Par Sonia al-Ali et Madeline Edwards à Binnish
Une grande partie de la maison d’Abu Khaled est en ruines. La maison en béton se trouve à Binnish, une ville située à l’est de la ville d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie, qui a subi des tirs meurtriers de la part des Syriens et des Russes, avec des frappes aériennes et des tirs d’artillerie qui ont frappé ses quartiers résidentiels.
Un obus a traversé le salon d’Abu Khaled, dit-il. Tout ce qui reste dans la pièce sont des tas de gravats et des câbles d’acier [béton armé] qui pendent.
Début février 2020, au plus fort des bombardements qui dévastent une grande partie du nord-ouest de la Syrie, occupé par l’opposition, Abou Khaled a quitté sa maison. Lui, sa femme et leurs huit enfants se sont installés dans un appartement inachevé dans la ville d’Idlib, à quelques kilomètres seulement de l’autoroute.
Il était suffisamment éloigné de l’épicentre des bombardements pour se sentir en sécurité pendant un certain temps. Mais il n’y avait pas grand-chose d’autre pour subvenir aux besoins de la famille. Ils n’avaient pas les moyens de se chauffer au milieu d’un hiver glacial et ne recevaient aucune aide.
Un mois plus tard, un cessez-le-feu a été négocié entre la Russie et la Turquie et a été largement respecté depuis. Il s’agit de l’une des plus longues périodes de répit pour les habitants d’Idlib depuis le lancement, il y a un an, d’une campagne de bombardements dévastateurs par le gouvernement de Bachar et la Russie.
Abou Khaled est retourné par hasard à Binnish pour ne retrouver que la cuisine et une chambre de sa maison, mais au moins, le ciel est calme. Ancien ouvrier du bâtiment, il profite de cette paix relative pour évacuer les décombres de son salon et commencer à construire de nouveaux murs.
Quelque 185’000 personnes sont retournées dans leurs villes natales dans les provinces rurales d’Idlib et d’Alep, tenues par l’opposition, depuis le début du cessez-le-feu au début du mois dernier, selon le Groupe de coordination de l’intervention, une organisation gérée localement.
Ils reviennent de camps mal entretenus, regroupés le long de la frontière turque, où les familles s’abritent dans des tentes délabrées, des appartements de location inachevés ou simplement à l’air libre sous des piles de couvertures.
Ceux qui sont rentrés chez eux représentent encore moins d’un cinquième du million de personnes qui ont entassé leurs affaires dans des camions et ont fui vers les camps frontaliers en décembre 2019 et au début de cette année, cherchant à se mettre à l’abri du gouvernement syrien et des bombes russes.
Néanmoins, leur retour est notable. Binnish, en particulier, a vu «presque 100%» de ses habitants rentrer chez eux ces dernières semaines, a déclaré le président du conseil local de la ville, Fadhel Abu Tayseer.
Pour les rapatriés, la vie dans les maisons bombardées est plus facile que dans les camps. «Les camps sont trop surpeuplés et ils ne répondent pas aux besoins des gens pour la vie quotidienne.»
Ramadan pendant la pandémie de coronavirus
Devant la maison d’Abu Khaled, les rues qui étaient largement désertées par les résidents déplacés il y a un peu plus d’un mois sont maintenant remplies de familles qui font leurs courses et mangent du meshawi, des grillades, sur les trottoirs.
Certains étaient occupés à acheter des sucreries avant le mois sacré du Ramadan, qui a commencé vendredi. Umm Ali, une veuve qui est récemment rentrée chez elle d’un camp de fortune pour personnes déplacées avec ses cinq enfants, dit qu’elle a recommencé à se réunir avec ses amis et voisins pour le café du matin.
Pourtant, le retour à la normale n’est pas facile. De nombreux rapatriés sont maintenant sans emploi après que les bombardements ont dévasté la ville avant le cessez-le-feu. D’autres craignent que les bombes ne retombent inévitablement.
Abu Tayseer décrit une ville déjà décimée par de «longues années de guerre» et de bombardements, avec des routes et des réseaux d’eau délabrés, et peu d’organisations d’aide capables d’apporter leur concours.
Et les habitants remplissent les magasins locaux malgré les avertissements des médecins et des travailleurs humanitaires selon lesquels le nouveau coronavirus pourrait bientôt exploser dans le nord-ouest de la Syrie, tenu par l’opposition.
Jusqu’à présent, aucun cas n’a été enregistré à Idlib ou dans les zones rurales voisines d’Alep qui restent aux mains des rebelles, bien que 42 personnes aient jusqu’à présent été signalées infectées par le virus ailleurs sur le territoire détenu par le gouvernement. Il y a très peu de lits de soins intensifs et de ventilateurs dans le nord-ouest de la Syrie, au cas où le virus atteindrait les camps de déplacés surpeuplés, ou des villes comme Binnish.
A Binnish, les rapatriés qui ont parlé à Middle East Eye ont dit qu’ils n’étaient pas encore inquiets. Parmi eux se trouve Ibraham al-Barakat, un père de trois enfants qui est rentré chez lui à Binnish avec sa famille ces dernières semaines. La famille avait loué un appartement inachevé à Sarmada, une ville proche de la frontière turque où se trouvent plusieurs camps de déplacés de fortune. Ils ont trouvé Sarmada très froid et Barakat n’avait aucune possibilité de travail pour continuer à payer le loyer. «Nous sommes heureux d’être de retour chez nous maintenant», dit-il. Il a depuis repris son ancien travail de vente de produits d’entretien ménager sur un marché local. Les restaurants et autres commerces autour de lui n’ont pas encore fermé leurs portes en raison de la pandémie de coronavirus. Parfois, des bruits forts continuent d’effrayer ses plus jeunes enfants, dit Barakat. Mais la famille espère un semblant de paix retrouvée. Lui et sa femme avaient préparé des friandises du Ramadan pour leurs enfants. «Nous sommes passés de la destruction et de la mort.»
Mais il y a des signes d’inquiétude dans certains coins de la ville. Aziz al-Asmar est un artiste de Binnish, connu des habitants pour ses peintures murales représentant les événements de la guerre de Syrie. Elles ornent les murs effondrés des immeubles d’habitation en béton endommagés par les frappes aériennes et les tirs d’artillerie. Dans l’une d’elles, les mains d’une personne invisible tiennent un bébé apparemment blessé, sous le mot «guerre» peint en noir. Le reste du mur a été emporté par le vent, avec des morceaux de barres d’armature métalliques qui s’effilochent dans ce qui était autrefois un appartement du premier étage.
Les peintures de ce muraliste âgé de 47 ans ont changé de ton au cours des dernières semaines. Dans tout Binnish, il y a maintenant des peintures liées au coronavirus à côté de représentations plus anciennes des bombes qui ont autrefois ravagé la ville. L’une des peintures murales montre les pointes en forme de couronne du virus qui dépassent de la tête d’un homme, à côté d’un écrit critiquant les Nations Unies et la communauté internationale pour leur réaction humanitaire. Une autre met en garde les habitant : «La Syrie n’est pas à l’abri» du virus.
«Les gens n’ont pas encore eu assez peur [du coronavirus]», dit Asmar à Middle East Eye. «La plupart des gens sont imprudents, peut-être parce qu’il est impossible de rester chez soi dans ces conditions sans aller travailler, pour gagner suffisamment d’argent pour les besoins quotidiens.»
Un calme temporaire
Abu Bassel se sent en sécurité pour l’instant. L’homme de 44 ans vit avec sa femme et sa mère âgée à Binnish, après être rentré chez lui des camps à la frontière turque le mois dernier. La vie dans les camps était difficile, dit-il. Lorsqu’ils ont vu que le cessez-le-feu semblait stable, la famille de trois personnes a décidé de tenter sa chance en rentrant. A leur arrivée, ils ont trouvé leur maison bombardée et endommagée. Une seule pièce est intacte. C’est là que la famille a installé ses dernières affaires. Pour eux, c’est encore mieux que la tente exiguë du nord d’Idlib.
«La tente ne pouvait plus servir de maison, ni remplacer notre propre maison dans notre ville natale.»
Contrairement à Abu Khaled, Abu Bassel ne travaille pas à l’enlèvement des débris laissés dans sa maison. Il n’a pas encore assez d’argent pour travailler aux réparations de sa maison, bien qu’il ait commencé à travailler ces dernières semaines dans le magasin de vêtements d’un parent. Au lieu de cela, il recouvre temporairement les anciens murs de sa maison de plastique, dans l’espoir qu’un jour il pourra se permettre de reconstruire. Abu Bassel n’est pas sûr de savoir quand cela pourra se faire. Pour lui et pour d’autres habitants de Binnish, la crainte se profile que les avions militaires ne reviennent bientôt. Lorsqu’on lui demande si la famille craint davantage le coronavirus ou le retour des bombes gouvernementales et russes qui ont fait fuir un million de personnes il y a quelques mois à peine, Abou Khaled répond clairement: «Nous avons peur des bombes.
Les bombes et les déplacements nous ont déjà fait tellement souffrir.» (Article publié par Middle East Eye, le 27 avril 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
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