Par Antonis Ntavanellos
Kyriakos Mitsotakis se vante régulièrement, à l’occasion de divers forums internationaux, qu’après la crise de 2011-19 et suite au choc de la pandémie de Covid, «l’économie grecque est plus performante que celle de la zone euro».
Cette affirmation ne dit pas toute la réalité. Le budget de l’Etat repose sur une prévision de croissance de 2,2% du PIB en 2025. En effet, cette prévision est supérieure aux taux actuels et envisagés dans la zone euro. Toutefois si l’on tient compte de la position de départ peu reluisante de l’économie grecque, après son effondrement pendant la crise, on peut conclure probablement que cette croissance est «trop peu et trop tard». D’autant plus que ces prévisions ne sont même pas partagées par les partenaires clés du gouvernement, comme les quatre grandes banques grecques «systémiques» qui estiment que la croissance en 2025 tournera probablement autour de 1,5%.
Le gouvernement de droite est déterminé à préserver à tout prix cette image de «réussite». Malgré les reculs de son parti dans les sondages, Mitsotakis a souligné que tout début d’assouplissement de l’austérité est «suspendu» jusqu’en 2027 (année des prochaines élections législatives). L’ultra néolibéral Kostis Hatzidakis – le ministre de l’Economie qui rejette chaque jour toutes les revendications des salarié·e·s, des agriculteurs, des «classes moyennes» les plus modestes, etc. – ne cesse de répéter que le redressement de la société grecque se fera «à pas lents mais réguliers».
A quel point ces pas sont-ils lents? Selon les données d’Eurostat (2024), le salaire annuel moyen réel des travailleurs grecs en 2023 sera toujours inférieur de 19% à celui de 2009! Au cours de la même période, l’inflation a augmenté de 21%. Le pouvoir d’achat réel de ceux qui vivent de leur travail a été anéanti. La Grèce se situe désormais à l’avant-dernier rang des Etats membres de l’UE, dépassant à peine la Bulgarie. Pour retrouver le niveau de 2009, il faudrait une «vague» d’augmentations des salaires et des pensions de l’ordre de 40%.
Sur cette base, le gouvernement préconise des mesures de «flexibilité» supplémentaires visant à réduire encore plus les salaires moyens réels. A l’heure où nous écrivons ces lignes, le parlement débat d’une loi cruciale sur le salaire minimum légal, qui a suscité une contestation, même de la part de l’opposition modérée. Le gouvernement met en place un «algorithme» extrêmement complexe qui donnera au ministre du Travail du moment la possibilité de fixer arbitrairement le salaire minimum légal. La loi vise à retirer la question du salaire minimum – actuellement de 830 euros brut [1] – des négociations entre les employeurs et les syndicats, afin d’éliminer le risque de conflits liés aux grèves dans les secteurs à bas salaires qui emploient des catégories «dynamiques» et généralement jeunes de la classe ouvrière (par exemple, les coursiers). Mais, comme l’a souligné Dimitris Koutsoumbas, secrétaire général du Parti communiste, lors d’un discours rageur au parlement, le gouvernement institutionnalise un concept de salaire minimum qui agira comme un «aimant» en attirant vers le niveau du salaire minimum des catégories de plus en plus importantes de travailleurs et travailleuses, c’est-à-dire en réduisant encore davantage le salaire moyen.
L’image de la dévastation sociale ne se limite pas à la question des salaires. Selon les données d’Eurostat, en Grèce, le pourcentage de ménages qui doivent dépenser plus de 40% de leur revenu disponible total chaque mois pour couvrir uniquement leurs besoins en matière de logement (loyer, factures d’électricité et d’eau) a déjà dépassé les 50%. La faillite des écoles et des hôpitaux publics a entraîné la part des dépenses privées en matière de santé et d’éducation, en proportion du revenu moyen, au degré le plus élevé parmi tous les Etats membres de l’UE.
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L’expérience politique courante indique que la dévastation sociale à elle seule ne conduit pas nécessairement à une montée de l’activité militante. Elle conduit souvent au désespoir et au repli sur soi, à l’isolement des sections actives du mouvement par rapport à l’ensemble de la population. Au cours de la période qui a suivi les années de luttes intenses jusqu’en 2015, les bureaucraties syndicales centrales des secteurs privé (GSEE-Confédération générale des travailleurs grecs) et public (ADEDY-Confédération des syndicats des fonctionnaires publics) auraient facilement pu remporter un prix Nobel de la passivité.
Le 20 novembre, la GSEE et l’ADEDY ont décrété (enfin!) une journée de grève nationale. La participation à la grève et aux manifestations a été importante. C’était un aperçu encourageant de ce qui pourrait se passer si l’appareil du mouvement syndical adoptait une orientation de lutte et de coordination des secteurs les plus actifs. Ce qui n’est pas le cas. Les mobilisations syndicales quotidiennes (par exemple dans les hôpitaux, les écoles, chez les travailleurs du secteur du transport maritime, les coursiers, etc.) sont toujours un indicateur important de l’évolution de la conjoncture. Toutefois, il faudra un travail sérieux et persévérant de la part de la gauche organisée – qui, du moins pour l’instant, n’a pas porté ses fruits – afin d’arriver au point où la mobilisation sociale pourrait effectivement mettre en question la politique dominante. Néanmoins, la colère qui grandit au sein de la majorité des travailleurs et travailleuses revêt une signification politique.
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Lors des élections européennes en juin 2024, dans un contexte d’abstention généralisée sans précédent pour la société grecque «politisée», la Nouvelle Démocratie est tombée à 28%, perdant 13 points par rapport à la victoire de Mitsotakis aux élections législatives de juin 2023 avec 41% des voix [voir sur ce site les articles du 21 juin et du 18 septembre 2024]. Le leader de droite a été contraint de reconnaître les reculs et même d’admettre que le déclin de son parti n’était pas d’ordre temporaire, en utilisant la fameuse formule: «nos 41% n’existent plus». La direction de la ND devait consolider son influence électorale si elle voulait réaffirmer son rôle de parti situé au centre de la formation d’un gouvernement lors de prochaines élections, quelles qu’elles soient.
Le cadre dirigeant de la ND n’y est pas parvenu, du moins jusqu’à présent. Dans tous les sondages, la Nouvelle Démocratie soit a des taux se situant entre 21 et 22%, soit, au mieux, elle «plafonne» à 27,5%. Autrement dit, elle reste en dessous du pourcentage qu’elle a obtenu aux élections européennes. S’il est vrai que Mitsotakis dispose d’une marge de temps jusqu’en 2027, il est également vrai que les politiques économiques et sociales du gouvernement ont fait des 28% un plafond plutôt qu’un point de départ pour le parti au pouvoir.
Il s’agit d’un problème politique stratégique pour le régime dans son ensemble. Avec un tel niveau de soutien pour le parti le plus fort, et compte tenu des relations difficiles et conflictuelles de la ND avec les partis de centre gauche, comment un prochain gouvernement pourrait-il être formé? Ou comme le dit le fleuron de la presse bourgeoise, To Vima: «une crise politique s’est installée, comme un éléphant dans la pièce».
Dans ces conditions, les tensions internes de la Nouvelle Démocratie ont déjà été attisées. Mitsotakis a été contraint d’expulser l’ancien premier ministre [juin 2012-janvier 2015] et ancien dirigeant du parti [2009-2015], Antonis Samaras, lorsque ce dernier a demandé le renvoi du ministre des Affaires étrangères, George Gerapetritis, l’accusant de «s’acoquiner avec les Turcs». Cela à l’occasion d’une réunion avec le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, à Athènes, au cours de laquelle ils ont exploré les possibilités d’une politique de «dialogue» dans les relations concurrentielles entre la Grèce et la Turquie. Antonis Samaras est connu comme le leader de l’aile «droite dure» de la Nouvelle Démocratie. Il se réfère à la triade ultra-conservatrice traditionnelle «Patrie – Religion – Famille».
Quelques jours plus tard, un autre «gourou» de la droite, également ancien premier ministre [2004-2009] et ancien chef de la ND [1997-2009], Kostas Karamanlis, a momentanément rompu son silence menaçant habituel pour déclarer son désaccord face à l’expulsion d’Anonis Samaras. Karamanlis est une référence pour l’aile du soi-disant «social-libéralisme» au sein de la droite, un courant qui a été mis en sommeil pendant des années, mais qui a récemment commencé à se rendre compte que le néolibéralisme débridé du groupe de Mitsotakis «conduit le parti de la Nouvelle Démocratie dans une crise historique». Il est clair que les véritables difficultés sont à venir pour les dirigeants actuels de la droite. La ND est devenue un chaudron en ébullition et Mitsotakis, avec le soutien significatif de certains secteurs de la classe dirigeante et une assise médiatique militante, parvient à maintenir le couvercle sur le parti pour l’instant. Mais cette capacité pourrait rapidement s’avérer limitée.
L’expulsion d’un ancien premier ministre de son propre parti est un événement sans précédent dans l’histoire politique moderne post-dictatoriale du pays [juillet 1974]. Elle est en soi révélatrice de la fragilité des institutions politiques dans les conditions qui ont prévalu lors de leur mise en place. Mais il y a une raison supplémentaire qui implique de ne pas sous-estimer cet événement. A la droite de la Nouvelle Démocratie, un «espace» disponible pour l’extrême droite se développe. Selon les sondages, elle dépasse déjà les 20%. Il s’agit de la somme de trois partis différents qui divergent dans l’accent mis sur le nationalisme, le racisme ou l’ultra-conservatisme religieux. Jusqu’à récemment, le danger qu’ils représentaient était plutôt limité, car leurs leaders sont des personnalités caricaturales et facilement manipulables. Mais la «libération» de Samaras de la ND, la «libération» des dangereux réseaux nationalistes qu’il renforçait à l’intérieur ou autour de la ND, et le vent international de montée de l’extrême droite, pourraient faciliter les conditions d’une recomposition vraiment dangereuse de l’extrême droite. Dans les journaux et sur les sites web d’extrême droite, la recherche d’un «Meloni grec» a déjà commencé, montrant qu’ils ont entrepris de se mesurer à l’objectif de participation au pouvoir gouvernemental, brisant le tabou créé en 1974, lorsque la chute de la dictature a transformé l’extrême droite organisée en un paria politique.
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Comparativement, la crise de l’opposition de centre gauche a été qualitativement supérieure. Il y a un an, après des défaites politiques et électorales successives, le leader de SYRIZA, Alexis Tsipras, a été contraint de démissionner, laissant le parti avec une influence d’environ 18%, selon les sondages.
Dans le cadre d’une procédure accélérée, Stefanos Kasselakis, un yuppie –gréco-américain, issu d’une famille d’armateurs, qui, selon ses propres dires, aurait pu être un jour ministre de Mitsotakis –, a été choisi comme nouveau dirigeant, dans un parti qui se définissait encore comme «gauche radicale». A mon avis, il s’agissait d’une nouvelle manœuvre tactique cynique d’Alexis Tsipras. Il voulait confier l’inévitable expulsion des derniers «radicaux» de SYRIZA à une direction fantoche qui, une fois ses faiblesses exposées, n’aurait d’autre choix que d’appeler Alexis Tsipras à revenir à la tête du parti en tant que «sauveur».
Mais Stefanos Kasselakis a refusé de rendre le cadeau qu’il avait reçu de manière inespérée: conservant les liens du passé avec les démocrates américains, il a tenté de transformer SYRIZA en un nouveau parti centriste, qui serait encore plus «favorable au monde des affaires», encore plus «amical» envers l’OTAN et encore plus «patriotique» (c’est-à-dire plus aligné sur les orientations de l’impérialisme états-unien dans la région). La politique mais aussi l’égocentrisme inconsistant du nouveau leader ont désespéré la base du parti, et paniqué la bureaucratie qui – à des degrés divers – est restée fidèle à Alexis Tsipras. Par décision du comité central, Kasselakis a été détrôné et il a finalement été contraint de quitter SYRIZA. Avec de larges ressources et le soutien de quelques puissantes familles d’armateurs grecs, il a formé un nouveau «parti», le Mouvement démocratique, emmenant avec lui divers responsables politiques centristes que la politique opportuniste d’«élargissement» d’Alexis Tsipras avait précédemment attirés vers SYRIZA.
Parmi les membres de la gauche, les lourdes responsabilités de l’ensemble de la direction de SYRIZA concernant le fiasco de Kasselakis ont été relevées. Dans les sondages actuels, SYRIZA, sous la direction de Socrates Famelos (un ancien social-démocrate) dispose d’une influence de moins de 8%, tandis que le parti de Kaselakis oscille autour de 4%. C’est la «fin d’une époque» pour SYRIZA, du moins en ce qui concerne le maintien des ambitions politiques de jouer un rôle de premier plan.
Le processus de désintégration de SYRIZA a été un véritable cadeau politique pour le PASOK. Sous la direction de Nikos Androulakis – un «enfant» de l’appareil proche du PASOK depuis ses années d’études –, qui a succédé à Fofi Gennimata le 21 novembre 2024, le parti s’est lancé dans une reconstruction lente et progressive. Lors des récentes élections internes du PASOK, Nikos Androulakis a remporté une nouvelle victoire, plutôt confortable, en battant la candidate sociale-libérale la plus à droite (Anna Diamantopoulou), le concurrent le plus «centriste» (Pavlos Geroulanos) et le maire d’Athènes, Harris Doukas, qui était favorable à une reconstitution rapide du centre gauche en unifiant les forces du PASOK et de SYRIZA. Sa stratégie visant à poursuivre une voie autonome pour le parti social-démocrate semble porter ses fruits: le PASOK obtient aujourd’hui un score d’environ 20% selon les sondages. Et, après la scission du groupe parlementaire de SYRIZA en novembre 2024, Nikos Androulakis est devenu le chef de file de la principale opposition officielle au parlement. Cependant, au sein du PASOK, il y a plus d’un cadre qui pense que le «bon soldat» Androulakis, bien qu’il ait prouvé qu’il était adapté à la phase initiale de reconstruction du PASOK, n’est pas capable de susciter une contre-offensive politique générale de la social-démocratie en vue d’une victoire électorale et d’une accession au gouvernement. Quoi qu’il en soit, au sein du centre gauche élargi, le rapport des forces a changé et l’initiative politique a été transférée à la direction du PASOK, au détriment de SYRIZA, qui fait face à une semi-paralysie.
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Ces développements pourraient également servir de cadeau au Parti communiste (KKE). Mais le groupe dirigeant autour de Dimitris Koutsoubas (en fonction depuis avril 2013) refuse de l’accepter. Dans les sondages, le KKE est revenu à près de 10%, montrant que son influence s’est rétablie du contrecoup de 2010-12, lorsque sa base électorale de soutien a été «dévorée» par la montée, alors radicale, de SYRIZA.
Mais le KKE refuse systématiquement d’utiliser son influence pour prendre des initiatives plus audacieuses qui menaceraient réellement les politiques de Mitsotakis. L’«école» du réformisme stalinien, à laquelle le KKE adhère, sait comment combiner le verbiage «gauchiste» avec une passivité politique qui renvoie toutes les tâches et obligations à «plus tard», pour le moment où le parti sera devenu plus fort. L’exemple le plus clair est le terrain crucial de la lutte contre les privatisations. L’analyse du KKE propage l’idée que, qu’elles soient sous contrôle public ou privé, les grandes entreprises resteront… capitalistes de toute façon! Il s’abstient ainsi de tout engagement particulier, même dans les secteurs (comme les chemins de fer grecs) où le régime de privatisation les a littéralement conduits à la destruction.
La conjoncture politique que nous vivons en Grèce est marquée du sceau d’une transition de période. Les profonds changements économiques et sociaux des 15 dernières années impliquent des changements radicaux dans les rapports de forces entre les partis qui ont dominé la scène pendant cette période et probablement une transformation plus profonde du paysage politique d’ensemble. La direction de ces changements sera certainement affectée par la possibilité d’une intervention du mouvement de masse, venant d’en bas, mais aussi par l’orientation de la gauche radicale et anticapitaliste, qui conserve des forces significatives. Nous reviendrons ultérieurement sur ce sujet. (Athènes, 6 décembre 2024; traduction par la rédaction A l’Encontre)
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[1] Le site du grand quotidien To Vima, en date du 5 décembre 2024, commentant les affirmations de la ministre du Travail Niki Kerameos qui promet des salaires minimums à hauteur de 950 euros en 2027, écrit: «De nombreux Grecs ont du mal à obtenir ce salaire minimum. Les salaires stagnent depuis des années, alors que l’inflation a grimpé en flèche. Bien que le salaire minimum soit officiellement de 830 euros, la hausse de l’indice élevé des prix à la consommation aboutit à ce que le salaire minimum réel est d’environ 693 euros.» (Réd.)
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