Chili. Deux ans après le début de la rébellion du 18 octobre 2019. La mobilisation de l’extrême-droite (III)

Par Patricio Paris

Les développements de la Convention constituante (CC) ont donné lieu à une contre-attaque de la droite dure et de l’extrême droite, aussi bien contre la CC que contre des symboles de la mobilisation sociale historique.

Campagne pour discréditer la CC

Lors des sessions de la CC, des constituants liés au bloc Vamos por Chile [partis au pouvoir] – en particulier Marcela Cubillos [membre de l’UDI, ministre de l’Environnement puis de l’Education sous le 2e gouvernement Piñera qui commença en mars 2018, très présente dans les grands médias] – interviennent systématiquement, soit en contestant le fonctionnement de la CC, soit en faisant obstacle à l’approbation de principes démocratiques. Par exemple, la restructuration et la réforme des forces armées ou la dissolution des forces de répression policières et de l’actuelle police qui fusionne de fait la dimension de police judiciaire et de police politique [il s’agit de la PDI: Policía de Investigaciones]. A ce propos, lors d’un débat au sein de la CC, une position réactionnaire a été défendue par les membres du bloc Vamos por Chile. Cela renvoie à la pratique du gouvernement actuel qui est responsable de violations systématiques des droits de l’homme. Or, ces constituants ont affirmé qu’il n’existe pas d’emprisonnement politique au Chili, entre autres pour ceux qui ont participé à la rébellion populaire depuis octobre 2019 et ont pourtant été arrêtés. La déclaration de membres de ce bloc insistait sur le fait que la CC dans ses fonctions ne pouvait pas adopter de telles mesures, car elles se situaient en dehors de ses compétences.

Au sein de la CC, deux motions ont été discutées et votées. La première a été présentée par des membres des Movimientos Sociales Constituyentes, de Lista del Pueblo et de Pueblos Originarios. Cette motion qui, si elle avait été adoptée par la CC, devait être soumise au Congrès donnait un délai de 20 jours pour que soit traité de manière urgente un projet de loi accordant l’amnistie générale (Proyecto de Ley de Indulto General) pour les personnes condamnées dans le cadre de la rébellion d’octobre 2019 et ses suites.

Toutefois, c’est la seconde motion qui a été approuvée. Elle était signée par des composantes des Movimientos Sociales, par Apruebo Dignidad (PCCh, Frente Amplio et Federación Regionalista Verde Social-FRVS) ainsi que par le Colectivo Socialista. Cette motion, contrairement à la première, ne reconnaissait pas l’aspect impératif du délai de 20 jours pour le Proyecto de Ley de Indulto General. De plus, elle ne proposait pas la mise en place d’une Commission Vérité, Justice et Réparation. Dans un paragraphe, elle indiquait que la CC, par le biais de cette motion, «n’avait pas l’intention d’interférer avec les compétences ou attributions des autres pouvoirs de l’Etat ou de se les arroger».

Il faut rappeler que de nombreux manifestant·e·s ont été arrêtés et faits prisonniers – en fait il s’agit donc de prisonniers politiques – par des agents de police infiltrés dans les manifestations qui fonctionnent comme une structure policière spécifique qualifiée «intra-marches» (soit intra-défilés). Ces policiers sont des agents provocateurs qui prennent l’initiative d’actes violents et illégaux pour qu’en soient accusés les manifestant·e·s [1]. Lors de la Commission des droits de l’homme du 28 août 2021, il a été proposé d’élaborer une procédure judiciaire permettant de rendre justice et de dédommager effectivement toutes les victimes de la dictature ainsi que celles qui ont subi des traitements odieux suite à la rébellion du 18 octobre 2019. Il a également été proposé de lever le secret de cinquante ans sur les témoignages donnés à la Commission Valech, du nom de l’évêque Sergio Valech (1927-2010), engagé à la tête de la «Commission nationale sur l’emprisonnement politique et la torture» chargée d’enquêter sur le régime de Pinochet de 1973 à 1990. Une première partie de l’enquête a été rendue publique en novembre 2004 et une seconde en juin 2005. Or, il fut alors décidé officiellement que les témoignages recueillis de dizaines de milliers de victimes devront être gardés secrets pour cinquante ans et qu’ils ne pourront pas être utilisés dans le cadre de poursuites judiciaires. Les propositions faites en août 2021, qui mettaient en question les décisions passées sur le secret et les poursuites judiciaires, ont été vivement attaquées dans les médias par l’extrême droite.

Se sont de plus multipliées les attaques et les intimidations contre la présidente de la Convention, Francisca Linconao. On a assisté à des campagnes orchestrées sur Twitter. Par exemple, une équipe interdisciplinaire de l’Université catholique de Valparaiso (UCV) a détecté près de huit mille comptes qui constituent un «bataillon numérique» qui se consacre aux «attaques coordonnées contre la Convention et sa présidente» [2]. Comme c’était prévisible, le duopole journalistique chilien – La Tercera, le quotidien le plus diffusé au Chili intégré au groupe Copesa-Consorcio Periodístico de Chile, et le réseau médiatique Emol, dont l’instrument principal est le quotidien El Mercurio – adopte la même stratégie d’attaque contre la CC et sa présidente. Tout l’arsenal médiatique a été mis au service du travail de sape de la Convention pour la discréditer: titres en première page, interviews, colonnes d’opinion, éditoriaux, lettres à la rédaction, etc.

Le 26 septembre 2021, six électeurs de «Chile Libre», sous-groupe du bloc Vamos por Chile, ont intenté une action en justice contre la Convention constituante, parce que le Conseil directeur (Mesa Directiva) décidé que, pour le vote sur les plus de 1000 amendements ayant trait au règlement intérieur de la CC, une seule intervention était autorisée pour ceux qui ont proposé l’amendement. Cette action en justice vise à rendre caducs les votes et les accords adoptés, ainsi que le règlement intérieur et à le soumettre à nouveau au vote. Le 28 septembre, la Cour d’appel de Santiago a déclaré irrecevable cette action en justice. Cet arrêt se fonde sur l’article 136 de la Constitution en vigueur, qui stipule qu’«aucune autorité ni aucun tribunal ne peuvent reconnaître des actions, des réclamations ou des recours liés aux tâches que la Constitution assigne à la Convention, en dehors de ce qui est établi dans le présent article», lequel prévoit que toute réclamation doit être signée par au moins 39 constituants.

Les six constituants obstructionnistes ont déposé un recours auprès de la Cour suprême pour annuler la décision de la Cour d’appel de Santiago. Le 29 octobre 2021, la Cour suprême a cassé le jugement, ordonnant à la Cour d’appel d’accepter la demande des six constituants. Ainsi, la Cour suprême s’est prononcée contre la Constitution, modifiant la séparation entre le pouvoir constituant et le pouvoir constitué. La présidente de la CC devrait rejeter une décision de la Cour suprême qui outrepasse manifestement ses compétences.

Une dernière manœuvre parlementaire d’obstruction est le fait d’un secteur du bloc Vamos por Chile. Elle consiste à créer dans la Convention trois nouveaux collectifs composés par l’UDI et des membres du Partido Republicano (formé en juin 2019): Chile Libre, Unidos por Chile et Un Chile Unido. Par cette manœuvre, ils s’assurent ainsi la possibilité d’obtenir un droit d’intervention élargi.

Profaner les symboles de l’Unité populaire

La tombe de l’auteur-compositeur-interprète Victor Jara [1932-1973] a été profanée le 28 septembre 2021, jour où est commémoré le 89e anniversaire de l’artiste assassiné par la dictature militaire. Et cet acte odieux coïncidait avec l’inauguration d’une avenue portant son nom. Le vendredi 17 septembre avait été dégradé le monument en l’honneur de Salvador Allende dans la municipalité de San Joaquín (quartiers sud-est de la capitale Santiago). Ce monument situé sur l’avenue Las Industrias a reçu un seau de peinture rouge et les mots «meurtrier, voleur» ont été tagués sur la statue. Un seau de peinture a été enfoncé sur sa tête.

Ces profanations traduisent la volonté de la droite dure et de l’extrême droite de battre en brèche le processus de mise en question du passé dictatorial – passé qui se perpétue entre autres dans la Constitution actuelle – que concrétisent la mobilisation d’octobre 2019 et un de ses débouchés: la mise en place largement soutenue du processus politique constituant. (Article traduit par la rédaction de A l’Encontre; à suivre)

________

[1] https://twitter.com/Mister_Wolf_0/status/1451617683955326976?s=20 Carmen Hertz, avocate, membre du PCCh, députée depuis mars 2018, affirme affirme qu’il y a eu 40’000 détenus dans le contexte des mobilisations initiées en octobre 2019. Voir ici l’aveu du chef de ce réseau policier «intra-défilés»: https://www.elciudadano.com/chile/exclusivo-las-confesiones-del-jefe-de-los-intra-marchas/10/20/

[2] Voir sur le site Ciper, «journalisme au service de la société», l’article de Pedro Santander, datant du 28 août 2021, intitulé «La Convention constituante est sous les attaques». Vérité ou fake news? https://www.ciperchile.cl/2021/08/25/la-convencion-constitucional-esta-bajo-ataque-verdad-o-fake-news/

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*