Des chiffres intolérables… pour ceux et celles qui espéraient le «changement»

R. Berzoini, le nouveau ministre du Travail, l'ancien de la Prévoyance sociale

Par Charles-André Udry

L’Institut d’Etudes sociales et économiques (INESC) du Brésil a donné connaissance à la presse, le 18  février, d’une enquête indiquant les modalités d’utilisation effective du budget au cours de la première année de la présidence de Luiz Inacio Lula da Silva.

L’étude de l’INESC1, prise dans son ensemble, relate l’analyse de 190 programmes sociaux et de 828 projets de politiques publiques dans le domaine social.

L’insécurité alimentaire

De cette étude, il ressort que l’insécurité alimentaire n’est plus une exclusivité des zones rurales ou semi-arides du Nord-Est.

Aujourd’hui, l’insécurité alimentaire s’étend aussi aux grandes villes. La  recherche a été réalisée à Campinas (dans l’Etat de Sao Paulo, un des centres universitaires de l’Etat, dont la population s’élève à plus d’un million d’habitants), à Joao Pessoa (ville de quelque 600’000 habitants dans l’Etat de Paraiba), à Manaus (dans l’Etat d’Amazonas, une ville de quelque 1,5 million d’habitants), ainsi qu’à Brasilia (située au Centre-Ouest, une ville de plus de 2 millions d’habitants construite autour d’un lac artificiel de 40 kilomètres de long; Brasilia est devenue capitale fédérale du Brésil dès 1960).

Cette enquête a été coordonnée par la professeure Ana Maria Segall-Correa du Département de Médecine préventive et sociale de la Faculté de sciences médicales de l’Unicamp (université de Campinas).

Lors du compte rendu de cette étude, Ana Maria Segall-Correa a indiqué que, par exemple, dans la ville de Campinas «seulement les familles ayant un revenu supérieur à quatre salaires minimum – c’est-à-dire à quelque 330 dollars américains – ne connaissent aucune insécurité au niveau alimentaire, sur une année… Le 26,1% des familles qui disposent en moyenne d’un revenu total en dessous du salaire minimums (légèrement plus de 80 dollars) souffrent d’une insécurité alimentaire sévère (la faim).»

Rapportés à l’ensemble de la population, 6,5 % des familles (c’est-à-dire un nombre considérable d’individus, car l’unité familliale comporte au minimum 5 personnes) ayant des enfants vivant dans le cadre familial – en effet nombre d’enfants sont, d’une manière ou d’une autre, à la rue – souffrent d’une insécurité alimentaire grave; c’est-à-dire de faim chronique.

En attendant… la réforme agraire

Un autre thème important est analysé dans cette étude. Il se réfère à la réforme agraire.

Selon cette analyse, l’Institut National de la Colonisation et de la Réforme Agraire (INCRA), jusqu’au 12 décembre 2003 – c’est-à-dire la date de la dernière libération, par le gouvernement, d’une ligne de crédit budgétisée (pour 2003) – n’avait pas utilisé 74,6% du total des ressources destinées à l’application de la réforme agraire.

Pour rappel, le ministère de tutelle de l’INCRA est dirigé par Miguel Rossetto, membre du PT et figure gouvernementale représentant le courant de la gauche officielle du PT: la direction de la Démocratie Socialiste(DS).

Ces données, en pourcentage, traduites en chiffres absolus aboutissent à ce tableau: sur le 1,31 milliard de reals (1 dollar équivaut à quelque 3 reals, donc le total budgétisé se situait à hauteur de 450 millions de dollars2) – cette somme était budgétisée pour les projets de la réforme agraire – seuls 335,4 millions de reals (soit 110 millions de dollars) ont été dépensés.

l reste donc 983,9 millions de reals (plus de 320 millions de dollars) qui n’ont pas été dépensés. Cela fournit un point de référence concret de la «bataille» menée pour appliquer une réforme agraire, déjà très modérée dès son départ gouvernemental (si l’on excepte le premier plan, pourtant pas maximaliste, établi par Plinio Arruda Sampaio pour l’équipe pré-gouvernementale de Lula).

Le principal programme de l’INCRA cherche à développer des installations durables pour des travailleurs agricoles ne disposant pas de terres. Or, en scrutant l’exécution budgétaire de 2003 dans ce domaine de la réforme agraire se détachent les résultats suivants. Le budget pour l’alphabétisation des jeunes et des adultes des régions concernées par la réforme agraire n’a été utilisé qu’à 72,6%. Les crédits pour aider à l’installation de familles disposant d’une terre n’ont été libérés qu’à hauteur de 27,4% de la ligne budgétaire prévue. Les dépenses pour l’achat de terres – un des postes les plus importants – ne représentaient, jusqu’au 12 décembre 2003, que 35,4% des dépenses budgétisées!

Par contre, les budgets, certes beaucoup plus réduits, du fonctionnement de toute l’administration de la réforme agraire ont été utilisés à des taux variant entre 80,8% à 99,9%. C’est ce qui est qualifié: une dépense de service public d’un ministère de la «gauche radicale».

Une orientation social-libérale austère, au mieux

En général, l’examen de l’INESC indique que le gouvernement Lula au cours de sa première année a réduit de 30% les dépenses sociales qui, pourtant, étaient inscrites au budget adopté par le Congrès National pour la première année de présidence.

On retrouve, à des degrés divers, la même configuration que celle mise en évidence pour la réforme agraire, dans l’ensemble des secteurs sociaux spécifiques tels que l’enfance, l’adolescence, l’environnement, les droits humains, la réforme agraire et la sécurité alimentaire.

Ainsi, pour le poste important de la santé, seulement 75,59% des lignes budgétaires adoptées ont été mises en œuvre. Pour ce qui a trait à l’éducation, le chiffre se situe à hauteur de 49,3%. Il y a là, de façon graphique, la traduction de la «discipline» budgétaire du gouvernement Lula. Il faut avoir à l’esprit, pour comprendre ce processus en cours, deux éléments, au moins.

D’une part, dès octobre 2002, soit avant la victoire électorale de Lula, se dernier avait signé, aux côtés de Fernando Henrique Cardoso, un accord avec le FMI prévoyant de dégager un excédent budgétaire primaire (excédent avant paiement des intérêts de la dette interne et externe) de 4,25%; ce qui était plus élevé que le taux proposé par le FMI.

D’autre part, il serait faux de considérer que Lula est, en quelque sorte, un simple otage de la droite capitaliste au gouvernement. Dans la réorganisation récente du gouvernement (fin janvier 2004), Lula a clairement indiqué ses choix. Tout d’abord, il a écarté certains membres «traditionnels» du Parti des travailleurs, pour placer à des postes clés des personnes qui assureront la mise en place, demain, de nouvelles «réformes» anti-sociales. Ainsi, pour l’adoption d’une loi remettant en cause la législation du travail et «flexibilisant» encore plus le marché du travail, il fait confiance à l’ancien ministre de la Prévoyance sociale, Ricardo Berzoini. Il lui a confié le ministère du Travail et la réforme viendra après les élections municipales, sur l’onde d’une victoire. Jospin, Fabius et Strauss-Kahn ont déjà utilisé la même méthode en France. La «gauche radicale» – Lutte ouvrière et la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), et même des secteurs du Parti communiste – a su voir clair.

Ricardo Berzoini a donné des marques de fidélité sociale-libérale en faisant appliquer un plan de «réformes» de la prévoyance sociale favorables aux fonds de pension, autrement dit au capital financier (banques nationales et internationales et assurances) contre les salarié÷e÷s de la fonction publique.

Lula a aussi attribué au ministre du PT, Tarso Genro ­- personnalité issue du «monde» de Porto Alegre et «animateur» du Forum Social Mondial; quelques naïfs ou cyniques vantaient ses mérites lors du FSM – la responsabilité de développer le «partenariat entre les secteurs public et privé»(le PPP!). Donc, une politique de privatisations, sous forme directe et aussi sous forme de mandats de gestion attribués à des firmes privées, commencera en 2004 de façon plus systématique.

Enfin, la garde rapprochée de Lula – Lula reste la clé de voûte politico-symbolique du gouvernement — ,parmi laquelle José Dirceu, assure les liens personnels les plus étroits entre la présidence et les ministres du grand capital, tels que Luiz Fernando Furlan, ministre du Commerce extérieur et propriétaire d’une des plus grandes sociétés mondiales d’exportation de viande de volaille: SADIA.

La politique du gouvernement Lula n’est pas une «déviation idéologique». Elle est le produit: d’une transformation profonde et assez rapide – en termes de comparaisons historiques – des sommets du PT; d’une association de ces sommets avec les milieux du grand capital; d’une institutionnalisation, à l’échelle des Etats et des municipalités importantes, d’un personnel politique opportuniste socialement; d’une attraction non sélective de membres, sans expérience militante minimale, aspirés par le revenu d’une position publique et institutionnelle; d’un choix politique décidé du noyau du PT-gouvernemental qui s’est imposé dans le PT bien avant les élections. Ne pas le constater revient soit à fermer les yeux sur la pratique du gouvernement et du PT-gouvernemental; soit à avoir accepté qu’il n’y pas de vrais combats politiques à mener répondant aux besoins de dizaines de millions de travailleurs et travailleuses, de paysans. Et pour ne pas le dire, on ergote sur la tactique à avoir face au gouvernement et au PT… au nom de ne pas se couper des masses. Des tartuferies, en somme. Et l’on pourrait citer à ce propos l’évêque Don Helder Camara: «Quand j’ai donné à manger aux gens pauvres, ils m’ont appelé saint; quand j’ai demandé pour quelles raisons les gens étaient pauvres, ils m’ont traité de communiste». Lula, son gouvernement et le PT-gouvernemental ne sont pas communistes, certes; mais ils ne sont même pas «saints», ou alors ils font les saintes nitouche. Udry Charles-André (25 février m2004)


1. Voir les sources: ADITAL et www.inesc.org

2. Le Produit intérieur brut du Brésil – qui compte 177 millions d’habitants – mesuré en parité de pouvoir d’achat (PPA) était, en 2002, de 1’268’613 millions de dollars US. Cet indicateur en PPA est obtenu simplement en multipliant le PIB calculé aux prix nationaux par un taux de change fictif qui rend équivalent le prix d’un panier de marchandises dans chaque pays. Cela doit permettre de mieux comparer le niveau de production de chaque pays et le pouvoir d’achat des personnes d’un pays à l’autre. Ainsi, l’Argentine  – qui a une population s’élevant à 38 millions de personnes – possède un PIB (PPA) de 424’354 millions de dollars. Le PIB-PPA par habitant est respectivement de 7360 et 11320 dollars. Rapportée au PIB une dépense de 450 millions de dollars pour la réforme agraire, qui peut être une pièce centrale d’une politique de développement, est faible.

 

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