Par Inès Benghezala
et Ivanhoé Govoroff
Un an après l’effondrement du Rana Plaza près de Dacca (1138 morts), les ouvriers bangladais voient à peine leur situation évoluer: il y a bien eu une prise de conscience après le pire accident dans l’histoire du secteur textile [1], mais, dans les faits, les comportements tardent à changer. Et malgré les déclarations d’intention qui ressemblent souvent à des effets d’annonce, l’immobilisme persistant de la majorité des multinationales et la réaction poussive du gouvernement inquiètent les associations.
Au lendemain de la catastrophe, l’Organisation internationale du travail (OIT), des firmes occidentales (150 marques, majoritairement européennes), des syndicats et des ONG avaient lancé un appel aux autorités du Bangladesh et aux partenaires sociaux afin d’améliorer la sécurité des lieux de travail. «Cette initiative est une première et a permis de faciliter le dialogue entre les différents acteurs», explique Marion Cadier, chargée de programme du bureau mondialisation et droit humain à la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).
Les entreprises des pays développés qui font fabriquer leurs vêtements au Bangladesh, ont signé un «accord sur la sécurité des usines textiles» dans le pays. Cependant, les véritables changements n’ont pas été initiés par les grandes marques occidentales, mais par des mouvements ouvriers qui, à la suite de la tragédie, ont organisé des manifestations de masse.
«Liberté syndicale»
Face à cette pression de la rue et au front commun des ONG, Dacca a pris un certain nombre de mesures. Le code du travail a été amendé, afin de permettre aux travailleurs des sweatshops de se réunir et, surtout, de se syndiquer plus facilement dans un pays où la liberté syndicale n’existait pas. Mais, selon la FIDH, «encore trop peu de nouveaux syndicats ont été créés, trop souvent entravés par la loi» qui impose un regroupement minimum de 30% des salariés d’une entreprise pour former une organisation de travailleurs reconnue.
Le «plan d’action» du gouvernement a entraîné une série d’inspections dans les ateliers du pays. Résultat : plus de 200 usines ont été fermées. Les ouvriers ont également obtenu une revalorisation salariale de 77%, de 28 à 50 euros mensuels. Loin des 250 euros considérés par les associations comme un minimum vital. Un coup de pouce qu’il convient donc de «relativiser», assure Vanessa Gauthier, de Peuples solidaires, «vu l’augmentation du prix de la vie quotidienne dans le pays ces dernières années».
Au-delà, certains directeurs d’usines attacheraient plus d’importance à la sécurité. Leurs ateliers ne sont plus fermés à clé (c’était le cas pour le Rana Plaza), favorisant les mesures d’évacuation en cas d’incident. Cet emprisonnement des ouvriers demeure pourtant une pratique répandue dans les pays en développement. «Les conditions de travail évoluent mais n’ont pas radicalement changé au Bangladesh, souligne Nayla Ajaltouni, du collectif Ethique sur l’étiquette. Il a malheureusement fallu attendre ce drame considérable pour qu’un changement commence à s’amorcer.» Mais instaurer des règles dans un secteur habitué à fonctionner sans aucun contrôle n’est pas aisé.
Un aveu
Pour les victimes du Rana Plaza, un fonds de compensation et d’indemnisation a été créé à l’international. Les organisations de soutien aux familles attendent que les entreprises donneuses d’ordres prennent leurs responsabilités. «Quelque 40 millions de dollars d’indemnisation [environ 29 millions d’euros, 35 millions de CHF] ont été négociés avec les multinationales sur la base de conventions de l’OIT, explique le collectif «Ethique sur l’étiquette». Or, à ce jour, seuls 15 millions de dollars ont été débloqués.» Pour une grande partie des entreprises mises en cause, participer aux indemnisations serait considéré comme un aveu de leur responsabilité, même indirecte, dans la catastrophe.
En France, c’est notamment le cas d’Auchan qui, bien qu’un pantalon portant la marque du groupe ait été retrouvé dans les décombres, réfute en bloc tout lien avec l’accident. «La responsabilité de la catastrophe est celle de ceux qui ont obligé les salariés à travailler dans un immeuble ne respectant pas les normes d’urbanisme locales et présentant des risques visibles d’effondrement», s’est défendue l’enseigne le 3 avril. D’autres groupes, comme Carrefour et l’italien Benetton, bien que signataires de l’accord sur la sécurité, ne participent pas non plus au fonds d’indemnisation.
Plusieurs parlementaires français ont tenté en début d’année, avec la loi Canfin [du nom du Ministee délégué au Développement, EELV, du gouvernement Ayrauld de mai 2012 à fin mars 2014] de soulever la question de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises sous-traitant à l’étranger. Elle laissait entrevoir une amélioration et un meilleur contrôle des conditions de travail des ouvriers dans ces usines.
Bien qu’approuvé en première lecture à l’Assemblée en février 2014, le texte s’est heurté à la contestation du patronat. Finalement, la loi n’apporte aucun renforcement de la responsabilité juridique des multinationales. L’association CCFD-Terre Solidaire regrette qu’elle ne «souligne qu’un devoir des entreprises d’identifier et de prévenir toute atteinte aux droits de l’homme».
Shahidul Islam Shahid, syndicaliste bangladais, se veut encore plus catégorique : «Les grandes marques occidentales sont celles qui ont le plus profité de la sueur et du sang des ouvriers, dit-il à l’ONG Observatoire des multinationales. Elles doivent s’occuper des victimes, au même titre que les propriétaires bangladais des usines.» (Publié dans le quotidien Libération en date du 24 avril 2014, p. 18)
____
[1] Exportations du prêt-à-porter depuis le Bangladesh
(données portant sur 2012):
– Total: 13,8 milliards d’euros
– Répartition
UE: 59,6%
Etats-Unis: 23,7%
Canada: 4,6%
Japon 2,1%
Turquie: 1,9%
Autres: 8,1%
Source: Reuters
Exportations textile-habillement pays asiatiques
(en milliards de dollars, 2012)
Chine: 159,9 ( 18’000 usines)
Bangladesh: 19,9 ( 5000 usines)
Vietnam: 14,1 (2000 usines)
Inde: 13,8 (11’000 usines)
Indonésie: 7,5 (2450 usines)
Cambodge: 4,3 (plus ou moins 250 usines)
Pakistan: 4,2 (7500 usines)
Birmanie: 1 (plus ou moins 200 usines)
Source: McKinsey, Les Echos, 24.4.2004
_____
Soyez le premier à commenter