La revendication d’un revenu universel de base et inconditionnel est longtemps apparue comme incongrue. Cette mesure est-elle une arme efficace pour lutter contre le chômage, la précarité et la pauvreté ?
Jean-Marie Harribey : Malheureusement, la plupart des partisans du revenu de base se placent dans l’hypothèse de la fin du travail et du plein-emploi, voire du refus du travail car celui-ci ne serait pas un facteur d’intégration dans la société. Or, le travail est certes aliénant sous sa forme salariée car installé dans un rapport de subordination, mais il est porteur de reconnaissance sociale. De plus, le chômage n’est pas une fatalité mais le résultat d’un capitalisme très violent et inégalitaire qui a capté de plus en plus de valeur au détriment du travail. Non seulement le revenu de base n’ouvre pas la voie à une sortie du capitalisme, mais le risque est qu’il soit utilisé pour libéraliser un plus le marché de l’emploi, car, la société assurant un tel revenu, les employeurs en profiteraient pour baisser les salaires. Les libéraux intelligents comprennent le parti qu’ils pourraient en tirer : abolir la protection sociale actuelle et renvoyer le travailleur à sa condition d’individu isolé qui est, paraît-il, maître de ses choix et en mesure d’arbitrer entre travailler un peu, beaucoup ou pas du tout. Mais il existe une alternative progressiste au revenu de base. C’est celle qui couple une réduction forte du temps de travail avec l’enclenchement de la transformation du système productif pour répondre aux énormes besoins sociaux et écologiques, indispensable pour dépasser le capitalisme productiviste.
Benoît Thieulin : En effet, le revenu de base commence à faire de plus en plus parler de lui et les expérimentations se multiplient : c’est bien normal, puisqu’il porte une nouveauté politique qui trouve difficilement son équivalent ces dernières années. C’est pourquoi le rapport sur le travail, l’emploi et le numérique, que le Conseil national du numérique a remis récemment à la ministre du Travail, préconise que soit étudiée la faisabilité d’un tel dispositif, dans le cadre d’études menées par des économistes, des fiscalistes, des juristes… La lutte contre la précarité ne doit pas se confondre avec celle contre la pauvreté, bien que, du fait de l’augmentation des travailleurs pauvres, notamment, ces deux enjeux soient de plus en plus liés. Le revenu d’existence permettrait de sortir de la logique, souvent délétère, de conditionnalité des aides sociales. Alors que le taux de non-recours au RSA s’élève à plus de 30% pour le RSA socle et à 70% pour le RSA activité, il semble difficile de soutenir la nécessité de conditionnalité comme outil de ciblage fin des dépenses sociales et comme alpha et oméga des politiques de lutte contre la pauvreté. La logique de ciblage semble avoir atteint ses limites, du fait notamment de la complexité des dispositifs, que l’administration fiscale elle-même ne contrôle plus. Il est d’ailleurs édifiant de constater que la nouvelle prime d’activité a été conçue sur la base d’une hypothèse d’un taux de non-recours de 50% ! Mais l’objectif du revenu d’existence ne se résume pas à la lutte contre la pauvreté par la simplification des dispositifs d’aide : il s’agit également de valoriser les parcours hybrides et la pluriactivité sans que cela soit synonyme, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui, de précarité. C’est enfin le moyen de soutenir d’autres formes d’activité, non marchandes, porteuse d’innovation sociale et de solidarité.
Deux questions épineuses demeurent : comment finance-t-on ce revenu et comment fixe-t-on son montant ?
Jean-Marie Harribey : La question suppose le bien-fondé de ce revenu, ce qui ne va pas de soi. Pour une autre raison encore. Ses partisans arguent qu’il serait automatiquement financé parce que les individus se livreraient à des activités autonomes, utiles et créatrices de lien social. Or la richesse – c’est-à-dire les valeurs d’usage – ne se transforme pas par magie en valeur économique susceptible d’être distribuée sous forme de revenus. Il n’existe que deux moyens pour y parvenir : soit par le marché lorsque la vente des marchandises valide les anticipations des capitalistes ; soit par la décision collective de valider des activités monétaires non marchandes comme l’éducation, la santé publique (au niveau de l’Etat), les crèches, les bibliothèques (au niveau des collectivités locales), ou certaines activités associatives. Autrement dit, si la société instaurait un nouveau droit, celui du revenu de base, ce n’est pas ce droit qui engendrerait la valeur correspondante à ce revenu. Celle-ci proviendrait obligatoirement du travail collectif et non d’une autre source miraculeuse illusoire (certains imaginent une vertu féconde des marchés financiers ou des rentes venues du fond des âges de l’humanité). Elle correspondrait donc à un transfert de la part des actifs vers les autres, ce qui suppose donc une validation collective. Raison de plus pour favoriser l’insertion de tous les individus dans toutes les sphères de la vie sociale et non pas accroître la fracture sociale.
Benoît Thieulin : J’aimerais tout d’abord souligner que l’option qui consiste à financer le revenu de base par la suppression des aides sociales conditionnelles, telles que les allocations familiales et les aides au logement – voire, pour certains modèles, les allocations chômage et le système d’assurance maladie –, n’est pas l’unique possibilité. Sur ce sujet, le diable est, comme souvent, dans les détails, et le financement en est un d’importance, dans la mesure où il modifie la portée politique du dispositif. A cet égard, vous n’ignorez pas que le revenu de base est porté par des courants politiques tout à fait différents pour des objectifs très divers, voire opposés. Des montants allant de 400 euros par personne jusqu’à quasiment 900 ou 1000 euros sont proposés. Des refontes radicales du système fiscal ou même du système monétaire ont également été évoquées à l’appui de cette idée. La multiplicité des dispositifs et l’ampleur des sujets abordés révèlent que le revenu de base n’est pas une simple mesure de simplification et de fluidification du marché du travail : il engage la nature profonde de nos systèmes économiques et sociaux ainsi que nos conceptions de ce que signifie l’activité productive. Il peut répondre à la transition numérique comme à l’émergence d’une économie qui ne soit pas uniquement marchande via le pair à pair ! Il peut être la première pierre pour rebâtir notre contrat social, adapté à la révolution numérique, et dessiner une nouvelle société plus collaborative et généreuse. En ce sens, il risque d’être un invité de choix lors des débats de l’élection présidentielle. Et je compte bien l’y pousser… (Article paru dans L’Humanité du 29-30-31 janvier 2016, entretien croisé conduit par Nicolas Dutent)
Jean-Marie Harribey est économiste. Benoît Thieulin est président du Conseil national du numérique
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Voir sur ce thème l’ouvrage de Mateo Alaluf, L’allocation universelle. Nouveau label de précarité, Ed. Couleur Livres, 2014. (Réd. A l’Encontre)
Alors que se jouent la liquidation du Code du travail, la criminalisation des luttes syndicales et la précarisation accélérée de beaucoup, mais aussi le retour de politiques autoritaires scandant au clairon Travail, Famille et Patrie, donner à espérer aux naufragés des tempêtes de la crise un rivage où échouer et survivre d’une telle allocation me parait pour le moins très étrange. Où cet État qui laisse tant filer trouverait-il l’énergie et la force sociale pour imposer une telle limite à l'”Uberisation” du monde?