Par le Forum pour l’Assemblée constituante
L’élection de l’Assemblée constituante, dans les conditions dans lesquelles elle se déroulera [le samedi 15 mai et dimanche 16 mai 2021, avec un taux de participation de 20% le samedi], et compte tenu de ses résultats possibles, constitue la plus profonde défaite de la gauche au Chili au cours des trente dernières années. Une défaite uniquement comparable à la grande fraude du plébiscite de 1988, aux négociations qui ont suivi et à la transition vers une démocratie de basse intensité qui a mis en œuvre et approfondi le système néolibéral dans tous les aspects de notre vie.
Complètement à l’abri de l’indignation massive exprimée dans les rues depuis le 18 octobre 2019, des élections seront organisées qui conduiront à une Convention constitutionnelle qui n’est pas vraiment démocratique, qui n’est pas souveraine, qui donne un droit de veto à la droite avec seulement un tiers des délégués, qui n’a pas le droit d’essayer d’influencer les traités internationaux qui lient le pays à la juridiction intéressée des organes qui représentent le capital transnational, qui n’a pas de règles claires de transparence, ni de financement et qui doit soumettre son autonomie à d’éventuelles décisions de commissions nommées par la Cour suprême.
Le Forum pour l’Assemblée constituante insiste depuis près de huit ans sur la nécessité d’une véritable Assemblée constituante: souveraine, démocratique, participative, transparente et effectivement autonome. Rien de tout cela n’est exprimé dans la loi qui appelle cette Convention, ni dans le système électoral qui en est à l’origine, ni dans les résultats désastreux qui seront obtenus.
En tant que Forum, nous avons proposé des procédures claires. Nous avons établi des définitions et défini des politiques à suivre, avec toutes sortes de détails et de précautions, compte tenu du gouvernement profond à laquelle la démocratie est soumise par les secteurs dominants. Nous avons énoncé publiquement les principes et les lignes d’action, bien avant que l’explosion de la colère populaire ne rende évidente à tous ceux qui avaient refusé d’écouter la nécessité d’un changement radical du système économique et politique que le pays vit depuis plus de quarante-sept ans.
En assumant le sentiment exprimé dans la massive protestation sociale – loin de tout avant-gardisme et maximalisme, loin de la large auto-complaisance avec laquelle les gauches qui n’ont pas prévu, n’ont pas initié, ni maintenu le radicalisme exprimé dans la rue, mais qui ont essayé de l’administrer et de l’encadrer dans leurs discours – nous avons maintenu une ligne éminemment pragmatique, cherchant à chaque instant la voie radicale qui pourrait convertir la protestation, en tenant compte des conditions dominantes, en une pression authentique contre le régime en place.
Dans le feu de l’action initiale, nous avons proposé que le mouvement organisé, regroupé dans la Mesa de Unidad Social, négocie directement avec le gouvernement la convocation d’une Assemblée Constituante libre, souveraine et démocratique. Aucun des mouvements et partis de la gauche institutionnelle n’a accueilli de manière réelle cette proposition évidente, qui était la conclusion directe qu’une réflexion issue de la gauche aurait dû tirer de la violence et du radicalisme avec lesquels les manifestations de masse se sont déroulées.
Bien sûr, le pouvoir et la politique institutionnelle, profondément choqués et effrayés par la radicalité exprimée dans les rues, ont été capables de beaucoup plus de pragmatisme et d’efficacité: après un mois de radicalité irrésistible, ils ont obtenu le soi-disant Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution du 15 novembre 2019.
Face au spectacle invraisemblable de toutes les positions de droite (Concertación, Renovación Nacional, UDI) parvenant à un accord honteux et boiteux avec ceux qui jusqu’à un mois auparavant se déclaraient de gauche (Frente Amplio), nous appelions à rejeter cet accord, à le rendre insoutenable et non viable en maintenant la protestation populaire. Nous insistons sur la nécessité d’une table de négociation directe du mouvement social avec le gouvernement. Aucun des mouvements et partis de la gauche institutionnelle n’a accueilli ce rejet de manière réelle, pas même ceux qui n’ont pas signé l’Accord du 15 novembre. Ce qui s’est passé en fait, c’est que, passivement, avec une rhétorique vague et des déclarations ambiguës, l’ensemble du spectre politique a simplement pris l’accord signé pour acquis, y compris la négociation ultérieure qui l’a aggravé, l’a consacré et en a fait une réforme constitutionnelle miraculeuse, qu’ils avaient refusé d’accepter pendant trente ans. Bien sûr, l’effet le plus immédiat de cette acceptation générale a été la baisse sensible de l’intensité de la protestation, grâce à laquelle on aurait pu aspirer à quelque chose de mieux et de plus digne.
Une fois de plus, poussés à la fois par le radicalisme et le pragmatisme, sans rhétorique «principiel» ni grandiloquence d’avant-garde, nous avons soutenu que, compte tenu de ce scénario, ce qu’il fallait faire, par le biais de la protestation populaire, était de lutter pour une réforme constitutionnelle supplémentaire, qui établirait des normes de transparence pour l’Assemblée constituante. Elle convertirait la règle des deux tiers [qui donne le droit de veto à la droite] en l’obligation d’un plébiscite intermédiaire et contraignant afin de régler directement les questions sur lesquelles l’Assemblée n’aurait pu se mettre d’accord. Solution qui permettrait de dépasser les obstacles à sa souveraineté effective. Toutes les gauches, cependant, ont concentré leur attention sur les règles de la parité et de la participation des peuples indigènes, deux questions qui, tout en étant un grand progrès démocratique, n’ont pas du tout touché le lien qui impliquait le système électoral convenu [qui donne aux partis un avantage massif par rapport aux candidatures indépendantes] pour élire les constituants, ni la règle des deux tiers, ni le caractère sacré des traités internationaux, des questions qui, dans la pratique, permettent d’annuler ce qui peut être obtenu dans la démocratisation avec la parité des sexes et la participation des peuples indigènes.
Ce qui a été obtenu est une nouvelle réforme constitutionnelle, approuvée à nouveau avec une majorité miraculeuse composée de la droite, du centre et de la gauche institutionnelle, dans laquelle aucune possibilité réelle n’a été donnée aux indépendants, dans laquelle rien n’a été établi sur la transparence, dans laquelle absolument rien du noyau de l’Accord pour la paix sociale n’a été touché. Puis, à nouveau, sans la moindre opposition réelle, et bien que les gauches, à ce moment-là, revendiquassent déjà comme leur la mobilisation initiée en octobre 2019, tous les mouvements et partis des gauches organisées ont commencé à faire leurs comptes (électoraux) et à se remuer en acceptant, sans autre forme de procès et de facto, le cadre établi. Cela revenait à convertir, en pratique, la colère mobilisée uniquement de manière institutionnelle, doublement administrée par deux réformes constitutionnelles conçues de manière ad hoc afin de donner toutes les garanties possibles à la droite la plus dure.
Nous ne sommes pas en faveur du «principalisme» ou de l’avant-gardisme. Nous sommes les ennemis de la désillusion hâtive ou du repli démonstratif qui sauve sa propre dignité alors que le monde reste intact. Nous pensons qu’il est parfaitement possible de formuler des politiques radicales tout en conservant un esprit pragmatique, un examen réaliste de chaque moment et de ses circonstances. Nous savons, en outre, que les politiques abstentionnistes, dans un cadre historique de démocratie administrée, ne favorisent que les secteurs dominants. Nous avons pensé, une fois de plus, que ce que nous devions faire était de nous demander quelle était la politique la plus avancée, celle qui mène le mieux, même si c’est difficile, aux objectifs substantiels que nous avons, compte tenu d’un scénario qui, à ce moment-là, était déjà assez mauvais.
À l’époque, nous avions soutenu qu’il fallait poursuivre deux objectifs immédiats et une politique permanente à moyen terme. Premièrement, former un grand pacte qui rassemblerait toutes les gauches, organisées en «sous-pactes», afin, que compte tenu des caractéristiques de la loi électorale imposée, d’obtenir au maximum deux tiers de la Convention (Assemblée constituante) et, au moins, un tiers des délégués de la gauche dure. Ce qui pourrait bloquer les motions constitutionnelles qui confirmeraient le modèle néolibéral. De cette manière, elles pourraient être reportées pour être débattues plus tard, dans le cadre d’une nouvelle Constitution, comme une question relevant du droit. Et, deuxièmement, essayer d’obtenir une majorité très convaincante dans le plébiscite [pour l’appel à une Assemblée constituante] et, ensuite seulement, reconnaître légalement la convocation d’une instance qui n’était ni une Assemblée ni une Constituante, mais qui, étant donné l’inertie de la gauche, était ce qui ressemblait le plus à ce que l’indignation populaire avait exigé. Nous pensions que, si nous obtenions cette majorité convaincante, nous pourrions avoir un pouvoir de négociation pour quelque chose de plus progressif.
En outre, comme politique à moyen terme, nous avons proposé de maintenir la lutte pour une nouvelle réforme constitutionnelle qui permettrait de modifier la règle des deux tiers, de récupérer la souveraineté de l’Assemblée constituante, de la doter de transparence et de mécanismes participatifs contraignants. Et de rechercher l’unité de la gauche autour d’un programme constitutionnel substantiel et radical, pour lequel se battre à l’Assemblée. Une lutte, d’ailleurs, qui ne pouvait être menée qu’en maintenant une présence dans les rues, en articulant le mouvement territorial qui s’était créé, en cherchant des instances de coordination des mouvements de base avec les mouvements et partis formellement organisés.
Comme nous le savons, tout cela a été profondément altéré par deux faits essentiels: le désastreux manque de disposition à la tolérance et à l’unité autour de grands objectifs dont a fait preuve chacune des gauches, et les mécanismes de contrôle citoyen, sanitaire et politique, qui ont rendu la pandémie possible. Le premier facteur a conduit à une dispersion désastreuse des prétentions électorales qui, notoirement, étant donné le cadre de fer d’une loi électorale conçue pour favoriser les grands pactes et les partis politiques institutionnels, laisse présager un résultat électoral douloureux pour la gauche et curieusement plein d’optimisme pour la droite. Le deuxième facteur, déclenché par la pandémie, mais encouragé et exigé par la gauche elle-même (!), dans un empressement immédiat et mesquin à saper la base purement électorale – uniquement dans les sondages – du gouvernement en place, a fini par faire dérailler presque complètement la mobilisation populaire pendant toute une année.
Nous nous trouvons aujourd’hui, deux jours avant les élections à l’Assemblée constituante, dans le pire scénario possible. Aucun secteur de la gauche institutionnelle ne propose un programme constitutionnel vraiment substantiel. Ils n’ont pas non plus en ligne de mire, de quelque côté que ce soit, la lutte pour démocratiser et rendre réellement souveraine une Assemblée qui nous est offerte sans garanties de transparence, ni mécanismes participatifs, et avec des obstacles substantiels sur les sujets qu’elle peut discuter, même lorsqu’elle tente de formuler son règlement interne.
La perspective étroite et immédiate de l’élection d’un conseiller, d’un maire, d’un gouverneur, du positionnement des candidats au parlement et à la présidence, a complètement et absorbé l’«agenda» de la gauche organisée en partis et en mouvements. La protestation sociale vécue et subie au prix de milliers de victimes de toutes sortes et de centaines de prisonniers qui subissent encore dans des régimes «préventifs», rendus possibles par la répression étatique, s’est presque entièrement diluée dans des espoirs électoraux, ou dans des programmes immédiatistes qui se situent entièrement à l’intérieur de la situation donnée, le scénario établi par un «accord» indigne qui ne reprend en aucune mesure le contenu essentiel de l’indignation exprimée dans les rues: mettre effectivement fin à l’administration néolibérale de nos vies.
Nous pensons que, dans ce sombre scénario, ce qui peut être tenté consiste à transformer l’ensemble du processus de l’Assemblée constituante en une longue et profonde école d’éducation politique des citoyens et citoyennes. Chaque question abordée dans l’Assemblée doit être discutée à la base sociale, dans les territoires, dans les partis et les mouvements formels, ou dans les collectifs qui se sont réunis dans ce but et qui doivent avoir un avenir durable et productif. Toute disposition contraire aux intérêts populaires qui est approuvée dans l’Assemblée, même si elle est adoucie par un langage inclusif ou par de grandes proclamations de droits intangibles, doit être combattue dans la rue, dans chaque municipalité, par des protestations organisées capables de répondre aux provocations de la police et d’un «avant-gardisme».
Un petit objectif très immédiat et pragmatique, mais prometteur, est d’essayer de faire en sorte que les nombreuses listes d’indépendants obtiennent beaucoup de voix. Cela permettra de montrer l’énorme disproportion entre le vote global des indépendants au niveau national et le nombre de délégué·e·s constituant·e·s que ces candidatures obtiendront effectivement. Ce qui constitue un exemple flagrant du caractère antidémocratique de cet appel qui peut être invoqué et revendiqué dans la rue.
Il faut le répéter: nous ne croyons pas à la désillusion facile, à l’abstention inutile, au découragement systématique, dont se parent habituellement les gauches existentielles et simplement «testimoniales». Ces batailles font partie d’une guerre très longue, qui doit être pensée non seulement dans ses expressions immédiates et contingentes, mais en fonction de la perspective stratégique dans laquelle nous nous situons. Nous voulons un monde plus juste, radicalement différent du monde dans lequel nous vivons. Nous sommes prêts à nous battre de manière permanente, pragmatique et réaliste pour ce que nous croyons être juste.
Le processus constitutionnel en cours, compte tenu de ses conditions et de ses limites, ne nous permettra pas de renverser l’administration néolibérale du pays dans un aspect essentiel. Pire, elle pourrait bien se transformer en un blanchiment constitutionnel analogue à l’arc-en-ciel que l’on nous a vendu en 1989. Beaucoup de joie et d’arc-en-ciel dans les déclarations, un néolibéralisme dur et approfondi dans la réalité. Mais, en même temps, comme l’ont été les gouvernements néolibéraux de la Concertación, il sera une source de nouvelle violence. L’aveuglement des élites politiques, l’ambition disproportionnée et prédatrice des capitalistes nationaux et transnationaux qui possèdent ce pays, ne leur permet pas une politique modérée, ne leur permet pas une administration modérément bénéfique. Ils ne veulent que gagner, tout piller, sans projet ni horizon stratégique autre que celui du profit immédiat et abusif. Ils sèment et sèment du vent. Ils vont récolter des tempêtes. (Déclaration publiée dans l’édition chilienne du Monde Diplomatique, 13 mai 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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