Bolivie. L’incertitude plane, en vue de ce 18 octobre

Par Karen Gil

Polarisée et sous la menace d’un nouveau cycle de protestations et de répression, la Bolivie organise des élections générales ce dimanche 18 octobre. Ses habitants se préparent à ce qui pourrait arriver alors qu’ils sont confrontés à la crise économique et à un flot de rumeurs et de fausses nouvelles sur ce qui va se passer ce week-end.

Soledad, 22 ans, s’occupe des trois sacs de marché et de la grande quantité de riz, de sucre et de farine qu’elle vient d’acheter. En attendant que sa mère achète d’autres produits pour la famille, elle dit être arrivée tôt au marché pour faire des provisions car «tout peut arriver» après les élections nationales de ce 18 octobre en Bolivie. Comme elle, d’autres familles font leurs courses dans la rue très fréquentée d’Antonio Gallardo, dans la ville de La Paz, pour s’approvisionner principalement en produits secs. Après l’expérience des conflits post-électoraux de l’année dernière, ils ne veulent pas se retrouver sans provisions.

Il est 8 heures du matin le mardi 13 octobre, et dans ce secteur, il y a plus de mouvement que les jours précédents. Certaines personnes font la queue au magasin de la société de soutien à la production alimentaire, car le prix y est plus bas qu’ailleurs; d’autres montent déjà dans les taxis avec plusieurs achats. La farine est le produit le plus demandé car, en outre, il ne reste que quelques semaines pour la célébration de Todos Santos et les habitants de La Paz ont besoin de cette matière première pour fabriquer le pain qu’ils offriront à leurs morts le 1er et le 2 novembre [1].

Il reste alors quatre jours avant les élections nationales tant attendues, qui ont été reportées à trois reprises en raison de la pandémie de coronavirus. Les Boliviens les attendent avec beaucoup d’incertitude car il s’agit d’un événement sans précédent, puisqu’il aura lieu après l’annulation des résultats des élections précédentes pour cause de fraude électorale présumée. Le fantôme des conflits sociaux de 2019 – qui ont duré 35 jours et au cours desquels 35 personnes ont été tuées – se renforce. C’est pourquoi les stations-service font également le plein de voitures, publiques et privées, à la recherche de carburant. Le panorama est similaire dans les supermarchés et les marchés de La Paz et de la ville d’El Alto.

Soledad dit que les conflits de l’année dernière l’ont surprise avec peu de nourriture et qu’elle a été affectée par l’augmentation du prix des produits frais. C’est pourquoi, à cette occasion, elle s’est également approvisionnée en légumes, qu’elle conservera dans son réfrigérateur.

Cette jeune femme, qui est en dernière année de son diplôme universitaire en biochimie, espère que rien de semblable à 2019 ne se produira après ces élections et que les partisans des forces politiques accepteront le résultat, quel qu’il soit. Elle souhaite toutefois que le processus électoral soit équitable. Ainsi, elle pense qu’un nouveau bouleversement social pourrait être évité et que les forces de l’ordre agiraient, ce que le gouvernement a déjà prévu.

Le ministre du gouvernement [depuis novembre 2019], Arturo Murillo, a déclaré au début du mois, après son retour des Etats-Unis: «La présidente [Jeanine Áñez] a dit clairement: “Ne vous attaquez pas aux personnes”. La police nationale va agir, l’armée va agir; nous ne sommes pas d’humeur.»

Polarisation

Wendy Chambi est sûre de son vote. Sans hésiter, elle dit soutenir Luis Arce, candidat du Mouvement vers le socialisme (MAS) et ancien ministre de l’Economie, qu’elle appelle déjà président. Elle dit aimer ses propositions pour «faire avancer le pays» et assure fermement qu’elle ne veut pas que Carlos Mesa, le candidat de Comunidad Ciudadana (CC), assume la présidence, car «il va enfoncer le pays dans la dette».

Elle a 32 ans et est commerçante d’objets artisanaux dans la Ceja [important quartier] de El Alto, l’un des lieux les plus centraux et les plus populaires de cette ville. La plupart des habitants de cette ville soutiennent le MAS et se sont portés en défense de Morales après sa démission le 10 novembre dernier, après 14 ans au pouvoir.

Il est midi et au milieu de son étalage qui vend des portefeuilles et des sacs à main en cuir, des gants en laine et des porte-clés faits main, Wendy Chambi assure que la MAS va gagner au premier tour, même si ce n’est que de quelques points, et qu’il triomphera même dans le cas d’un éventuel second tour.

– Et si Carlos Mesa gagne? – Je lui demande.

– Nous ne le permettrons pas, car il y aura plus d’interruptions de routes, de convulsions et de marches. Notre pays ne sera pas normal.

Elle assure que même si Carlos Mesa gagne lors d’un deuxième tour, il y aura une plus grande présence du MAS à l’Assemblée législative, ce qui provoquerait un scénario d’ingouvernabilité. Cette situation possible lui cause également des inquiétudes.

Le dernier sondage ayant trait aux préférences électorales, réalisé le 11 octobre et préparé par le cabinet de conseil Ciesmori pour les réseaux de télévision Unitel et Bolivisión, place Arce en première place (32,4%) et Mesa en deuxième place (24,5%), avec une différence de 8,1% entre les deux candidats, ce qui implique un deuxième tour. En troisième position se trouve Luis Fernando Camacho de Creemos [avec sa base à Santa Cruz], avec 10,7%. Les personnes interrogées ne voulant pas révéler leur intention de vote représentent 8,6% et les indécis 6,2%.

Un jeune homme s’approche du stand de Wendy Chambi et demande des porte-clés, mais il ne les achète pas. La vendeuse, qui apporte des marchandises du département de Cochabamba, dit que la vente n’est pas comme avant. Jusqu’en octobre de l’année dernière, lors d’une bonne journée, elle vendait pour 400 bolivianos (57 dollars), maintenant elle ne vend plus que pour 100 bolivianos. Elle estime que, depuis que Jeanine Áñez dirige le pays, l’économie est en crise et que pour inverser cette situation, elle votera pour le MAS, tout comme le syndicat auquel elle appartient.

La Fédération des syndicats d’El Alto, l’un des secteurs les plus nombreux – avec près de 100 000 membres – qui a le plus grand pouvoir de mobilisation dans cette ville, est un allié du MAS. L’un de ses représentants est même candidat au congrès sur la liste du MAS. Son secrétaire exécutif, Rodolfo Mancilla, assure à Brecha qu’Arce est la seule option solide pour améliorer la situation du pays. «Au cours de ces dix derniers mois, il n’y a pas eu d’économie qui fonctionne. Nous sommes foutus. Sous prétexte d’une pandémie, ils nous ont confinés pendant plus de 60 jours, puis nous sommes ressortis [pour vendre], mais l’économie a chuté, ce n’est plus pareil, nous sommes obligés de nous serrer la ceinture», dit-il.

Rodolfo Mancilla, qui est originaire de la zone rurale, comme la plupart des commerçants d’El Alto, pense que les sondages mentent et que le MAS va gagner au premier tour. Pour garantir les résultats, les militants du parti effectueront un contrôle social dans toutes les circonscriptions électorales.

Le dirigeant craint une possible fraude, une position que les dirigeants du MAS adoptent depuis quelques mois. Depuis le mois dernier, Luis Arce dit que Carlos Mesa ne peut gagner que s’il y a fraude, et qu’il ne fait pas confiance au corps électoral.

Face à ce type de déclaration, le président du Tribunal suprême électoral, Salvador Romero, a expliqué à Brecha que cet organe garantit «la plus grande transparence» des élections. Salvador Romero a déclaré que la liste électorale avait été nettoyée, la chaîne de transmission du matériel électoral avait été remaniée, les résultats préliminaires et les systèmes de comptage avaient été renforcés et la présence de quatre missions d’observation internationales et de deux plateformes d’organisations nationales de la société civile avait été garantie. «Nous invitons le public et tous les acteurs politiques, sociaux et régionaux à se rendre au vote dans une atmosphère calme», a-t-il déclaré.

Vote utile

Alors qu’elle voyage dans une cabine du téléphérique Amarillo, qui relie le sud de La Paz à Sopocachi, Pati, une jeune femme d’environ 35 ans, évite de parler de politique car elle craint que les trois autres personnes, qui se dirigent vers El Alto, soient contrariées par sa position. Elle votera pour le CC (Comunidad Ciudadana de Carlos Mesa) parce qu’elle dit qu’«il n’y a pas d’autre option» qui ait une chance contre le MAS. Elle pense que le parti de Morales a déjà eu son tour pour gouverner pendant 14 ans et que le pays a besoin d’être renouvelé.

Il est 19h45 et Pati rentre chez elle après son travail dans le secteur bancaire privé. Après être sortie de la cabine, elle se dépêche de se déplacer, car à La Paz, les déplacements sont limités depuis 20 heures, en raison de la pandémie. Une fois dans la rue, elle dit que Carlos Mesa est une personne préparée et c’est pourquoi elle lui donnera son vote ce dimanche 18 octobre, bien qu’elle admette que c’est un «vote utile», c’est-à-dire pour que le MAS ne retourne pas au gouvernement.

Bien qu’elle espère que Carlos Mesa gagnera ce dimanche, ou au moins pourra atteindre le deuxième tour, Pati dit que si le MAS gagne, elle respectera les résultats. Cependant, tous les supporters du CC ne pensent pas de la même façon. Beaucoup de militants disent que si leur candidat ne gagne pas, ils descendront à nouveau dans la rue pour «défendre leur vote». Tout comme les partisans de Luis Fernando Camacho, l’option radicale contre le parti de Luis Arce.

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Réseaux de désinformation

Pati, Soledad, Wendy et le leader syndical d’El Alto ont quelque chose en commun: ils sont principalement informés par les réseaux sociaux. Pour cette raison, la première assure que Carlos Mesa a déclaré publiquement qu’il emprunterait de l’argent à l’étranger; la deuxième que les Masistas s’engagent activement pour envahir les rues; la troisième que le candidat de CC est atteint de la maladie d’Alzheimer.

«Il y a la certification médicale, que ce monsieur [Mesa] est une personne qui oublie, c’est sur les réseaux sociaux», affirme Rodolfo Mancilla avec une grande certitude, bien que la semaine dernière cette «information» ait été annulée. L’une des caractéristiques de cette élection est que la désinformation est omniprésente, principalement sur les réseaux sociaux. Cette situation s’est aggravée à la mi-juillet, lorsque les campagnes politiques ont été renforcées.

Adriana Olivera, sous-directrice de Bolivia Verifica – un média numérique dédié à la vérification des informations – explique que les «fakenews» circulent principalement sur Facebook, Twitter et Whatsapp, et que l’analyse des fausses nouvelles démenties par les médias indique qu’elles sont destinées à effrayer les gens. «Ils désinforment sur les sondages, sur les propositions politiques, mais aussi sur le fait que les deux parties s’arment face aux élections.»

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La question centrale

Entretien avec le politologue et sociologue bolivien Fernando Mayorga conduit par Francis Claramunt

L’ONU, l’Union européenne (UE) et l’Eglise catholique ont exprimé conjointement leur préoccupation concernant le «climat d’affrontement politique» en Bolivie. Comment pensez-vous que ce contexte peut influencer ce qui se passe ce dimanche?

Il y a eu des actions violentes, principalement perpétrées par des groupes organisés de para-policiers l’année dernière, soutenant le coup d’État contre Evo Morales. Ils ont depuis lors agi en toute impunité, même avec la couverture du gouvernement et de la police. Ces derniers jours, ces groupes ont attaqué le siège du bureau du procureur général dans la ville de Sucre. Il y a également eu des confrontations et des incidents entre les sympathisants du MAS et d’autres forces, mais ils ont été très ciblés. Le climat de peur et de violence découle principalement du risque que des groupes d’autodéfense mènent des actions pendant et après les élections. Toutefois, cet environnement n’aura pas d’effet inhibiteur sur la participation électorale. La pandémie ne le sera pas non plus, car tous les acteurs politiques font désormais pression pour participer. Tout semble indiquer que nous allons avoir un taux de participation de plus de 85%, un pourcentage historique en Bolivie au cours des 20 dernières années.

Cette semaine, le ministre du gouvernement (Arturo Murillo) a exhorté la police à «revenir du bon côté de l’histoire» le jour des élections, en faisant référence au rôle de l’institution dans les événements de novembre 2019. Ce genre de commentaires est-il un débordement spécifique ou une réponse au comportement général du gouvernement pendant la campagne?

Le gouvernement est le résultat d’un coup d’État et son premier objectif était de mettre hors la loi le MAS et de démanteler sa base organisationnelle. Dans le cadre de cette orientation, la présidente intérimaire (Jeanine Áñez) qui fut, un moment, candidate à ces élections [elle a retiré sa candidature pour favoriser un front uni, les sondages la créditaient d’un résultat médiocre], a approuvé une série de décrets anticonstitutionnels – puisqu’ils permettaient d’accuser quiconque de sédition, de manière arbitraire. Ils permettaient une persécution des militants syndicaux et du MAS. Lorsque la pandémie est arrivée et que des mesures telles que le confinement rigide ont été prises, ces mesures étaient de nature répressive et sélective. La présence militaire et policière se concentrant sur les endroits où la population est majoritairement fidèle au MAS.

Maintenant, le gouvernement tient un discours de soutien à Carlos Mesa – puisqu’il est le seul à pouvoir forcer un second tour [2] – et l’accompagne de menaces. Ce mardi 13 octobre, le ministre de la Justice (Álvaro Eduardo Coimbra Cornejo) a déclaré que le MAS «sortira et tuera plus de gens» s’il perd. Malheureusement, le Tribunal électoral supérieur [TSE] n’a pas attiré l’attention des autorités sur ce type d’intervention. C’est un gouvernement qui, en 11 mois d’administration, s’est caractérisé non seulement par son échec total dans la lutte contre la corruption, mais aussi par ses égarements discursifs. La seule motivation de son action politique est l’effacement du MAS, l’illusion que ce parti va non seulement perdre les élections, mais qu’il peut se désintégrer à court terme.

Y a-t-il une garantie que ces élections seront équitables?

Oui. Comme les élections de l’année dernière, qui ont été annulées en raison d’allégations de fraude non prouvées. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne soit révélé que le comportement de la mission électorale de l’OEA à cette époque était biaisé et s’inscrivait dans une logique conspiratrice. Il n’y a pas eu de fraude car le système électoral bolivien comporte plusieurs garanties. Maintenant, après ce qui s’est passé l’année dernière, il y a la présence d’une multitude d’observateurs internationaux, en particulier de l’UE (Union européenne). Il va y avoir beaucoup d’attention internationale. Et le Tribunal suprême électoral – à l’exception de certaines actions qui peuvent être critiquées, comme celles que j’ai mentionnées précédemment – a généralement obtenu de bons résultats. Je ne pense pas qu’il soit approprié de soulever des doutes sur ce processus électoral. En outre, je doute qu’il y ait un résultat qui inversera les tendances de vote qui sont actuellement en place.

Ce résultat sera-t-il respecté par les deux blocs?

C’est là que réside le principal doute. La distance entre Luis Arce et Carlos Mesa pourrait être d’un peu plus de 10% [voir note 2]. Et si cela ne s’affirme pas, si la distance dépasse à peine ce pourcentage, la position prise par les rivaux d’Arce sera décisive. De même, s’il y a une différence de moins de 10 points et qu’il y a un deuxième tour, la position de MAS sera très importante. Dans les deux cas, le rôle des candidats et des dirigeants sera fondamental pour faire aboutir le décompte et respecter les résultats. Il convient de rappeler que l’année dernière, la crise a commencé à la suite de spéculations sur des résultats qui n’étaient même pas préliminaires, mais plutôt des photographies de procès-verbaux. A 20h, Evo Morales a sept points d’avance sur Carlos Mesa et ce dernier a déclaré que le deuxième tour était décidé. Le lendemain, l’OEA a fait un rapport très irresponsable: alors que le décompte était accompli à 95%, l’OEA a dit qu’en raison de la situation de polarisation et de la différence très faible – puisque Evo Morales avait une différence de 10,3% avec Mesa à ce moment-là – il était conseillé d’organiser un second tour.

C’était une décision peu probable, car aucune mission d’observation n’avait jamais recommandé une telle chose, alors que le décompte officiel final n’était pas effectué. C’est là qu’a commencé la spirale qui a conduit au coup d’État. Un engagement préalable d’accepter les résultats aurait été approprié pour ce dimanche 18 octobre, si les irrégularités ne pouvaient pas être prouvées, mais il n’y a pas d’engagement de ce type et nous sommes maintenant face à ce risque. Il existe une différence entre, d’une part, la large participation et la confiance de la population et, d’autre part, le risque que certains secteurs remettent en question le résultat. (Article et entretien publiés dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 16 octobre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Les 1er et 2 novembre, la Bolivie célèbre la fête de la «Toussaint» (Todos Santos). Contrairement à d’autres nations qui commémorent également cette date, cet événement dans le pays de l’Altiplano implique des rites particuliers qui amalgament les traditions de ses peuples indigènes avec la culture religieuse apportée par les Espagnols en Amérique.

Dans la tradition andine, la mort n’existe pas et est comprise comme une transition, car pour eux la vie est éternelle. Les communautés indigènes de Bolivie ont toujours célébré la fête des morts, une fois par an, pour se souvenir et partager avec les ajayus (âmes, en aymara).

Avec l’arrivée des envahisseurs sur le continent, le rite a fusionné avec la fête de la «Toussaint» et, malgré l’adaptation de son nom, il a conservé d’importantes racines propres qui font de la commémoration bolivienne l’une des plus riches en aspects culturels de la région.

Aujourd’hui encore, et contrairement à d’autres pays qui, pendant ces jours, ne rendent visite à leurs proches que dans les cimetières en portant des fleurs dans les bras, les Boliviens ont une commémoration particulière: se souvenir des morts en préparant des banquets soignés et chargés de signification qui permettent à leurs proches de revenir sur terre et de partager avec ceux qui restent ici. (Réd.)

[2] Si un candidat obtient la majorité absolue ou plus de 40% des voix avec au moins dix points d’avance sur celui arrivé en deuxième position, il n’y a pas de deuxième tour; si ce n’est pas le cas un second tour est organisé dans les soixante jours entre les deux candidats arrivés en tête. (Réd.)

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