Par Guillermo Almeyra
En Bolivie, les paysans-indigènes qui produisent pour leur propre consommation, mais en vendant leurs surplus (et qui peuvent produire soit individuellement, soit sous des formes communautaires variées), les journaliers ruraux et les petits éleveurs, les mineurs privés, les mineurs salariés, les salariés urbains qui travaillent dans des ateliers semi-artisanaux ou dans des usines, dans le petit commerce informel ou formel, dans les organismes étatiques ou dans des institutions privées, coexistent avec les indigènes de l’Oriente qui vivent en communautés autonomes liées à des cultures vivrières. Ils n’ont avec le marché que de très faibles relations, vendant parfois quelques produits, achetant quelques intrants et offrant à l’occasion leurs services pour un salaire [voir l’article publié sur ce site en date du 21 octobre 2011].
L’influence des idées et des valeurs capitalistes dominantes est, en général, plus grande dans les villes que dans les zones rurales, plus grande sur les hauts plateaux que dans la forêt orientale [départements du Beni, du Pando…], plus grande parmi les métis que parmi les indigènes, plus grande parmi les Aymaras de El Alto [ville en partie «auto-construite» qui surplombe la capitale et rassemble une population ayant quitté les zones rurales de hauts plateaux et des vallées] et de La Paz que parmi ceux qui vivent encore dans ce qui reste des communautés ayllus [voir article du 21 octobre 2011] proches de la frontière péruvienne.
Quant à elle, l’économie de la Bolivie est capitaliste, extractive [mines, pétrole, gaz], et dépend, comme tout le pays, des changements technologiques qui se succèdent dans le capitalisme international. Comme cela s’est concrétisé dans les cycles successifs de l’argent, de l’étain, avec aujourd’hui le pétrole et le gaz, le lithium et les terres rares [terme qui recoupe un groupe de métaux ayant des propriétés voisines, tel que le scandium], à quoi il faut ajouter le soja.
Le capital financier international dirige cette économie en étant imbriqué avec la grande bourgeoisie bolivienne, surtout celle de l’Oriente [Santa Cruz, avant tout]. L’Etat, lui, qui est extrêmement faible, se confronte à la multitude des autres pouvoirs embryonnaires, que ce soit dans les conflits avec les ouvriers et les paysans-indigènes qui le défient pour des motifs «corporatistes», que ce soit dans les luttes contre les tentatives réactionnaires des secteurs capitalistes locaux (grands propriétaires fonciers et industriels) de se procurer une autonomie régionale semi-séparatiste.
Comme en Bolivie, traditionnellement, les charges publiques s’achetaient, le gouvernement doit, d’une part, combattre la tendance à l’usage privé des fonds publics, à la corruption, à la jouissance de prébendes, et au caudillisme. En même temps, il doit réduire le régionalisme, la vision provincialiste et corporatiste qui place les intérêts de chaque secteur professionnel ou partie, au-dessus de ceux de l’ensemble des exploité·e·s et opprimé·e·s. La fragilité de l’Etat et la pénurie de cadres formés au service du gouvernement conduisent ce dernier, d’autre part, à imposer la dépendance envers des entreprises et des capitaux étrangers ou envers des ONG qui leur sont liées.
Tout cela renforce en son sein le jacobinisme centralisateur et autoritaire, le verticalisme en termes de décision, la concentration du pouvoir et la tendance à chercher à unifier la population en recourant fondamentalement à une rhétorique nationaliste similaire à celle de German Busch, puis de Gualberto Villarroel [officiers nationalistes qui occupent le pouvoir après la défaite de la guerre du Chaco en 1935 contre le Paraguay ; la Bolivie ayant le soutien de sociétés pétrolières américaines et le Paraguay des britanniques] et du MNR [Mouvement nationaliste révolutionnaire] qui prend la direction de la révolution de 1952. Une rhétorique que le gouvernement présente et décore d’une sauce indigéniste de type new age, en bonne partie inventée, pour tenter d’unir Aymaras, Quechouas, Urus, Guaranis et autres ethnies du Chaco ou les peuples de l’Amazonie bolivienne.
A l’autorité effective du marché mondial et du capital international, et à ses diktats, l’Etat bolivien – comme les Etats d’autres pays dépendants – oppose essentiellement un volontarisme néo-développementiste, en cherchant à tout prix des devises fortes pour que la chaîne qui l’enserre soit plus légère et plus longue. Comment combiner le développementisme et l’extractivisme hérités du passé – et nécessaires dans une première phase de transition vers l’indépendance économique et politique – avec la mise en œuvre de mesures qui encouragent une production et une consommation alternatives à celles du capitalisme?
En premier lieu, en ne se fixant pas l’objectif de développer un «bon» capitalisme, andin-amazonique, parce que cet animal n’existe pas [référence aux élaborations du vice-président Alvaro Garcia Linera]. A sa place on crée un monstre. En deuxième lieu, en respectant les formes non dommageables d’utilisation de la nature : les cultures dans la forêt, et la chasse et la pêche en forêt, le petit élevage, la petite activité minière, l’artisanat traditionnel, l’économie paysanne basée sur la production combinée de céréales, tubercules, fruits, légumineuses et cultures maraîchères et l’élevage d’animaux d’arrière-cour. En troisième lieu, avec une réforme agraire qui ne voue pas les terres de l’Oriente à la monoculture capitaliste du soja pour l’exportation, ou à l’exportation de bois précieux, mais qui y installe des familles paysannes des hauts plateaux qui vont de toute façon en être chassées par la pénurie d’eau.
En outre, en développant les coopératives, l’esprit de collaboration communautaire ou collectif et en respectant la volonté des indigènes, qu’ils soient paysans ou non, et des communautés rurales, ainsi que les diverses formes d’autonomies que leur garantissent les lois, au lieu de tout décider depuis La Paz.
Le conflit avec les peuples du Chaco et du Beni, et avec, par exemple, les Guaranis, a surgi d’un outrage: il n’y a pas eu de consultation préalable, comme l’exige la Constitution, pour fixer le tracé de la route qui allait traverser leur territoire. Et après les avoir obligés à entreprendre une marche de protestation de 650 kilomètres à pied, depuis la forêt vierge jusqu’à La Paz, il y a eu un deuxième outrage encore pire. C’est-à-dire : ces déclarations que la route «se ferait de toute façon», la répression policière sauvage et les fausses négociations avec une poignée de gens du TIPNIS [Territoire Indigène et Parc National Isiboro Sécure] non représentatifs.
Si aujourd’hui les marcheurs sont reçus nombreux à La Paz et si Evo Morales doit négocier avec eux directement et non dans le cadre du TIPNIS, c’est parce qu’il n’y a pas eu de consultation préalable sinon une tentative de leur imposer – comme ce fut le cas avec le gazolinazo [hausse du prix des produits pétroliers décrétée fin décembre 2010, puis abrogée suite aux manifestations] – un projet en prenant des décisions arbitraires, sans consultation, sous la houlette du gouvernement et du marché.
Si un problème technique se transforme en une affaire politique grave, c’est parce que le gouvernement ne comprend pas que le caractère plurinational de l’Etat et la Constitution née des luttes ne peuvent pas être ignorés ni réduits à la rhétorique et aux rites new age, mais qu’ils ont force de loi. Les politiques économiques dépendent du consensus et de la stabilité politique, et non pas le contraire. (Traduction A l’Encontre)
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Cet article a été publié dans le quotidien mexicain La Jornada, le dimanche 23 octobre 2011.
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