Par Célian Macé
Une manifestation géante de protestation contre la confiscation du pouvoir par les militaires a atteint pour la première fois les portes du palais présidentiel ce dimanche 19 décembre. Des affrontements ont éclaté en fin de journée.
S’il fallait une preuve de la résilience, du courage et de la puissance de la révolution soudanaise, les manifestant·e·s l’ont donnée avec éclat ce dimanche – et devant le monde entier. Pour une fois, Internet n’avait pas été coupé. La marche de commémoration du déclenchement de la révolte qui avait conduit à la chute du dictateur Omar el-Béchir, en 2019, était surtout une marche de protestation contre la confiscation du pouvoir par les militaires. La neuvième depuis le coup d’Etat du 25 octobre qui a vu le général Abdel Fattah al-Burhane placer aux arrêts les membres civils du gouvernement – avant de rétablir le Premier ministre Abdallah Hamdok dans ses fonctions le 21 novembre.
L’accord signé entre Hamdok et Burhane a été salué par la communauté internationale comme un premier pas vers une sortie de crise. Mais il est unanimement considéré comme un jeu de dupes par les révolutionnaires. Il laisse en effet tous les leviers du pouvoir aux militaires, alors que ceux-ci devaient progressivement les transférer aux civils selon le pacte de la transition négocié après la chute d’el-Béchir. Les manifestant·e·s ont rappelé leur ligne de conduite face à ces officiers qui ont trahi, jugent-ils, ce contrat de gouvernance: «Pas de négociation, pas de partenariat, pas de légitimité.»
Illusion de stabilisation
Des dizaines de milliers de Soudanais venus des villes de province ont rejoint ce week-end Khartoum pour prendre part à la marche. Malgré le quadrillage de la capitale par l’armée et la police, le dispositif sécuritaire a rapidement été débordé par la taille et la détermination de la foule. Ou plutôt des foules qui se sont entremêlées. Affluant des villes jumelles d’Omdurman et Bahri, les flots de manifestant·e·s ont réussi à franchir les ponts sur le Nil qui mènent à Khartoum, malgré leur fermeture préventive par les autorités. Des centaines de milliers de personnes ont convergé vers le centre-ville historique, siège des institutions. En milieu d’après-midi, elles ont atteint le mur extérieur du palais présidentiel, avant d’être noyées sous les gaz lacrymogènes.
Les précédentes marches avaient été brutalement réprimées. Au moins 44 manifestants ont été tués à Khartoum, Omdurman et Bahri depuis le coup d’Etat, la majorité d’entre eux par balles (dont 27 touchés à la tête, selon le Comité des médecins soudanais). Cette fois-ci, les soldats n’ont semble-t-il pas ouvert le feu frontalement. Du moins selon les informations disponibles en début de soirée. L’ampleur de la mobilisation populaire a-t-elle retenu les généraux? Le régime a pourtant, par le passé, prouvé sa férocité dans de telles circonstances. Mais ce dimanche, le scénario d’un nouveau carnage aurait fait voler en éclats l’illusion de stabilisation et de retour à la normale que tente de vendre à la communauté internationale le général al-Burhane depuis l’accord du 21 novembre.
Deux manifestants auraient toutefois été tués par des tirs de sniper à proximité du palais, selon des vidéos – non vérifiées – qui circulent sur les réseaux sociaux. «J’ai vu l’un des martyrs portés par la foule près de moi, mais je n’ai pas vu où il avait été touché, indique une manifestante. Un voisin a vu un autre homme abattu.» Le Comité des médecins donne habituellement un bilan des victimes dans la nuit qui suit les manifestations.
Images de fraternisation
«Le peuple est le plus fort, la retraite est impossible», chantaient, les yeux rougis, les manifestants réfugiés dans les rues avoisinantes du palais, alors que retentissaient les détonations des grenades assourdissantes. Jamais leur nombre n’avait été aussi élevé depuis le coup d’Etat du 25 octobre. Et même depuis les grandes heures de la révolution de 2019. A Khartoum, certaines images de fraternisation avec des soldats en uniforme – abondamment reprises sur les réseaux sociaux – ont rappelé des clichés de l’époque, lorsqu’une partie de l’armée avait refusé de tirer sur les révolutionnaires. Des manifestations ont également eu lieu, au même moment, dans des villes de province, comme à Port-Soudan ou à Wad Madani.
Alors que la nuit tombait sur la capitale, des affrontements ont éclaté entre les jeunes manifestants, qui tentaient d’ériger des barricades autour du palais pour établir un sit-in, comme en 2019, et les policiers. «La plupart des gens rentrent chez eux, indiquait un jeune photographe sur place vers 18 heures. Ils ont beaucoup appris de ces trois dernières années. Ils savent collectivement quand battre en retraite, quand avancer, quand il est temps de faire un sit-in. Mais le message est passé : qu’importent les manœuvres des militaires et des politiciens, le peuple et la rue auront le dernier mot.»
La veille, le Premier ministre Hamdok avait mis en garde contre de nouvelles violences qui risquent «d’entraîner le pays dans un abîme», appelant les manifestants à la retenue. «Nous sommes confrontés aujourd’hui à une régression majeure dans la marche de notre révolution», avait-il prévenu. Ce dimanche, elle vient, une nouvelle fois, de prouver le contraire. (Article paru sur le site du quotidien Libération, le 19 décembre à 20h31)
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