » vivant en Allemagne. Mais ces points-là ne sont pas repris par les orateurs de Pegida lors des manifestations. Les autres points oui, et d’autres qui vont plus loin. Entre autres : obligation pour les « étrangers » de s’assimiler au lieu de la reconnaissance du droit d’asile ; répartition plus équitable des réfugiés au sein de l’Union européenne ; plus de moyens financiers pour la police afin de les surveiller ; application stricte des lois sur l’asile et les expulsions ; tolérance zéro envers les demandeurs d’asile et les immigrants criminels ; sauvegarde et protection de la culture occidentale judéo-chrétienne etc. Et enfin, contre le « gender mainstreaming » et l’imposition d’un langage « politiquement correct ».

Des organisateurs nazillons

Dans les discours publics et les commentaires de participants, le tout est bien plus brutal. Les réfugié·e·s, les musulmans, les immigré·e·s sont la cible de propos haineux. Le monde politique des partis établis est attaqué en tant que complice des islamistes et des éléments « étrangers ». Les réfugiés, dit par exemple Lutz Bachmann, vivent dans le luxe, tandis que les mères allemandes n’ont plus de quoi acheter des cadeaux de Noël pour leurs enfants. Et Katrin Oertel, un autre membre du comité d’organisation de Pegida à Dresde, affirme que les immigrés doivent « s’adapter aux normes, aux mœurs et à la culture allemande » – ce qui rappelle, par ailleurs, des positions exprimées lors du dernier congrès des chrétiens-conservateurs du CSU (Christlich-Soziale Union in Bayern) bavarois…

Lutz Bachmann n’est pas trop bien placé pour l’agitation contre les « immigrés criminels ». Il a été lui-même plusieurs fois traduit en justice – entre autres pour cambriolages, délits de drogue, conduite de voitures sans permis et pour se soustraire à la justice allemande en fuyant en Afrique du Sud. Parmi les organisateurs de Pegida, on retrouve des personnes bien connues des milieux d’extrême-droite, y compris des néonazis d’origine. Par exemple, dans le comité d’organisation de Kögida, filiale de Pegida à Cologne, il y a une certaine Melanie Dittmer, fasciste depuis sa plus tendre jeunesse, qui soutient que l’Holocauste est une invention des vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale. Elle prétend sauver l’Allemagne d’un cauchemar semblable à celui se déroulant à Londres : d’après elle, le nom le plus souvent choisi pour les nouveau-nés dans cette capitale est Mahomet. Le responsable qui a annoncé officiellement à la police le déroulement de la manifestation de Kögida du 5 janvier 2015 se nomme Sebastian Nobile. Il est aussi actif depuis longtemps dans des structures néonazies comme la « German Defense Ligue » interdite suite à ses contacts avec la bande assassine « Blood and honour » [réseau néonazi dit de musique fondé en 1987 et qui met en relief le «white power»] et ensuite dans une autre organisation d’extrême-droite, les « Identitaires » [groupe d’extrême-droite créé en France en 2003, son nom «Bloc identitaire – Mouvement social européen»].

La contre-mobilisation

Il faut dire que même à Dresde, le nombre de manifestants Pegida semble reculer et le nombre de contre-manifestants augmente. Dans les autres villes d’Allemagne, comme à Berlin, à Munich, Münster, le nombre de contre-manifestants a été beaucoup plus important que celui des personnes adhérant à l’appel de Pegida. La mobilisation anti-Pegida a pris son essor réel le 5 janvier 2015 à Cologne.

Manifestation contre Pegida à Cologne, le 5 janvier 3015
Manifestation contre Pegida à Cologne, le 5 janvier 3015

On a pu le voir dans les médias internationaux – ce soir-là, le Kölner Dom, la cathédrale de Cologne, n’était pas éclairée. Les lumières d’autres églises étaient également éteintes. Il en alla de même pour la Chambre de l’industrie et du commerce, pour les grands hôtels et les ponts du Rhin. Des manifestants de Kögida, il n’y en avait que quelques centaines, dans les rues sombres. Par contre, les contre-manifestants étaient des milliers, 10’000 au minimum, mais probablement plutôt 25’000 (chiffre donné à l’interne par la police).

La difficulté de donner des chiffres exacts provient du fait de l’intervention massive de la police contre les contre-manifestants, les dispersant en partie, opposant des grilles métalliques à l’immense foule voulant progresser vers le petit groupe des manifestants de Kögida. Une panique de claustrophobie de masse a été évitée de justesse. Mais la pression de la foule contre les grilles de la police a été si impressionnante qu’à la fin cette dernière a dû conseiller aux manifestants de Kögida de renoncer à défiler sur un des ponts du Rhin comme prévu et, en fin de compte, à ne défiler nulle part.

Le tout a été un échec catastrophique pour Kögida, au point que ses organisateurs avaient annoncé de s’abstenir dorénavant à manifester à Cologne… Ce n’est pas par hasard qu’après le massacre des journalistes et caricaturistes de Charlie Hebdo, Kögida vient de réviser cette décision et a annoncé vouloir manifester chaque mercredi à Cologne près de sa cathédrale. Bien entendu, les organisateurs des contre-mobilisations se préparent à répondre à cette initiative par des contre-manifestations aussi massives que possible. [La presse de Cologne a annoncé que les contre-manifestants, le mercredi 14 janvier étaient au nombre de 7000 et les pro-Kögida 150.]

Comment faire face à une contre-mobilisation officialiste ?

A Cologne, il y a deux comités d’unité d’action qui préparent les actions contre Pegida et contre toute autre manifestation raciste et xénophobe. Il y a les milieux des initiatives antifascistes et des organisations de gauche, ainsi que les organisations se réclamant du monde du travail : les syndicats membres du DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund) et le SPD. Mais en fait, c’est l’ensemble du monde politique (sauf l’extrême-droite), associatif et institutionnel qui apparaît en tant que front uni à ces occasions, surtout le 5 janvier, en incluant les partis bourgeois traditionnels et les organisations patronales.

Et à Dresde, après l’attentat contre les journalistes de Charlie Hebdo a eu lieu une manifestation de 20’000 ou plus pour la tolérance, contre la violence, contre Pegida et contre le racisme, à l’appel de presque tout le monde, y compris du gouvernement régional mené par le CDU chrétien-conservateur.

On peut se réjouir du fait qu’il semble y avoir maintenant un bien plus grand nombre de personnes prêtes à se mobiliser contre les agissements racistes et islamophobes que de gens qui répondent aux appels de Pegida et de ses filiales. Mais il faut prendre en compte que les manifestations de Pegida expriment une radicalisation de toute une couche de la population qui en grande partie est caractérisée par les médias comme appartenant aux classes moyennes [en fait souvent des salariés relativement précarisés], qui se sentent antisystème, qui hurlent de joie, quand des orateurs dénoncent la « presse mensongère d’Etat », les « partis de bloc qui se foutent de notre gueule » (allusion aux quatre partis légaux groupés autour du « parti dirigeant », le SED, dans feu la RDA : Blockparteien), les « bureaucrates et les bonzes corrompus » qui ne répondent pas aux aspirations des «petites gens du peuple allemand».

Ce constat impose la nécessaire discussion sur la possibilité de donner un contenu de classe et internationaliste aux mobilisations antifascistes. Ce sont les forces politiques défendant l’ordre établi et les intérêts du grand capital qui créent au quotidien les conditions nourrissant des radicalisations à tonalités réactionnaires. Et plus précisément : qui, par une politique anti-sociale, de paupérisation de millions de salarié·e·s [par exemple, 30% de retraités reçoivent une allocation de 688 euros par mois, quelque 8 millions de salarié·e·s ont des salaires inférieurs à 600 euros par mois] et des propos inacceptables, créent eux-mêmes l’atmosphère propice au dit populisme de droite dure et aux campagnes racistes.

Mis à part le discours vaguement humaniste « politiquement correct », les politiciens des partis pro-capitalistes institutionnels opposent à Pegida et aux réactions racistes des considérations sur l’importance de l’immigration « bien qualifiée » pour l’économie allemande, pour le financement des retraites, pour les recettes fiscales… Mais Pegida elle-même parle des « bons » immigrants bien intégrés…

Tout en se situant formellement dans le cadre du grand mouvement d’unité nationale contre Pegida et ses semblables (on ne contredit pas son propre chef de parti qui est en plus la chancelière du gouvernement allemand), le ministre CDU de l’Intérieur de Saxe, Markus Ulkig, annonce sous les applaudissements des manifestants de Pegida la création de nouvelles unités policières spéciales « contre les demandeurs d’asile criminels » et d’autres « malfaiteurs récidivistes» (« Intensivtäter »).

Un potentiel ultra-droitier

Cela rappelle la première moitié des années 1990, où les attentats contre les demandeurs d’asile se multipliaient, condamnés bien entendu solennellement par un monde politique qui néanmoins adaptait la législation à une partie des revendications des forces ouvertement racistes. Ainsi, le droit d’asile qui est incorporé dans le « Grundgesetz » (la Constitution allemande) est devenu un « droit » soumis à décision administrative. Quelque chose de semblable se prépare maintenant. Ainsi se développe une rhétorique de bonnes intentions qui accompagne et masque un durcissement du traitement, déjà très restrictif, du petit nombre de réfugiés (demandeurs d’asile) qui ont réussi à entrer en Allemagne, après avoir passé les murs d’une forteresse meurtrière qui doit servir à ce qu’ils ne puissent arriver en Allemagne.

Les mobilisations Pegida ne tombent pas du ciel [2]. Avant celles-ci, en Allemagne, il y a eu un grand nombre d’agissements et de mobilisations racistes dirigés contre les réfugié·e·s. De janvier à novembre 2014, le chiffre des réfugiés en Allemagne a atteint 130’000. Certes, les données statistiques montrent que les poussées xénophobes et racistes ne dépendent ni du nombre absolu de réfugiés ni du pourcentage d’immigrés dans la population [à Dresde, par exemple, les demandeurs d’asile en décembre 2014 étaient au nombre de 2093 sur une population de plus d’un demi-million d’habitants ; le nombre d’immigrés dans le Land de Saxe s’élève fin 2012 à 2,2,% de la population]. Il y a eu, en 2014, un grand nombre d’actions contre l’hébergement de réfugiés dans des quartiers aisés comme dans des quartiers populaires, à l’Ouest comme à l’Est de l’Allemagne. Souvent, ces initiatives étaient soutenues par une fraction des habitants allemands du voisinage et organisées par des forces d’extrême-droite et néonazis organisées.

L’association « Pro Asyl » a comptabilisé 220 initiatives dirigées contre des réfugiés/demandeurs d’asile de janvier à novembre 2014, et durant la même période 31 actes de vandalisme, 24 incendies volontaires contre les « centres d’hébergements » et 33 attaques physiques.

Des sondages d’opinion indiquent la montée des préjugés racistes, xénophobes et islamophobes dans la population allemande [3]. En 2011, 25,8% étaient strictement contre un accueil des demandeurs d’asile considéré comme laxiste ; en 2014, 76% adoptent ce point de vue. En 2011, 30,2% des sondés se sentaient « étrangers dans leur propre pays » à cause du grand nombre de musulmans ; en 2014 le taux est de 43%. Actuellement, une majorité de 55,9% considère que les Tziganes (les Roms) ont une tendance à être criminels ; en 2011, une minorité (certes importante) de 42% partageait ce point de vue.

On peut estimer à 12% le potentiel d’extrême droite pure et dure en Allemagne prêt à se mobiliser lors de manifestations, si ce n’est pas trop loin de leurs résidences respectives. Seulement une partie est prête à voter pour l’AfD (Alternative für Deutschland), une formation ultra-conservatrice, ultra-néolibérale et populiste de droite, qui, d’après l’institut Forsa, réunit, pour le moment, 5% des intentions de vote). Une partie du personnel de ce parti a cherché à collaborer avec Pegida. Son chef Bernd Lucke (professeur d’économie ultra-libéral) a déclaré sur son site Facebook que les revendications de Pegida étaient « légitimes ». Mais lui, et surtout son compère Olaf Henkel (ex-président d’une des deux grandes associations patronales) prennent certaines distances vis-à-vis de Pegida, par peur de perdre leur semblant de sérieux dans les milieux conservateurs et libéraux bourgeois. D’autres dans l’AfD, situés à leur droite, se révoltent contre cette prise de distance. C’est un élément qui suscite une crise de direction dans le parti…

En fait, Pegida est une tentative de briser l’isolement et la dispersion de l’extrême droite pour arriver à des mobilisations plus massives et à s’éloigner de l’image d’extrémisme de droite afin d’apparaître comme une force enracinée « au milieu de la société allemande ». Il est possible que cette initiative, en fin de compte, n’aboutisse pas. Mais ce n’est certainement pas la dernière. (Cologne, 11 janvier 2015)

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[1] http://www.i-finger.de/pegida-positionspapier.pdf

[2] Pour des éléments d’analyse voir : http://www.sozialismus.de/kommentare_analysen/detail/artikel/willkommens-unkultur-in-deutschland/

[3] L’Europe de l’Est et la Turquie ont longtemps fourni l’essentiel du contingent d’immigrés allemands : on compte 2,5 millions de personnes d’origine turque en Allemagne et plus de deux millions d’immigrés d’origine russe ou polonaise. Il y a une explication historique à ce phénomène : longtemps, des populations d’origine allemande rapatriées des pays de l’ancienne Union soviétique ont constitué des cohortes importantes. Autre contingent nombreux, celui des immigrés venus des pays de l’ex-Yougoslavie. Cette immigration a été très importante jusque dans les années 1980, avant de diminuer au cours des années 1990. Mais elle a aussi connu un mouvement de sédentarisation : les travailleurs venus dans le cadre de migrations temporaires sont restés en Allemagne. Autre élément : l’Allemagne était régie, jusqu’en 2000, par la politique du droit du sang. Il fallait avoir un parent allemand pour acquérir cette nationalité. Depuis la réforme, un enfant dont les parents étrangers résident depuis au moins huit ans en Allemagne peut être allemand. Ainsi, 8 millions de personnes ont obtenu la nationalité allemande.

La démographie allemande étant en berne, les autorités n’ont pas freiné les arrivées dans le pays. Selon Destatis, l’office fédéral de la statistique, le pays a connu 673 000 naissances en 2012 pour 869 000 décès, soit un solde négatif de 196 000 personnes. Depuis des décennies, c’est uniquement grâce à l’immigration que l’Allemagne maintient un solde démographique positif. Depuis le début de la décennie 2010, l’Allemagne redevient un pays d’immigration importante. C’est notamment la première destination en matière de demandes d’asile en Europe. De plus, avec l’immigration, l’Allemagne a connu une hausse du nombre de ses citoyens musulmans, qui sont aujourd’hui 5 millions environ, sur une population de 80 millions, selon les statistiques officielles. Ces statistiques n’expliquent pas la montée actuelle de Pegida. En effet, ledit « modèle allemand » repose, entre autres, sur un système de précarisation d’un important secteur de salarié·e·s et de retraité·e·s à l’issue de l’application des contre-réformes initiés par Gerhard Schröder. En outre, le « traitement particulier » réservé à la population de l’Allemagne de l’Est, depuis la réunification, et les effets à long terme du régime du gouvernement SED fournissent l’humus de cet essor xénophobe, non seulement suite à l’activité d’organisations d’extrême droite, mais aussi par effet de contre-pied à une idéologie étatiste qui faisait de la RDA le « front de la lutte antifasciste ». (Réd. A l’Encontre)

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