Par Fabio Nassif
Non. Ceci n’est pas un texte ayant pour intention d’apporter de l’eau au moulin de la droite brésilienne qui tente, avec l’appui des médias bourgeois, de mettre complètement en échec toute perspective de transformation sociale à gauche.
L’intention principale des mots qui suivent est de dialoguer avec qui, comme moi, a été choqué par la présence de la Police fédérale à la porte de la maison de l’un des plus grands leaders populaires que la gauche brésilienne ait produit dans les dernières décennies. Vendredi 4 mars, Lula [1] a été entendu par les autorités dans le cadre d’une enquête sur de supposées relations de promiscuité existant entre l’ex-président et des grandes entreprises.
Selon toutes les indications, l’arrestation de Lula n’était pas nécessaire. Ce serait un abus de plus contre un citoyen brésilien, comme il en est commis tous les jours de la part des autorités et de l’Etat. Et, visiblement, les grands médias en ont rajouté des couches, usant et abusant de l’événement pour discréditer Lula. Face au silence observé par les médias sur d’autres suspicions de corruption de toucans, de « péemdébistes » [de « PMDB »] et de représentants de la droite traditionnelle, il y a de quoi avoir aujourd’hui un goût amer. Il faudrait juste rappeler le nombre si élevé d’alliés de Lula et du PT et d’opposants de droite au gouvernement de Dilma qui se baladent impunis à travers Brasilia [la capitale gouvernementale du Brésil].
Il y a beaucoup de questions à poser dans l’actuelle conjoncture. Il y a beaucoup d’intérêts, beaucoup de personnages et beaucoup de soupçons que nous devons examiner avec honnêteté face à une telle situation. Pour l’heure, il est prudent de réfléchir au moins à ce que nous ne devons pas faire ou dire n’importe où. Et, surtout, il ne faut jamais perdre de vue que nos opinions doivent être guidées par ce que nous croyons être le mieux pour réussir à construire une conscience politique et un projet en faveur des secteurs les plus exploités et opprimés de la société.
«Adieu, Lula?»
Le film allemand «Goodbye, Lénine!» (qui pourrait très bien s’appeler «Goodbye, Staline»), loin de chercher à sauver l’héritage historique de ce que fut le «socialisme réel» (qui du socialisme n’avait rien), nous apporte une réflexion sur un passé et un présent embourbés dans les contradictions et le manque de perspectives. Dans ce film, une Madame Kerner tombe dans le coma peu avant la chute du mur de Berlin. Elle se réveille en 1990, après la chute du Mur. Son fils Alexandre, préoccupé par les conséquences que la nouvelle du triomphe du capitalisme pourraient avoir dans la santé de sa mère, cherche des façons de lui cacher cette réalité, principalement au travers de vidéos simulant un Berlin d’avant la chute du mur.
Lula n’a absolument rien à voir avec Lénine, pas plus que le « socialisme réel » ne ressemble ne serait-ce qu’aux projets des gouvernements pétistes. Le parallèle que je prétends établir entre ce film et la situation brésilienne actuelle ne porte que sur les personnes qui paraissent vivre dans une chambre d’hôpital en continuant à croire qu’elles vivent dans une réalité passée. Il est frappant de voir la grande quantité de personnes qui, au lieu d’accepter les contradictions des deux réalités que sont le passé et le présent, de sortir du coma et de bouger, préfèrent essayer de se convaincre qu’elles sont en train de vivre une réalité différente de celle qu’elles sont objectivement en train de vivre.
Comme le suggèrent même les livres de développement personnel, le premier pas vers un quelconque dépassement est de reconnaître nos propres échecs. Il existe un grand débat au sein de la gauche sur les impacts de la chute du Mur de Berlin du point de vue des secteurs qui ne défendent ni le « socialisme réel » ni le capitalisme. Je ne veux pas entrer dans cette polémique. Mais ce qui est tout à fait évident, c’est que le mur est tombé sur la gauche socialiste anti-Staline.
Au Brésil, il se peut bien que le monde du lulisme soit en train de tomber. Et là, il existe les réactions les plus variées par rapport à ce fait : il y a celui qui cherche à croire que le mur n’est pas en train de tomber, celui qui court pour réparer le mur, celui qui défend un muret incapable d’établir une quelconque division entre les « deux mondes » et celui qui, reconnaissant que le mur lui est tombé sur la tête, veut réfléchir à la manière sortir des décombres afin de construire un monde nouveau et très différent des deux mondes qui, dans la métaphore utilisée, étaient soi-disant séparés.
L’approfondissement de la polarisation qui a divisé le pays tourne autour de la dispute entre deux réalités désastreuses. D’un côté, il y a les défenseurs du lulisme et, de l’autre, les défenseurs de perspectives encore plus conservatrices pour le Brésil. Les deux sont catastrophiques. Les deux sont le produit d’un mur qui nous est tombé dessus.
Ni la droite ni le lulisme
Les raisons permettant d’affirmer que ni la direction indiquée par la droite traditionnelle ni le sauvetage du lulisme ne doivent nous mobilier sont en quelque sorte semblables. Nous savons, en considérant toute l’histoire du pays, qu’aussi bien la bourgeoisie que ses représentants au sein des partis politiques et le capitalisme (considéré comme un tout) ne promeuvent rien qui aille au-delà d’une société de mort, d’exploitation, d’oppression, d’inégalité et de misère. Il ne vaut pas la peine de perdre son temps à chercher des arguments contre cette hypothèse.
Ce qui vaut en revanche la peine, c’est de débattre pourquoi nous ne devons pas défendre le lulisme (bien que l’on doive dénoncer les illégalités et les spectacles médiatiques montés autour du dirigeant Lula).
L’option de l’aile majoritaire du PT tout au long des années fut la construction d’un projet de conciliation de classes avec cette bourgeoisie néfaste que nous avons au Brésil, projet qui a réussi avec l’élection de Lula en 2002. Le leader ouvrier a alors gouverné en faveur des anciennes et des nouvelles élites pendant huit ans, suivi par sa successeure Dilma qui a réussi à former des gouvernements encore plus à droite et qui s’est rendue aujourd’hui à une politique strictement néolibérale.
Ce n’est pas mon rôle, en ce moment, d’aller « gratter » pour savoir si Lula a individuellement bénéficié de telle ou telle corruption. Mais la réalité évidente que nous vivons nous indique que le choix de parvenir au pouvoir et de gouverner avec les élites entrepreneuriales et les vieilles oligarchies a nécessairement passé par des relations de promiscuité entre le pétisme et la bourgeoisie. Et, malgré les apparences, il n’y a rien de nouveau à cela. Le capitalisme fonctionne ainsi, un point c’est tout.
Défendre le sauvetage du lulisme aujourd’hui revient à défendre une paix avec la bourgeoisie corrompue qui n’a pas – contrairement à ce qu’ont cru beaucoup de pétistes – de projet national de société qui puisse réaliser des changements civilisationnels profonds en alliance avec la classe ouvrière. Certains ont même cru que cette bourgeoisie pourrait défendre des causes anti-impérialistes, anti-monopolistiques et anti-latifondistes afin de réaliser des réformes structurantes qui pourraient servir à initier des processus de transformation plus profonds. Ils se sont trompés.
Le lulisme est le symbole le plus fort de la conciliation de classe. Conciliation, dans ce cas, signifie nécessairement trahison de la classe. Et c’est pour ce motif que Lula a été accepté par le capitalisme global. Il a accepté, appliqué et convaincu les masses que ces règles du jeu n’étaient qu’administratives.
En attente du «coup» et du virage à gauche
Depuis l’élection de 2002, le mode pétiste de militer est « insufflé » par la lutte contre un « coup » qui serait en train d’être fomenté contre ses gouvernements. On nous disait qu’ils ne laisseraient même pas Lula assumer la présidence après l’élection. Puis, avec les dénonciations liées au [scandale du] mensalão, à nouveau la « militance » pétiste s’est mobilisée contre le « coup médiatique ». Et ils ont émis cette thèse de manière répétée, plusieurs fois, tout au long des gouvernements Lula et Dilma (même lors des manifestations de juin 2013). Ils attendent, aujourd’hui encore, ce fameux virage à gauche des gouvernements pétistes.
Le grand problème est de ne pas reconnaître que c’est Lula, et principalement lui, qui a réussi à faire chuter ce mur dans nos têtes. Avant la victoire de 2002, Lula et le PT étaient déjà alliés avec une partie de la bourgeoisie – même avec la famille Marinho, qui a aidé à écrire la Lettre au Peuple brésilien. Pour se défendre dans le cadre du mensalão [argent distribué aux élus pour obtenir des majorités dans les deux chambres], Lula a nommé des ministres et donné beaucoup de ressources matérielles à la chaîne de télévision dominante Rede Globo. Et les négociations, tant avec les médias bourgeois qu’avec d’autres secteurs des élites (comme les grandes entreprises, l’agronégoce et les banques), furent des piliers fondamentaux du projet pétiste. Ces élites ont gagné beaucoup d’argent avec les politiques gouvernementales les plus importantes. Pour cette raison, l’Opération Lava Jato fait si mal aux défenseurs de ce projet [pétiste]. Elle ébranle le pacte entre les forces construites dans le ventre du pétisme et les grandes entreprises qui ont tiré bénéfice du lulisme.
Ce déséquilibre entre le gouvernement pétiste et les grandes entreprises a aussi eu pour conséquence de fragiliser l’alliance avec les vieilles oligarchies. La droite brésilienne a occupé les rues et le scénario de crise économique, sociale, politique et environnementale rend la conjoncture encore plus préoccupante.
Les médias bourgeois et l’élite brésilienne sont «golpistes». Et ils l’ont toujours été. Mais cela ne signifie pas que nous devions exempter de leur responsabilité ceux qui se sont alliés à eux. Ceux qui ont vendu l’illusion que nous pourrions les avoir comme alliés, qui ont négocié avec eux et qui ont gouverné en leur faveur.
La réaction la plus dépolitisée et la plus préjudiciable qui soit pour qui se considère socialiste est de continuer à croire en un monde qui est tombé. Le projet pétiste est en train d’agoniser. Et c’est lamentable de voir le niveau de débat auquel se résume une partie de son action militante. Ce qui compte aujourd’hui et rien d’autre, c’est d’exiger que l’on enquête aussi sur les corruptions de la droite. Quand ils entendent Guaruja [une ville de l’Etat de SP] ils répondent Paraty [une ville de l’Etat de RJ] [une référence à la corruption de gauche et de droite]. Je crains fort qu’un jour, en signe de reddition aux pressions de la droite traditionnelle, on fasse sien le slogan «vole mais agis» d’un Maluf pour défendre son projet. [Paulo Maluf avait été gouverneur de l’Etat de São Paulo entre 1979 et 1982].
Je ne défends en rien le véritable crime commis contre la gauche par la direction du PT, par Lula par Dilma: c’est une tentative d’homicide contre l’espérance, contre un nombre infini de personnes appartenant de la classe ouvrière, qui va à l’encontre de la construction d’une société socialiste. Pour les défenseurs du gouvernement, il y a longtemps que la peur du « coup » a vaincu l’espérance.
Nous ne savons pas si Lula sera en mesure de relever son projet. Mais nous savons que la construction d’un processus révolutionnaire pour le Brésil passe nécessairement par un adieu à Lula, au lulisme et au PT. Qui veut continuer à vivre sous respirateur dans un lit d’hôpital en croyant aux vieilles nouveautés du lulisme peut finir par rater la naissance d’un nouveau monde qui est déjà en gestation. (Traduction A l’Encontre; l’article a été publié sur le site brésilien de Correio da Cidadania, le 5 mars 2016)
Fabio Nassif est journaliste
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[1] La police fédérale brésilienne a perquisitionné le domicile de l’ex-président Luiz Inacio Lula da Silva, à Sao Paulo. Lula a été président du Brésil de 2003 à 2010. L’Institut Lula, une structure dirigée par Lula, a déclaré que l’ex-président avait été interrogé dans le cadre de l’enquête sur le scandale de corruption de Petrobras. Dilma Rousseff, actuelle présidente, a déclaré, après la comparution de Lula: «Je fais part de mon désaccord complet sur le fait qu’un ex-président de la République, qui a comparu volontairement à plusieurs reprises pour être interrogé par les autorités compétentes, soit maintenant soumis à une interpellation inutile en vue d’un interrogatoire.» (AFP, 4 mars 2016) (Réd. A l’Encontre)
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