Par Pablo Stefanoni
La décision de Pedro Castillo de dissoudre le Congrès, qui dès le départ a fait de l’obstruction et a tenté à maintes reprises de le mettre en accusation, a été un saut dans le vide. Il s’est terminé par l’arrestation du président péruvien. Issu du fin fond du Pérou, le président n’a jamais pu mettre en place un gouvernement et s’est appuyé sur un cercle opaque de collaborateurs qui a fini par produit un fort isolement du chef de l’Etat. La nouvelle présidente Dina Boluarte – plus impopulaire que Pedro Castillo – doit maintenant faire face à de fortes mobilisations qui revendiquent la dissolution du Congrès et des élections anticipées pour 2023. S’ouvre ainsi un nouveau chapitre d’une succession de crises politiques qui ont fait atterrir la plupart des anciens présidents en prison.
Introduction
Le 7 décembre 2022 à midi, le président Pedro Castillo, encore en fonction [il fut élu à la présidence en juin 2021 et occupa ce poste dès le 28 juillet], apparaît à la télévision et annonce dans un discours alarmiste la dissolution temporaire du Congrès, la réorganisation de la Justice et un gouvernement d’exception qui agit par le biais de décrets-lois. Il annonce de même la convocation prochaine d’élections pour mettre en place une Assemblée constituante. Il a également déclaré un couvre-feu dans tout le pays. Ces dix minutes ont mis fin à 18 mois de gouvernement au cours desquels Pedro Castillo n’a pas été en mesure de diriger l’appareil d’Etat et a agi de manière erratique, presque dans le seul but de ne pas être démis de ses fonctions par un Congrès qui a conspiré dès le premier jour de son gouvernement.
Dans un premier temps, le gouvernement représente les différentes sensibilités de gauche – y compris la gauche urbaine, de Lima, qui promeut des personnalités comme l’économiste Pedro Francke [il a été économiste à la Banque centrale du Pérou et la Banque mondiale] – mais les difficultés des ministres à se coordonner avec le président et, plus largement, la dérive du gouvernement, lui aliènent progressivement nombre de ses collaborateurs. En un an et demi, Pedro Castillo a changé plus de 70 ministres et a eu cinq présidents du Conseil des ministres. Parfois, les changements idéologiques ont été brusques, comme le passage de Mirtha Vásquez (avocate spécialisée dans les droits de l’homme et l’environnement) à Héctor Valer, membre du parti d’extrême droite Renovación Nacional, en tant que premier ministre.
Pendant toute cette période, le Congrès, dans lequel l’opposition – certes fragmentée –est majoritaire, a tenté à maintes reprises d’obtenir les voix nécessaires pour renverser le président sous la vague invocation de son «inaptitude morale permanente». Il a fini par s’entourer de cercles dits de confiance, de plus en plus fermés et opaques, y compris de dirigeants de sa région d’origine [province de Chota]. La corruption dans l’administration publique a déclenché diverses enquêtes fiscales qui se sont rapprochées de plus en plus de Pedro Castillo.
Sa décision de dissoudre le Congrès était un saut dans le vide. Sans soutien politique ou militaire, et sans force populaire dans les rues, l’objectif qu’il s’est assigné a fini par se retourner contre lui. La décision est d’autant plus inexplicable que le Congrès ne disposait pas de la majorité spéciale pour le démettre lors du troisième vote de défiance prévu le même jour. En l’espace de quelques minutes, ses ministres ont commencé à démissionner, en désaccord avec la décision du président, et par crainte de ses conséquences juridiques. Le Congrès a obtenu – cette fois-ci, extrêmement rapidement – les votes nécessaires pour le démettre de ses fonctions dans le contexte de l’accélération de la crise. Peu d’élus ont osé refuser le vote de défiance.
En deux heures, Castillo est passé de la dissolution du Congrès à son arrestation par ses propres gardes du corps alors qu’il tentait de se rendre à l’ambassade du Mexique [pour demander l’asile]. La rapidité de l’arrestation a également révélé la coordination politico-bureaucratique entre les militaires, les membres du Congrès et le pouvoir judiciaire afin de lancer une contre-attaque visant le président, contre-attaque aux limites de la légalité. Dans les grands médias, les analystes et les journalistes n’ont pas caché leur enthousiasme face au retournement de situation. Les critiques du gouvernement ont combiné les arguments relatifs à la détérioration institutionnelle et à l’incapacité de Castillo à mener le mandat présidentiel; et cela avec le sentiment exaltant d’avoir expulsé un intrus qui, en raison de la crise de représentation de la politique péruvienne et de l’implosion de son système de partis, avait débarqué dans le palais présidentiel. Cette arrogance de classe explique en partie la vague de protestations qui a suivi l’investiture de la vice-présidente Dina Boluarte selon les modalités de succession prévue par la Constitution.
De la campagne à la ville, du «rondero» à la présidence
Originaire de la province de Chota, dans la région de Cajamarca, Pedro Castillo a connu un moment de célébrité nationale en 2017, lorsqu’il a dirigé une grève des enseignants qui, sous l’impulsion de la base, a fait fi des accords passés entre le syndicat, dirigé par le parti Patria Roja, et le gouvernement de Pedro Pablo Kuczynski (2016-2018). Le secteur combatif a bénéficié du soutien du Comité national pour la réorientation et la reconstruction du Sutep (le syndicat des enseignants) lié au Mouvement pour l’amnistie et les droits fondamentaux (MOVADEF), un groupe de juristes lié aux restes de la guérilla du Sentier lumineux. Pour cette raison, les enseignants et Castillo lui-même ont été à l’époque «terruqueados», comme on qualifie au Pérou le fait d’accuser ses adversaires d’être des terroristes, une qualification qui relève d’une arme politique. Les médias ont ensuite demandé qui était Pedro Castillo, le leader de la grève.
Mais en 2021, cette grève était bien loin, et peu de gens se souvenaient de l’enseignant de Chota. Pedro Castillo – qui avait appartenu au parti centriste Peru Posible de l’ancien président Alejandro Toledo [juillet 2001-juillet 2006] – a participé aux tentatives de création d’un parti des enseignants, mais la pandémie et le manque de ressources ont compromis ces plans. Finalement, il s’est présenté pour le parti Peru Libre, dirigé par Vladimir Cerrón. Ce neurochirurgien formé à Cuba et ancien gouverneur régional de Junín ne pouvait pas se présenter pour des raisons judiciaires. Il a donc permis la candidature de Pedro Castillo sans même penser dans ses rêves les plus fous qu’il pourrait gagner la présidence. Pedro Castillo a rejoint Peru Libre quelques jours avant la date limite d’enregistrement des candidats pour les élections d’avril 2021.
Le syndicaliste s’est ensuite rendu à Lima pour s’enregistrer. Sa femme Lilia Paredes, membre de l’Iglesia Cristiana del Nazareno, raconte dans un documentaire que des voisins venaient chez eux pour demander pourquoi Pedro n’apparaissait pas dans les médias s’il était candidat à la présidence. En effet, durant la première phase de la campagne, Pedro Castillo était en dehors des radars des grands médias et des analystes – jusqu’en février 2021, il se situait entre 1% et 3% dans les sondages IPSOS/El Comercio. En mars, il est passé à un taux encore modeste de 6%. Au cours d’une campagne où les candidats allaient et venaient, et où personne ne décollait vraiment, il s’est hissé dans le top 5. Une fois encore, beaucoup ont posé la question: qui est Pedro Castillo? Et beaucoup ont rappelé la grève de 2017, son discours «populiste» et «radical» et l’ont à nouveau accusé de liens avec le Sentier Lumineux.
Peru Libre, le parti qui l’a présenté, se définit comme «marxiste-léniniste-mariatéguiste» [José Carlos Mariategui, 1894-1930, marxiste péruvien ayant une approche spécifique de la question indigène et des questions culturelles]. Mais ce parti se présente en même temps comme une «gauche provinciale», ce qui, dans un pays comme le Pérou, divisé entre le pays profond et les élites de Lima, prend un sens particulier. «Quand vous manifestez pour réclamer des droits, ils disent que vous êtes un terroriste.» Or, «le terrorisme, c’est la faim et la misère, l’abandon, l’inégalité et l’injustice». Portant un chapeau Chotano qu’il n’a jamais quitté, Castillo a parlé à un Pérou qui se sent historiquement exclu. Il ne se présentait pas comme un indigène mais comme un paysan et un «rondero», en référence aux patrouilles paysannes créées à Cajamarca – sa région – dans les années 1970 pour lutter contre le vol de bétail. Elles ont par la suite été reproduites dans tout le pays dans les années 1980 pour faire face à la guérilla du Sentier lumineux. Elles ont souvent fait office d’autorité dans les campagnes (Starn, 1991).
La stratégie de la campagne de Pedro Castillo consistait d’abord à se renforcer dans les petites villes et, à partir de ces territoires où elle pouvait jouer un rôle local, à se lancer dans les grandes villes et, enfin, à tenter de conquérir Lima. «De la campagne à la ville», comme le rêvaient les vieux maoïstes péruviens, mais cette fois le pouvoir devait venir des votes et non de «la gueule du fusil». En fait, Castillo ne portait pas un fusil mais un crayon géant à chaque rassemblement. «La plus grande arme que nous pouvons utiliser est le téléphone, c’est un outil. La technologie aide à porter le message, lorsque celui-ci est transparent, simple», a déclaré Richard Rojas, l’une des rares personnes à avoir accompagné Pedro Castillo dans les régions, où le candidat a donné des interviews aux médias locaux et prononcé des discours diffusés sur Facebook. Le van qu’ils ont utilisé appartenait à Richard Rojas lui-même. Bien que Pedro Castillo soit originaire du nord, c’est dans le sud qu’il a été le plus remarqué, une région à forte densité associative et à forte tradition indigène et anti-Limeño (anti-Lima).
Au final, Pedro Castillo a battu Keiko Fujimori par 50,13% contre 49,87%. Tous deux sont passés au second tour avec moins de 20% des voix. Pour essayer d’atteindre la moitié plus un, ils se sont appuyés sur des peurs croisées. La moitié du pays a voté contre le «communisme» – comme le proclamait l’écrivain Mario Vargas Llosa – et l’autre contre le retour d’un Fujimori au pouvoir.
Politique et économie, des questions distinctes?
Lors des élections d’avril 2021, il y avait une grande variété d’options idéologiques présente, allant de la gauche «provinciale» et «urbaine» à l’extrême droite, en passant par le nationalisme et le néolibéralisme. Keiko Fujimori, Hernando de Soto [économiste], Verónika Mendoza [Nuevo Peru], Rafael López Aliaga [extrême droite, élu maire de Lima en octobre 2022, entre en fonction en janvier 2023] et Castillo lui-même ont cherché à rester en tête des sondages, mais les préférences des citoyens ont été très fluctuantes. Dans un pays qui a été durement touché par la pandémie et qui a vu son système de partis imploser, les partis ressemblent à des entreprises personnelles et être «anti-politique» est une bonne carte de visite électorale.
L’auto-coup d’Etat d’Alberto Fujimori en 1992 a sans doute marqué un tournant. A cette époque, une grande partie de la population péruvienne était prête à tolérer l’autoritarisme et les violations des droits de l’homme en échange de la défaite du terrorisme, dont le Sentier lumineux était l’une des expressions les plus emblématiques. Dirigé par Abimael Guzmán, autoproclamé «Président Gonzalo», ce groupe maoïste n’a pas ménagé sa peine pour tenter de prendre le pouvoir par une guerre populaire prolongée. Alberto Fujimori, qui avait battu Vargas Llosa à 62% contre 37,6% lors de l’élection présidentielle de 1990, en a profité pour gouverner sans s’embarrasser des institutions démocratiques.
L’économie semblait se déconnecter de la politique. «La victoire inattendue d’Alberto Fujimori sur Vargas Llosa, favori dans tous les sondages, ne signifie pas pour autant la défaite de la coalition sociale qui avait soutenu l’écrivain», écrit Carlos Adrianzén. Les forces armées, les secteurs conservateurs de l’Eglise catholique, les élites économiques et les organisations internationales ont soutenu Fujimori, qui a été réélu en 1995 avec plus de 64% des voix (Adrianzén, 2014). Deux ans plus tôt, il avait obtenu l’approbation d’un nouveau texte constitutionnel. Enfin, «Chino» [pseudonyme de Fujimori] finit par démissionner en 2000 par fax depuis Tokyo après le scandale dit des «vladivideos» [référence à Vladimiro Montesinos, conseiller de Fujimori et à la tête du service d’intelligence national] qui a révélé une corruption généralisée au sein du gouvernement (RPP, 2018). En 2005, il a été arrêté au Chili et extradé au Pérou deux ans plus tard, où il purge une peine de 25 ans de prison.
Malgré les triomphes de candidats comme Ollanta Humala en 2011, avec sa critique du néolibéralisme, le Pérou est resté à l’écart du cycle progressiste qui a teinté une grande partie de la région. Et Keiko Fujimori [fille d’Alberto] n’a cessé d’obtenir des résultats pas éloignés d’une conquête de la présidence: 48,56% en 2011, 49,88% en 2016, 49,87% en 2021. Le fujimorisme a survécu à son fondateur, mais n’a pas réussi à le faire sortir de prison.
Pour le politologue Alberto Vergara, «la précarité de la politique péruvienne a été fonctionnelle au succès du modèle économique». En écrivant sur la première année de la présidence d’Ollanta Humala (2011-2016), Vergara s’est demandé: «Ne devrions-nous pas plutôt écrire sur ce système politique, économique et culturel minable qui s’apprête à fêter son vingtième anniversaire dans le pays, et qui ne se soucie pas de savoir si les dirigeants sont démocratiques ou autoritaires, exaltés ou timides, experts ou novices, avec ou sans parti?» (Vergara, 2012)
Vergara attribue la stabilité du modèle péruvien au macro-arrangement institutionnel qui a émergé avec la Constitution de 1993 «qui cimente la manière dont l’Etat, la société et le marché sont articulés». Ce macro-arrangement a été maintenu, après la chute de Fujimori, sous les gouvernements d’Alejandro Toledo, Alan García [1985-1990; juillet 2006-juillet 2011] et Ollanta Humala. Entre 2003 et 2013, le pays a connu des taux de croissance moyens du PIB de 6%, avec une forte réduction de la pauvreté. Le PIB par habitant en 2012 était de 66% plus élevé qu’en 2002 et plus du double de son niveau de 1992. Signe de la continuité de la technocratie, le président de la Banque centrale, Julio Velarde, a occupé ce poste de 2006 à aujourd’hui. Mais déjà à cette époque (mi-2012), Vergara percevait les limites de ce consensus et certaines de ses réflexions sont devenues particulièrement d’actualité dans les années suivantes, lorsque la démission du Pedro Pablo Kuczynski [juillet 2016-mars 2018] a ouvert une période de grande instabilité politique. Le politologue péruvien a identifié quatre nouveaux éléments qui ont marqué le début de l’épuisement du macro-arrangement de 1993:
«Tout d’abord, la société n’est plus une masse pétrifiée post-conflit. Depuis une décennie, elle se plaint, boycotte et perfectionne l’art de mettre à mal les intentions pro-entreprises du gouvernement. Deuxièmement, les autorités infranationales disposent de bonnes ressources, ce qui dynamise les protestations si elles s’alignent sur les mouvements sociaux. Troisièmement, les autorités nationales […] ont de moins en moins de capacité politique. […] L’enrichissement constant de la société péruvienne a mis tous les acteurs sous stéroïdes, sauf les structures politiques et institutionnelles qui devraient servir de médiateur entre les acteurs voraces en conflit. Si toutes ces tendances continuent à s’accentuer, ce qui était fonctionnel au succès du modèle économique (la précarité politique) peut s’inverser et être, plutôt, à l’origine de la fin du cycle de réussite.» (Vergara, 2012)
En effet, les années suivantes ont vu la chute de plusieurs présidents et la poursuite et l’emprisonnement de presque tous ceux qui sont passés par la Maison de Pizarro (palais du gouvernement), ainsi que de nombreux gouverneurs et maires. Le cas le plus dramatique est celui d’Alan García – autrefois l’un des hommes politiques les plus charismatiques et les plus populaires du pays – qui, pour éviter d’être arrêté, a choisi de se tirer une balle dans la tête. A l’époque, Adrianzén s’est demandé si la mort d’Alan García n’était pas aussi celle de l’élite politique péruvienne.
Un an plus tard, le même auteur écrivait que la crise du fujimorisme, l’énorme fragmentation et dispersion du vote, ainsi que la surprise du Frente Popular Agrícola del Perú (Frepap), aux accents millénaristes, ont contribué à une reconfiguration de l’axe gauche/droite au Pérou. Evoquant les élections parlementaires extraordinaires de 2020, Adrianzén écrit que «si en 2016, les trois principales forces politiques cumulaient 84% des sièges, aujourd’hui, les trois premiers n’en ont plus que 47%». Alors qu’il y a quatre ans, la première force politique avait remporté 56% des sièges, le 26 janvier 2020, le parti le plus voté n’a remporté que 19% des sièges au Parlement» (Adrianzén, 2020). Le vote pour Frepap – lié à une faction de l’évangélisme et dont le slogan était «El agro al poder» – exprimait le mécontentement à l’égard de la classe politique et, comme le fera plus tard Castillo, la réaction anti-Lima du Pérou profond. Mais ce qui est significatif, c’est qu’en 2020, ni Castillo ni Perú Libre n’étaient sur le terrain de jeu et qu’en 2021, ceux qui ont capté le non-conformisme, comme Frepap, étaient à nouveau sur la touche électorale. Si Perú Libre est passé de zéro à 37 parlementaires au cours de cette période, Frepap est passé de 16 à zéro. Comme un symptôme de la crise, le jadis mythique et centenaire Partido Aprista Peruano [fondé dans les années 1920 et s’affirmant en 1930] a perdu son enregistrement en 2021.
La loi péruvienne permet le vote de «défiance» [destitution] envers le président avec les trois cinquièmes du Congrès monocaméral et établit l’obligation pour le pouvoir exécutif de soumettre les présidents du Conseil des ministres à un vote de confiance des membres du Congrès. Si le Congrès rejette la confiance de deux candidats proposés par le chef de l’Etat, ce dernier peut le dissoudre et convoquer des élections immédiates pour en former un nouveau. C’est la raison pour laquelle les élections spéciales susmentionnées ont eu lieu en 2020, après la dissolution du Congrès par le président Martin Vizcarra le 30 septembre 2019. Tout cela a donné lieu à de forts affrontements de pouvoir, et aujourd’hui une réforme politique est sur la table qui permet de réorganiser un cadre institutionnel qui, dans un contexte de fragmentation politique et d’utilisation de la destitution comme forme de chantage politique, est une des sources (pas la seule) d’instabilité politique dans le pays.
En 2020, après la destitution de Martin Vizcarra par le nouveau Congrès, les protestations populaires contre le «coup» – et contre les inégalités sociales – commenceront à avoir leur propre rôle dans la crise péruvienne, ce qui apparaîtra dès lors comme une nouvelle normalité.
Le changement qui n’a pas eu lieu
Contrairement à Evo Morales, qui avant de devenir président en 2005 avait été à la tête de la fraction parlementaire du Mouvement vers le socialisme (MAS), qui avait négocié avec différents gouvernements en tant que leader des cultivateurs de coca et était régulièrement invité à l’étranger, Pedro Castillo a fait un saut direct de la région de Cajamarca à Lima avec pour seul capital son expérience de syndicaliste en province. Contrairement à la Bolivie, où le siège du gouvernement, La Paz, est une ville plébéienne et traditionnellement combative – ce qui a protégé le pouvoir d’Evo Morales –, Lima a été dès le départ un territoire hostile pour le nouveau président.
Alors que le triomphe du MAS est le résultat d’un long déclin des élites huppées de l’ouest andin [Santa Cruz], concurrencées par de nouvelles élites économiques d’origine indigène, Pedro Castillo est arrivé au pouvoir presque par hasard, ayant obtenu de bons résultats dans les sondages au cours de la dernière semaine avant les élections. Enfin, alors que Morales pouvait compter sur l’énorme force du MAS, un parti appuyé sur des structures syndicales, avec une très forte capillarité territoriale, Castillo concourait en tant qu’invité d’un parti dont la force était très limitée.
Alors que la droite continuait à le voir comme une sorte de communiste prêt à bondir, la gauche était déçue par son manque de politiques transformatrices. «Le péché originel de Pedro Castillo n’est pas seulement la façon dont il a constitué ses cabinets ministériels, mais aussi la façon dont il a donné naissance à un système opaque», a résumé l’ancienne députée de gauche Marisa Glave (Stefanoni, 2022). La presse les appelait, non sans mépris, «los chotanos» [de Chota] ou «los chiclayanos» [de Chiclayo au nord du Pérou, cercle proche de Castillo] en raison de leurs régions d’origine. Dans certains cas, il s’agissait de personnes ayant financé la campagne de Castillo qui ont fini par redécouper électoralement des régions de l’Etat.
Ainsi, les allégations de corruption ont commencé à se rapprocher de plus en plus du président, la première dame [Lilia Paredes, qui a demandé l’asile à l’ambassade du Mexique] fait l’objet d’une enquête du bureau du procureur général. Ces allégations se sont superposées à la réaction des élites à l’«assaut cholo» du pouvoir [cholo: terme dépréciatif qualifiant les personnes d’origine amérindienne et métisse].
Castillo a pris ses distances non seulement avec la gauche «caviar» mais aussi avec Perú Libre. En conséquence, sa base s’est réduite et il n’a jamais pu obtenir une trêve de l’opposition au Congrès. Le Congrès était déjà fragmenté dès le départ et a continué à se fragmenter, par exemple, avec plusieurs scissions au sein de la fraction parlementaire de Perú Libre. Dans le cadre de ce harcèlement, le Congrès a empêché le président d’effectuer plusieurs voyages à l’étranger, comme le voyage en Colombie pour l’inauguration du gouvernement de Gustavo Petro ou le sommet de l’Alliance du Pacifique en août. C’est en vain que, en février dernier, Castillo a abandonné son sombrero chotano et porté un costume afin de rendre sa silhouette moins marquée.
Le racisme imprègne le discours politique péruvien. Déjà pendant la campagne, le journaliste Beto Ortiz a viré la candidate au Congrès Zaira Arias de son émission de télévision, montrant ainsi que le «politiquement correct» n’atteint pas les secteurs de l’élite de Lima. Il l’a ensuite traitée de «marchande de fruits et légumes» et s’est ensuite déguisé en Indien – avec sa théâtralité habituelle – pour accueillir avec sarcasme le «nouveau Pérou» de Pedro Castillo. Il y a quelques jours, un membre du Congrès pro-Fujimori a fait référence de manière désobligeante à un représentant d’une institution de Puno, une ville du sud du pays, pour avoir appelé les membres du Congrès «frères», un terme courant dans le monde aymara. Le député Ernesto Bustamante a interrompu ce représentant provincial en le réprimandant: «Ici, à Lima, nous disons señores!» Et de poursuivre: «Quelqu’un qui dit qu’il n’est pas inclus dans la Constitution péruvienne parce que cette dernière ne mentionne pas les peuples indigènes, que veut-il que je fasse, que je mentionne ceux qui vivent dans son pâté de maisons?» Lors des manifestations qui ont suivi le licenciement de Castillo, un présentateur de télévision a demandé à un chef de police: «Pourquoi ne leur avez-vous pas tiré une balle dans la tête?» La question n’était pas rhétorique: au moment de la rédaction de la présente contribution, le nombre de morts s’élevait à 26 (Turkewitz, 2022).
La décision présidentielle de dissoudre le Congrès a été une surprise pour la plupart des ministres et a été rejetée par la gauche démocratique. Cette dernière a vu dans cette décision un coup d’Etat manqué rappelant l’auto-coup d’Etat de 1992, même si l’initiative de Castillo relevait plus d’un coup d’État absurde qu’une initiative dictatoriale. D’un point de vue plus pragmatique, le leader de Peru Libre, Vladimir Cerrón, a estimé que le président avait été trop pressé. Aujourd’hui, personne ne peut expliquer ce qui a conduit Castillo à prendre cette décision ou qui l’a convaincu de le faire.
A l’époque, la pression était énorme pour se distancier des stigmates du «coup d’Etat», d’où le retrait de presque tous les collaborateurs du président (y compris son avocat). Mais au fil des heures, les images ont commencé à changer. Surtout, le sentiment grandit que le Congrès, plus impopulaire que Castillo (près de 90% d’opinion négative), a finalement obtenu gain de cause. Et l’arrestation de l’actuel ex-président et le lynchage médiatique l’ont progressivement victimisé. Dans ce contexte, plusieurs mobilisations ont éclaté. Le slogan le plus mobilisateur et unificateur est la revendication de dissolution du Congrès et la tenue de nouvelles élections. A cela s’ajoute, dans différents secteurs, la demande d’une Assemblée constituante pour traiter les questions structurelles.
Les préfets nommés par le gouvernement Castillo, dont beaucoup appartiennent à la Fédération nationale des travailleurs de l’éducation du Pérou (Fenate) et au Peru Libre, participent aux mobilisations. En quelques heures, ce qui semblait être une succession constitutionnelle légitime s’est transformé pour beaucoup en une transition illégitime, dans laquelle Dina Boluarte aurait finalement été fonctionnelle à la «coalition vacadora» [qui a voté non à la proposition de Castillo de dissolution du Congrès] et aux élites dominantes. La vice-présidente – une fonctionnaire avec peu d’expérience politique – devient un instrument du «Congrès corrompu». Selon un sondage de l’Institut d’études péruviennes (IEP), 71% des personnes interrogées n’étaient pas d’accord avec l’accession de Dina Boluarte à la présidence. Et les mobilisations se sont étendues à diverses régions du pays, tout comme la répression policière et les descentes au siège de diverses organisations sociales.
Les mobilisations étaient animées par une coalition de syndicats, d’acteurs de l’économie informelle et de secteurs paysans, qui sont liés, sous diverses formes, aux structures locales.
Un exemple révélant la nature radicale des mobilisations a été la réception avec des huées d’Antauro Humala – frère de l’ancien président Ollanta Humala et représentant d’une version radicale du nationalisme péruvien basé sur les Andes – qui a été accusé par la foule de «reconnaître» Dina Boluarte comme présidente. Antauro Humala propose de fusiller les anciens présidents corrompus, y compris son frère, qu’il considère également comme un «traître», et se propose d’être l’expression d’un non-conformisme social fondé sur un ethno-nationalisme «anti-étranger» connu sous le nom d’«ethnocacerismo» (Stefanoni, 2005). D’autres, comme le maire élu de Lima, un homme d’affaires d’extrême droite qui prétend être amoureux de la Vierge Marie et qui a déclaré dans plusieurs interviews qu’il s’autoflagellait pour participer à la passion du Christ, cherchent à faire basculer la crise à droite.
Dans ce contexte, Dina Boluarte tente de trouver un équilibre afin de rester au pouvoir. Pour l’instant, elle a renvoyé au Congrès le «fardeau» de fixer une date pour des élections antérieures à l’échéance prévue. Elle a promis des primes aux agriculteurs, touchés par une sécheresse historique, et des augmentations pour les fonctionnaires. Alors qu’elle avait prêté serment jusqu’en 2026, elle a ensuite réduit son mandat à 2024; ce qui n’empêche pas la discussion sur la date des nouvelles élections de se poursuivre. La nouvelle présidente a limogé le président du Conseil des ministres une semaine après l’avoir nommé, alors que les allégations de répression violente des manifestations se multiplient. En conséquence, deux ministres ont démissionné. Bien qu’elle ait appelé à une trêve dès son entrée en fonction, il est peu probable qu’elle l’obtienne. Guillermo Bermejo, député de Perú Democrático – un groupe dissident de Perú Libre – a menacé: «Si [Dina Boluarte] ne trouve pas l’asile politique, elle finira en prison.» Pour l’instant, la crise se poursuit et les risques de nouvelles tueries aussi. (Article publié sur le site de la Fondation Carolina, le 21 décembre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Références
ADRIANZÉN, C. (2014): “Una obra para varios elencos. Apuntes sobre la estabilidad del neoliberalismo en el Perú”, Nueva Sociedad nº 254, noviembre-diciembre.
— (2020): “¿Quién ganó y quién perdió en las últimas elecciones peruanas?”, Nueva Sociedad, ed. digital, febrero.
RPP (2018): “Los ‘vladivideos’ que marcaron el final del régimen de Alberto Fujimori”, RPP, 21 de marzo.
STEFANONI, P. (2005): “¿Qué son y que quieren los entonaceristas?, entrevista con Cecilia Méndez, El Viejo Topo, nº 205-206, abril.
— (2022): “De Pedro Castillo a Dina Boluarte o la crisis interminable de Perú”, entrevista a Marisa Glave, Nueva Sociedad, ed. digital, diciembre.
STARN, O. (1991): Reflexiones sobre rondas campesinas, protesta rural y nuevos movimientos sociales, Lima, IEP.
TURKEWITZ, J. (2022): “Una pausa en las protestas de Perú para honrar a los muertos”, The New York Times, 19 de diciembre.
VERGARA, A. (2012): “Alternancia sin alternativa: ¿Un año de Humala o veinte años de un sistema?”, Argumentos, julio.
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