Publié par Research Unit for Political Economy (R.U.P.E) India
Les kisans (paysans) qui protestent aux frontières de Delhi répètent sans cesse la même chose: En luttant contre les trois lois relatives à l’agriculture, ils se battent pour sauver leurs terres.
«Vous voyez, ils veulent s’emparer de nos terres. Il s’agit de Gautami Adani et Mukesh Ambani [deux des plus importantes fortunes d’Inde], avec leurs puissants groupes…», dit un jeune manifestant. Bien qu’en fauteuil roulant, il est venu du Pendjab pour participer à la manifestation de Delhi (le 26 janvier). Un kisan plus âgé, écossant des pois pour la cuisine collective des manifestants, déclare:
«Les Britanniques, ils ont capturé notre terre. Nous les avons chassés. Nous devons faire la même chose maintenant. Nous n’aurons pas de repos tant que nous ne les aurons pas chassés.»
Pourtant, les autorités sont unanimes à déclarer: les kisans se trompent et sont trompés: il n’y a aucune menace pour leurs terres.
- Le Premier ministre [Narandra Modi] a affirmé le 15 décembre 2021: «Une conspiration massive est en cours pour tromper les agriculteurs de Delhi et des régions voisines. Ils sont intimidés par le fait que d’autres personnes occuperont les terres des agriculteurs après les nouvelles réformes agricoles. Frères et sœurs, je veux savoir si un propriétaire de laiterie qui passe un contrat avec vous pour du lait vous retire votre bétail. Si la terre de ceux qui font le commerce des fruits et légumes leur est retirée?»
- «Aucune entreprise ne peut s’approprier les terres d’un agriculteur tant que Narendra Modi est Premier ministre du pays», a déclaré le ministre de l’Intérieur Amit Shah, le 25 décembre.
- Le 12 janvier 2021, le président de la Cour suprême de l’Inde a lui aussi rassuré les kisans: «Nous allons adopter un arrêté provisoire stipulant qu’aucune terre d’agriculteur ne peut être vendue pour l’agriculture contractuelle». L’avocat principal Harish Salve, qui comparaissait au nom du gouvernement, a informé la Cour: «Le procureur général et le solliciteur général peuvent assurer que ces inquiétudes sont infondées… aucune terre ne sera vendue.»
- Le principal organe de décision du gouvernement, le Niti Aayog [groupe de réflexion politique du gouvernement indien], a publié un document en novembre 2020, dans lequel il déclare que «les craintes telles que des firmes usurperont les terres des agriculteurs, ou s’empareront par la force de leurs biens en manipulant l’accord sont totalement déplacées».
- En effet, les présumés voleurs de terres eux-mêmes, Reliance Industries Limited [contrôlé par Mukesh Ambani et qui s’est récemment étendue dans la distribution et la logistique], ont publié un communiqué de presse le 4 janvier 2021, affirmant :«Ni Reliance ni aucune de nos filiales n’ont acheté de terres agricoles, directement ou indirectement, dans le Punjab et l’Haryana ou ailleurs en Inde, dans le but de pratiquer une agriculture “d’entreprise” ou “contractuelle”. Nous n’avons absolument pas l’intention de le faire.»
Déclarations antérieures, plus franches, des gouvernants
Cependant, en approfondissant un peu, il devient clair que les kisans ont raison. Ce qui est en jeu, en fin de compte, c’est leur terre. Les trois lois font partie intégrante d’une politique plus ample, dont le résultat sera de séparer les paysans de leurs terres.
En effet, il y a quelques mois à peine, les dirigeants eux-mêmes ont tenu à annoncer ce fait aux actionnaires des entreprises. Dans son discours du 12 mai, annonçant le «paquet Corona», Narendra Modi a déclaré: «Afin de prouver la détermination d’une Inde autonome, ce paquet met l’accent sur la terre, le travail, les liquidités et les lois.» De quelle «terre» parlait-il?
Deux jours plus tard, le conseiller économique en chef, Krishnamurthy Subramanian, a expliqué ce que le Premier ministre voulait dire:
«La terre et le travail sont en réalité des facteurs de réforme du marché [dans les manuels d’économie, la terre, le travail et le capital sont les trois «facteurs de production» – RUPE] parce que ce sont des facteurs qui affectent réellement le coût des affaires et vous avez vu beaucoup de changements à ce sujet récemment au niveau de l’État. L’Uttar Pradesh, le Madhya Pradesh et le Gujarat ont annoncé des réformes fondamentales en matière de travail et d’autres États sont également en passe de suivre… Le Karnataka vient d’aller de l’avant et de modifier la réglementation sur l’acquisition de terres pour les entreprises. Les terres peuvent désormais être achetées directement aux agriculteurs de l’État et d’autres États vont également s’inspirer de ce modèle.»
L’ancienne loi sur la réforme agraire du Karnataka empêchait l’acquisition directe de terres par des entreprises privées, afin de protéger les paysans contre la force et la fraude. La suppression de cette protection [1] en décembre 2020 a été immédiatement saluée par les grandes firmes.
Dans cette optique, au plus fort de la crise provoquée par le «paquet Corona», le gouvernement Modi a pris deux mesures: une cartographie par drone de toutes les zones résidentielles des zones rurales et une législation modèle permettant aux États de mettre en place un système de titres fonciers «définitifs». Avant d’aborder ces mesures, exposons brièvement le thème développé dans cet . article.
Résumé. Abstract
(1°) Au cours des deux dernières décennies, les agences internationales et le gouvernement indien ont explicitement préparé le terrain pour le transfert des terres des paysans pauvres. Ils appellent cela la création de «marchés de vente de terres dynamiques» pour les agriculteurs qui «trouvent leurs terres trop petites pour être une source de revenus viable».
(2°) Dans la poursuite de cet objectif, le gouvernement indien tente d’établir un système de «titres de propriété définitifs» pour toutes les terres du pays, par lequel l’État garantirait en permanence le titre de propriété du détenteur contre tout autre demandeur. Le Niti Aayog fait donc pression sur les gouvernements des États pour qu’ils adoptent un projet de loi sur les «titres de propriété définitifs».
(3°) Dans notre pays, la terre continue d’être la principale source de subsistance et d’existence, et dès lors elle fait souvent l’objet de multiples revendications, ce qui est historiquement établi. Ces revendications doivent être déterminées et satisfaites par un processus social, et non par un simple processus administratif. La marche forcée rapide actuelle, qui consiste à établir des titres de propriété définitifs et à numériser les registres fonciers, menace d’évincer un grand nombre de paysans pauvres des principaux moyens de production ruraux.
(4°) En fait, ce processus est guidé non pas par les besoins des paysans pauvres, mais par les besoins des firmes internationales et nationales qui veulent, depuis des régions éloignées, être en mesure de prendre des décisions d’investissement concernant la terre de l’Inde.
(5°) Les changements en cours et les incertitudes croissantes dans l’économie mondiale, ainsi que celles prévues dans le climat et l’environnement à l’échelle mondiale, ont alimenté une volonté de la part des firmes agroalimentaires et des investisseurs financiers internationaux de prendre le contrôle des terres, y compris des terres agricoles, dans le Tiers-Monde. Dans le même temps, à l’ère néolibérale, les économies du Tiers-Monde se sont ouvertes de plus en plus aux investissements étrangers et (dans la foulée) ont progressivement supprimé les restrictions légales existantes concernant la propriété des terres agricoles par les firmes et les étrangers.
L’une de ces tendances mondiales est la croissance d’un commerce de détail organisé [type Amazon et ou grands réseaux de distribution], généralement lié aux investissements étrangers. Cela conduit à «la prise de contrôle par les firmes des systèmes alimentaires nationaux des pays en développement dans leur ensemble» [2]. Ce processus réoriente l’agriculture des pays du Tiers-Monde, qui passe des cultures de base destinées à la consommation intérieure aux fruits et légumes frais et autres produits demandés dans le monde développé et par les classes supérieures nationales des pays du Tiers-Monde. Les systèmes nationaux de sécurité alimentaire sont démantelés et les pays du Tiers-Monde deviennent dépendants des importations de céréales alimentaires en provenance des pays développés (qui disposent d’importants excédents de ces céréales). La pénétration du secteur agricole d’un pays du Tiers-Monde par des investisseurs étrangers et nationaux stimule la «concentration et l’internationalisation»[3] des terres.
(6°) Trois décennies de restructuration néolibérale de l’agriculture indienne ont conduit à une crise aiguë, qui s’est manifestée de la manière la plus brutale par le suicide de plus de 300’000 paysans depuis la fin des années 1990. Les données officielles révèlent que la paysannerie pauvre est présurée, ses revenus agricoles ne couvrant même pas ses besoins de consommation [4]. En même temps, elle ne veut pas se séparer de ses terres. Leur résistance obstinée est due au fait qu’ils savent que d’autres moyens de subsistance sûrs n’apparaissent pas (voire disparaissent), et que la terre et l’accès à des ressources de la propriété commune peuvent encore assurer une certaine subsistance à la famille paysanne.
Cependant, le rachat du système alimentaire indien par les firmes va exercer, de multiples façons, une pression sur les différentes sections de la paysannerie indienne. L’arrêt des achats officiels [marchés publics et prix soutenus] réduira les prix des céréales alimentaires payés aux producteurs et obligera les producteurs des régions d’approvisionnement à se tourner vers les cultures demandées par les firmes [«agriculture contractuelle»], dans une tentative désespérée de couvrir leurs dépenses de consommation.
Mais les spécifications et les investissements exigés par le commerce de détail organisé et par les exportateurs sont inabordables pour ces petits producteurs. En attendant, la réduction progressive du système de distribution publique augmentera les coûts de consommation des paysans dans d’autres régions, y compris dans les zones tribales. Toutes ces tendances vont intensifier la crise de la dette des différentes sections de la paysannerie et les conduire à se séparer de leurs terres.
Les kisans ne sont pas trompés. Leur résistance à ce processus est dans leur intérêt à long terme. C’est aussi dans l’intérêt national, en défendant la sécurité alimentaire et la terre du pays. Elle est donc l’héritière directe de l’héritage des luttes de la paysannerie indienne sous la domination britannique.
Nous allons maintenant développer les points exposés précédemment.
L’objectif: créer des «marchés fonciers dynamiques»
L’un des éléments clés du processus des «réformes» [de contre-réformes] néolibérales a été le transfert du contrôle des terres. Comme on le sait, le gouvernement Modi, lors de son premier mandat [2014-2019], a tenté de diluer ou de supprimer virtuellement diverses dispositions de la Loi datant de 2013, passée par son prédécesseur [Manmohan Singh, membre du Congrès national indien, mandat de 2004 à 2014] et portant sur l’acquisition, la réhabilitation et la réinstallation des terres [5]; cette tentative se faisait contre les intérêts des paysans et en faveur de l’acquisition de terres obtenue sous la contrainte.
Cet essai de modification a dû être abandonné par les dirigeants face à l’opposition des organisations paysannes et des partis parlementaires, mais les dirigeants prévoient de la rétablir. Selon un ancien membre du Conseil consultatif économique du Premier ministre (PMEAC):
«Le parti au pouvoir devant être confortablement installé à partir de novembre 2020, on espère pouvoir présenter à nouveau le projet de loi foncière.» [6]
Cependant, le processus consistant à séparer des paysans de leurs terres ne se limite pas à l’acquisition de terres pour des projets industriels, d’infrastructure, miniers ou immobiliers. Il s’inscrit également dans le cadre de la restructuration de l’agriculture indienne dans l’intérêt du capital monopolistique. Dans le cadre de ce processus, les néolibéraux souhaitent d’abord fixer la propriété de la terre à une personne, que celle-ci en ait ou non l’exclusivité, afin que la propriété puisse ensuite être transférée à d’autres. À cette fin, ils réduisent la question des droits fonciers à une question purement managériale d’amélioration de l’efficacité de l’administration foncière, ce qui est le contraire de la vérité. Ils ont toujours été très clairs dans l’énoncé de l’objectif de cet exercice: faciliter le transfert de la terre. (Dans le même but, ils ont également fait pression en faveur d’une nouvelle loi pour la location de terres, visant à promouvoir la location de terres de petits paysans à de grands propriétaires.)
En 2001, un rapport de la principale société internationale de conseil, McKinsey, affirmait (sans citer aucune référence) que «la plupart des titres fonciers en Inde, même 90% selon une estimation, ne sont pas “clairs”». [7]. Une des raisons de ce manque de clarté, affirmait-il, est la force des droits de location en Inde: «les occupants, qu’ils soient légaux ou illégaux, acquièrent de facto des droits sur la propriété qu’ils occupent, ce qui augmente le temps et la paperasserie nécessaires avant que le propriétaire réel ne puisse exercer pleinement son droit de vendre sa propriété»[8]. Selon McKinsey, tous les locataires sont implicitement des usurpateurs, sans droits légitimes; seuls les «propriétaires réels» ont des droits légitimes.
En fait, les droits de location tels qu’ils existent dans les livres de droit indiens sont l’héritage de luttes acharnées menées par la paysannerie indienne depuis des décennies. Ces luttes, dans une mesure ou une autre, ont établi la revendication sociale selon laquelle ceux qui travaillent réellement la terre ont un droit primordial sur ses fruits, et non ceux qui extraient des loyers d’un type ou d’un autre sur la base de titres sur papier. Il est clair que ce que McKinsey appelle un manque de «clarté» est en fait une question sociale, une lutte entre les classes pour la possession et les fruits de la terre.
Dans un document de 2007, la Banque mondiale a affirmé que la réforme agraire traditionnelle en Inde (suppression des intermédiaires, de la législation sur les baux et des plafonds de propriété foncière), n’était plus bénéfique. En fait, elle devenait même nuisible [9]. En d’autres termes, pour stimuler la «croissance», il était nécessaire de supprimer les lois sur la réforme agraire. À leur place, la Banque mondiale a établi une nouvelle charte: «Développer l’informatisation, l’intégration et l’utilisation des documents écrits pour assurer un enregistrement complet [des terres]. Fournir ainsi une base pour une couverture spatiale à l’échelle de l’État. Permettre la participation du secteur privé à l’arpentage, en concentrant le gouvernement sur un rôle de régulateur». Enfin, la BM affirme: «Éliminer les restrictions sur les marchés fonciers», en légalisant la location de terres; en supprimant les plafonds de loyer; en supprimant les restrictions sur le transfert de terres, y compris aux non-agriculteurs; et en permettant l’acquisition directe de terres agricoles par les investisseurs (c’est-à-dire sans la médiation du gouvernement).
Allant plus loin, l’économiste de l’université de Columbia, Arvind Panagariya, dans son livre à succès India: The Emerging Giant (Oxford University Press, 2010), a appelé à la création de «titres fonciers garantis par l’État» comme condition préalable à un «marché foncier hautement efficace en Inde»:
«Actuellement, un effort est en cours pour numériser les registres fonciers existants. Si cet exercice est utile pour garantir que les documents existants sont correctement documentés et préservés, il ne résoudra pas le problème fondamental de l’absence de titres garantis par l’État. Ce dernier nécessite une action législative. Bien que politiquement complexe, cette réforme est très rentable. Non seulement elle permettra à des millions d’agriculteurs d’avoir l’esprit tranquille et d’éviter des millions de poursuites judiciaires à l’avenir, mais elle donnera également naissance à un marché foncier rural très efficace en Inde.» (p. 322)
En effet, c’est le gouvernement de l’United Progressive Alliance, dirigé par le Parti du Congrès, qui a lancé en août 2008 le «Programme national de modernisation des registres fonciers» [National Land Records Modernisation Programme” NLRMP], dans le but explicite de passer à un système de titres de propriété foncière définitifs et garantis par l’État [10]. Il semble que les gouvernements des États ont donné leur accord et envoyé leurs plans de mise en œuvre de ce programme. Les progrès ont toutefois été plus lents que les dirigeants ne le souhaitaient, et l’Economic Survey 2011-2012, préparée sous la direction de Raghuram Rajan [qui sera gouverneur de la Banque centrale de 2013 à 2016], ont appelé à accélérer le NLRMP «pour cartographier les terres avec soin et attribuer des titres de propriété définitifs», et ainsi apporter «davantage de liquidités pour les terres».
En 2014, le nouveau gouvernement de Narendra Modi a fait d’Arvind Panagariya le chef de son organe central de conseil politique, le Niti Aayog. Et il a entrepris de créer le marché foncier de ses rêves. Un document de 2015 du Niti Aayog déclare
«…Les droits de propriété en Inde sont également mal définis. Tout droit de propriété est présumé et peut être contesté devant les tribunaux. Cette caractéristique a miné le développement d’un marché foncier dynamique, le propriétaire n’étant pas en mesure d’obtenir la valeur réelle de son lopin de terre. Cela décourage également la vente de terres lorsque l’agriculteur trouve son lopin de terre trop petit pour être une source de revenus lui permettant de vivre.» [11]
Ainsi, ni les agences internationales ni les gouvernements successifs, de l’UPA dirigée par le Congrès à l’actuel gouvernement Modi, n’ont jamais hésité à déclarer leur intention de séparer l’agriculteur «sans revenu suffisant» de sa parcelle de terre par le biais de «marchés fonciers dynamiques».
Utiliser la crise du Covid-19
En avril 2020, alors que l’Inde subissait le confinement le plus dur au monde – la crise humanitaire la plus terrible depuis la partition de 1947 – des commentateurs de la presse économique ont demandé au gouvernement de profiter de l’occasion pour imposer des mesures politiquement difficiles: «Si la nécessité de libérer le contrôle sur la terre n’a jamais été mise en doute, la crise du coronavirus nous offre l’occasion de le faire maintenant». Arvind Panagariya a appelé le gouvernement à ne pas «laisser la crise se perdre», soulignant que «la crise… donne au gouvernement l’opportunité d’introduire des réformes dans les domaines de la terre et du marché du travail qui sont plus difficiles à mener en temps de paix».
En avril 2020, au plus fort de la crise, le Premier ministre a lancé un nouveau projet – le SVAMITVA (Survey of Villages and Mapping with Improvised Technology in Village Areas) – pour des relevés par drone afin de cartographier toutes les maisons résidentielles dans les zones rurales. Une fois cela fait, les gouvernements des États délivreront des cartes de propriété pour ces maisons aux ménages des villages. (Notez que cela ne fait que formaliser la propriété des maisons existantes; ceux qui n’ont pas d’emplacement lié à une maison ne bénéficieront pas de ce dispositif). Outre la délimitation de la propriété rurale individuelle, d’autres gram panchayats [structures pour la gestion villageoise] et biens communautaires comme les routes de village, les étangs, les canaux, les espaces ouverts, les écoles, les anganwadis [centres pour enfants], les sous-centres de santé, etc. seraient également étudiés et des cartes seraient créées.
Pourquoi le gouvernement a-t-il accordé une telle urgence à ce projet? Le gouvernement affirme que cela «augmenterait la liquidité [disponibilité de vente et achat] des parcelles de terrain sur le marché» (c’est-à-dire faciliterait les ventes de propriétés). De plus, il est probable que, ayant mis en place une infrastructure physique importante et un personnel formé pour la cartographie par drones dans les zones rurales, le gouvernement puisse utiliser ces éléments ultérieurement pour cartographier les terres agricoles également.
Projet de loi sur l’enregistrement des terres du Niti Aayog
En 2008, le gouvernement de l’UPA a entrepris le Programme national de modernisation des registres fonciers (NLRMP), dans le but d’établir un «titre de propriété définitif» des terres en Inde. Ce programme a été remanié en 2014 par le gouvernement Modi sous le nom de «Digital India Land Records Modernisation Programme» (DILRMP).
En novembre 2020, le Niti Aayog a publié un modèle de loi sur les titres fonciers, qu’il presse les gouvernements des États d’adopter (la terre étant un sujet d’État et non central). Étant donné que tous les gouvernements des États ont adhéré au NLRMP, ils pourraient bien accepter, dès maintenant, d’adopter de telles législations dans leurs États respectifs.
Un peu de contexte est nécessaire pour comprendre la signification de cette étape. La terre représente 73% des actifs des ménages ruraux (les bâtiments, situés sur ces terres, représentent 21% supplémentaires)[12]. Qui est propriétaire, qui dispose, qui a droit aux fruits de la terre cultivée, qui a des droits d’utilisation spécifiques sur la terre, et qui peut transférer une parcelle de terre, tout cela ne relève pas des questions simples en Inde. Ce ne sont pas non plus de simples questions techniques ou administratives, mais des questions sociales, qui doivent être déterminées par un processus social. Il existe plusieurs niveaux de droits fonciers, qui appartiennent souvent à des personnes différentes. Et il peut s’agir de questions de vie ou de mort pour les personnes concernées.
Actuellement, l’Inde a un système de titres fonciers «présomptifs», dans lequel l’État ne garantit pas les titres fonciers; la preuve de la propriété est fournie par les actes de vente, les recettes fiscales, etc. La charge de la vérification de la propriété incombe à l’acheteur d’une propriété, pour laquelle l’acheteur potentiel effectue fréquemment une «recherche de titres» dans les documents existants.
Dans le cadre d’un système de titres de propriété «définitifs», les titres de propriété sont enregistrés et garantis par l’État. Pour mettre en place un tel système, il est nécessaire de déterminer de manière irréfutable la propriété de tous les terrains, y compris les créances des créanciers, et les droits des autres parties telles que les locataires. Une fois cette détermination effectuée, l’État garantira les droits du propriétaire contre toutes les autres personnes. Un tel système est connu au niveau international sous le nom de «système Torrens» [du nom de l’administrateur australien qui imposa, au XIXe siècle, ce système pour l’identification des droits acquis par l’occupation, l’octroi ou l’acquisition des biens formels. L’état crée et tient un registre des propriétés foncières, qui sert de preuve concluante du titre de la personne inscrite sur le registre en tant que propriétaire, et de tous les autres intérêts enregistrés sur le registre]. Tous les pays développés ne l’ont pas. En effet, il n’est pas répandu, même dans la plupart des États des États-Unis.
Le juriste Jonathan Zasloff souligne que, puisque les documents d’enregistrement foncier doivent être acceptés ou rejetés par les bureaucrates, la volonté actuelle de mettre en place un système Torrens offre un énorme potentiel de corruption bureaucratique [13].
L’histoire de l’Inde en fournit de nombreuses preuves
(1°) Les réformes agraires redistributives, visant à briser le monopole des propriétaires fonciers, ont totalement échoué en Inde. Le rapport historique de la Task Force officielle sur les relations agraires (1973) a franchement admis que de telles réformes n’avaient aucune chance: «Etant donné le caractère de la structure du pouvoir en place dans le pays, il était naturel que la volonté politique nécessaire ne se manifeste pas» [14]. Plus récemment encore, le Comité officiel sur les relations agraires de l’État et la tâche inachevée des réformes foncières (2009) a souligné «une collusion profonde entre les grands propriétaires terriens [et] la structure politique et bureaucratique».
(2°) On estime à 200 millions le nombre de personnes (tribus répertoriées et autres habitants des forêts) qui auraient dû être couvertes par la loi sur les droits forestiers de 2006. À ce jour, seuls 4,1 millions de titres individuels ont été distribués, ce qui représente environ 20 millions de personnes, soit 10% de la couverture prévue. La situation est encore pire en ce qui concerne les droits forestiers communautaires (CFR): seuls 3% de la zone potentielle de CFR ont été établis à ce jour.
Même l’objectif beaucoup plus modeste d’enregistrer et de sécuriser les locataires (fermier, métayer), et d’améliorer leur part de la production, n’a jamais été tenté dans la plus grande partie du pays. Il ne fait aucun doute que le Bengale occidental a mené un programme important («Opération Barga») en 1978-1982, au cours duquel les fonctionnaires ont campé sur 8000 sites, et les organisations paysannes du Front de gauche au pouvoir ont mobilisé les métayers pour qu’ils se fassent enregistrer. Pourtant, même cette opération ne couvrait que la moitié des métayers et la moitié des terres métayées, et s’est plus ou moins arrêtée au milieu des années 1980 [15].
Le dernier enterrement de la réforme agraire
En outre, comme le note Jonathan Zasloff, si les «propriétaires fonciers» doivent être protégés, «la question de savoir qui doit être propriétaire de la terre ne peut être évitée»:
«Torrens protège entre autres les propriétaires absents contre la perte de leurs terres au profit de squatters en possession adverse: les squatters n’auront évidemment pas de certificat d’enregistrement des titres, et donc pas de titre de propriété. Un système juste de distribution des terres en Inde pourrait cependant favoriser les squatters, dont les millions sont les pauvres victimes d’une histoire souvent sauvagement oppressive, et qui sont de toute façon ceux qui font un usage productif de la terre, souvent pendant plusieurs années.»
Ainsi, le système Torrens représente l’enterrement final et formel de la réforme agraire; car une fois que l’Etat lui-même est le garant du titre de propriété, quelle est la question de savoir si ce même Etat redistribue la terre aux sans-terre? Et ce malgré le fait qu’il y a beaucoup de terres à redistribuer, et (pour citer le Comité des relations agraires de l’État de 2009) «Le pays ne pourra jamais parvenir à mettre un terme structurel à la pauvreté rurale sans réformes foncières, y compris des mesures de redistribution et la sécurité de la propriété et de la tenure, la prévention de l’aliénation usuraire des segments vulnérables de la population et la propriété des sites de maisons».
À l’heure actuelle, le mot «réforme» n’est pas utilisé dans son sens historique de changement progressif, mais pour désigner toutes sortes de politiques néolibérales totalement régressives et même le pillage pur et simple. L’expression «réforme agraire» est également appropriée: Elle fait désormais référence non pas à la tâche historiquement progressiste consistant à briser le monopole de la terre et à abolir tous les types d’extractions féodales, mais à des politiques visant à s’emparer des moyens de production des paysans pauvres.
En effet, comme le souligne Jonathan Zasloff, la recherche d’un titre de propriété peut devenir un moteur de dépossession:
«La formalisation peut poser un problème aux pauvres pour plusieurs raisons. Elle les oblige à défendre leurs droits et ils peuvent manquer de ressources pour le faire. Elle peut saper les formes coutumières ou collectives de tenure [jouissance de la terre, de manière précaire] qui fonctionnent sur le terrain mais sont difficiles à formaliser. L’augmentation même de la valeur des propriétés que la formalisation permet d’obtenir peut permettre à un gouvernement de prélever une taxe foncière, et si les pauvres ne sont pas en mesure de la payer, ils seront chassés de leur foyer. Plus sombre encore, l’augmentation de la valeur des terres pourrait inciter les personnes peu intéressées par les subtilités d’une procédure régulière à faire aux pauvres des offres qu’ils ne peuvent pas refuser.»
Mais les implications de ce processus ne se limitent pas à la dépossession d’une partie des paysans dans le cadre de l’établissement de titres de propriété définitifs. La fixation de titres définitifs vise à préparer le terrain pour une dépossession plus large. (Article publié sur le site de Research Unit for Political Economy; traduction par la rédaction A l’Encontre)
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Dans la deuxième partie de cet article (à suivre), nous discutons des changements dans l’économie mondiale qui ont alimenté le désir des investisseurs internationaux de prendre le contrôle de la terre; et comment la restructuration prévue de l’agriculture indienne va obliger les kisans à se séparer de leurs terres. (Réd. de la RUPE – La traduction de cette seconde partie sera publiée sur le site A l’Encontre le 13 février 2021)
L’Unité de recherche en économie politique (R.U.P.E.), située à Mumbai (Bombay), en Inde, est constituée sous l’égide du People’s Research Trust. Le R.U.P.E. fonctionne grâce à un travail bénévole et à des fonds limités provenant de contributions personnelles. Il n’est affilié à aucun autre organisme. (Réd.)
Notes
[1] Le projet de loi sur les réformes foncières du Karnataka (amendement), 2020, supprime la section 79A de la loi, qui permettait uniquement aux personnes gagnant moins de 25 lakh [375 000 dollars] par an d’acheter des terres agricoles, et la section 79B qui indiquait que seules les personnes gagnant leur vie grâce à l’agriculture pouvaient acheter des terres agricoles.
[2] John Wilkinson, “The Globalization of Agribusiness and Developing World Food Systems”, Monthly Review, septembre 2009.
[3] Voir The Land Market in Latin America and the Caribbean: Concentration and Foreignization, Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 2014.
[4] Voir RUPE, India’s Peasantry under Neoliberal Rule, mai 2017, chapitre III, rupe-india.org.
[5] La forme complète est «Right to Fair Compensation and Transparency in Land Acquisition, Rehabilitation and Resettlement Act, 2013» (Loi de 2013 sur le droit à une indemnisation équitable et à la transparence dans l’acquisition de terres, la réhabilitation et la réinstallation).
[6] Jagadish Shettigar et Pooja Misra, «Land reforms: The next big game changer», Hindu Business Line, 23 novembre 2020.
[7] McKinsey, India: The Growth Imperative, 1er octobre 2001, p. 19. www.mckinsey.com. McKinsey a désigné le marché foncier comme l’un des «trois principaux obstacles à une croissance plus rapide: la multiplicité des réglementations régissant les marchés de produits (c’est-à-dire les réglementations qui affectent soit le prix soit la production dans un secteur); les distorsions sur les marchés fonciers; et la propriété généralisée des entreprises par les pouvoirs publics». Supprimez ces obstacles, a déclaré McKinsey, et la croissance annuelle du PIB sera supérieure de 4 points de pourcentage.
[8] Ibid., p. 27.
[9] India: Land Policies for Growth and Poverty Reduction (2007). Selon la Banque mondiale, «des preuves économétriques suggèrent également que l’impact positif de la législation sur la réforme foncière a diminué au fil du temps et risque en fait de devenir négatif», p. xxi.
[10] «Moving towards clear land titles in India: Potential benefits, a road-map and remaining challenges», Rita Sinha, Secrétaire, Département des ressources foncières, Ministère du développement rural, Gouvernement indien, août 2008.
[11] Niti Aayog, «Raising Agricultural Productivity and Making Farming Remunerative for Farmers», décembre 2015.
[12] National Sample Survey Organisation, NSS 70th Round (janvier-décembre 2013).
[13] Jonathan Zasloff, «India’s Land Title Crisis: The Unanswered Questions», Jindal Global Law Review, 2011, Vol. XX Numéro X.
[14] Cité dans «Land Reform Is Dead, Long Live Land Reform», Economic and Political Weekly (EPW), 19 mai 1973. Plus loin: «Dans une société où tout le poids des lois civiles et pénales, des déclarations et précédents judiciaires, de la tradition et de la pratique administratives est jeté du côté de l’ordre social existant, fondé sur l’inviolabilité de la propriété privée, une loi isolée visant à restructurer les relations de propriété dans les zones rurales n’a guère de chance de succès…»
[15] Dipankar Basu, «Political Economy of ‘Middleness’: Behind Rural Violence in West Bengal», EPW, 21 avril 2001. La superficie totale des terres consacrées au métayage adans le Bengale occidental est estimée à 18-22% des terres arables; des métayers ont été enregistrés sur 8,2% des terres arables. Rapport sur le développement humain au Bengale occidental 2004, pp. 31-32.
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