Entretien avec Marco Antonio Perruso conduit par Gabriel Brito
Le 15 mai 2019, quelque 1,3 million d’étudiant·e·s, d’enseignant·e·s, de membres du personnel administratif du secteur de l’enseignement public ont fait grève et manifesté dans plus de 200 villes du Brésil. Depuis janvier 2019, c’est la plus importante mise en question de la politique menée par la présidence de Jair Bolsonaro. C’est donc l’occasion d’établir, conjointement, un bilan de cette mobilisation et surtout de souligner la configuration de ce gouvernement et administration «chaotiques». C’est ce que nous offre dans son entretien le sociologue Marco Antonio Perruso, entretien mené par le rédacteur de la revue en ligne Correio da Cidadania.
Correio da Cidadania: Quelle est votre évaluation des mobilisations contre les coupes budgétaires dans l’éducation, qui se sont déroulées dans de nombreuses villes du Brésil le 15 mai (15M)?
Marco Antonio Perruso: C’étaient des mobilisations gigantesques. La participation populaire était grande, des étudiants et des jeunes en tête, mais aussi des enseignants, des travailleurs de l’éducation, des personnes ayant des statuts sociaux différents. Dans la convocation et l’organisation du 15M, on a remarqué l’engagement des secteurs syndicaux et populaires du monde de l’éducation. En même temps il y avait une grande affluence spontanée de jeunes et de citoyens en général. Les voitures de sonorisation traditionnelles, les différents drapeaux et les affiches individuelles si caractéristiques lors des mobilisations de juin 2013 ont coexisté.
La mobilisation a été pacifique, mais là où il y a eu une répression (comme à Rio de Janeiro), il y a eu aussi une réponse par «action directe» (des bus ont été brûlés). Du point de vue de l’appartenance politico-idéologique, toute la gamme du spectre progressiste était représentée: de la gauche plus ou moins radicale au lulisme, de l’autonomisme et l’anarchisme aux bureaucraties syndicales de la CUT (Centrale unique des travailleurs) et de la CTB (Centrale des travailleurs du Brésil). En outre, de nombreuses personnes se sont simplement engagées pour défendre le système d’éducation publique.
C’est une sorte d’exploit du bolsonarisme, tant dans l’Etat que dans la société civile: le mépris de l’éducation et de la culture de ce gouvernement dérange divers secteurs sociaux, des secteurs populaires qui y voient des possibilités de reconnaissance sociale jusqu’aux couches dominantes qui font appel au capital intellectuel comme trait de distinction de classe.
Il faut noter que cette grève victorieuse de l’éducation nationale a été le résultat d’une accumulation rapide d’insatisfactions et de luttes d’étudiant·e·s et d’enseignant·e·s, comme en témoignent, par exemple, la grève des universités d’Etat de Bahia (qui a été réprimée par le gouvernement PT local) et la marche des étudiants du Colégio Pedro II (en réponse au militarisme de Bolsonaro – impulsé par la visite du président au Collège militaire de Rio de Janeiro – et face au thème réactionnaire de «l’Ecole sans parti», campagne politique qui attaque les institutions publiques d’éducation).
Correio da Cidadania: En tant qu’enseignant et universitaire, qu’avez-vous constaté ces derniers mois? Les coupes, compte tenu du plafond de dépenses approuvé par le gouvernement précédent, sont-elles déjà entrées en vigueur?
Marco Antonio Perruso: Les coupes aggravent le statut de l’éducation et des services publics en général, dont la précarisation avait commencé sous le lulisme et s’est continuée sous Dilma Rousseff. Cette tendance s’est accentuée fortement sous Temer (dès août 2016) et maintenant par Bolsonaro.
L’effet est visible dans la vie quotidienne de l’université publique, par exemple, avec une structure et des services insuffisants – il y a des institutions sans fonds pour payer le loyer des «baraques» où se tiennent les cours (ce qui est déjà une situation absurde).
Il s’agit d’un défi constant de maintenir la fonction socio-éducative pour l’ensemble des étudiant·e·s, le dévouement des enseignants et du personnel technico-administratif, dans la perspective d’une main-d’œuvre hautement qualifiée et consciente des rôles possibles que l’éducation peut jouer dans le changement social que nous souhaitons tous.
Correio da Cidadania: Que faut-il attendre de l’éducation publique brésilienne – à tous les niveaux – si les propositions du gouvernement actuel se concrétisent?
Marco Antonio Perruso: Il est même difficile d’analyser précisément les propositions de Bolsonaro dans le domaine de l’éducation. Elles sont peu nombreuses, incohérentes, contradictoires même dans une perspective bourgeoise, parce que le dit programme réactionnaire de «l’Ecole sans parti», de l’éducation à domicile, entre autres, ne correspond pas aux propositions plus sophistiquées, voire progressistes, des autres formulations qui sont le propre y compris d’une logique capitaliste dans le domaine de l’éducation.
Ce qui est nouveau, c’est l’attaque délibérée et spectaculaire contre l’éducation, la science, l’art, les intellectuels et les étudiants. Mais sinon, le «mal-gouvernement» de Bolsonaro – par son manque complet d’idées concrètes et étant donné son incertitude quant aux moyens de les mettre en œuvre en tant que politiques publiques – pourrait répéter les orientations structurelles plus conservatrices du gouvernement Temer, peut-être en expérimentant des politiques plus radicales dans certaines niches.
Quoi qu’il en soit, il y a beaucoup de questions sur ce qui va se passer avec l’éducation publique. C’est à nous de nous battre pour sa défense.
Correio da Cidadania: Qu’est-ce que vous pensez du ministère de l’Education au sujet de ces quelques mois d’administration de Bolsonaro?
Marco Antonio Perruso: D’abord, la présidence a mis en place un ministre incapable de toute vision ou de gestion, Ricardo Vélez Rodriguez, un enseignant sans aucune capacité dans le domaine scientifique ou même administratif, et ont été employés des fonctionnaires intérimaires, selon la mode, au sein du ministère. Ces derniers ne disposaient d’aucune vue de l’éducation publique ou de son administration. Ils ont fait du tape-à-l’œil (pour employer un terme à la mode), ce qui n’a duré que quelques mois.
Après le renvoi de Ricardo Vélez, le second ministre, Abraham Weintraub, assume la même orientation. Sa carrière académique a été jusqu’à présent très modeste, il utilise les réseaux sociaux [au même titre que l’inspirateur idéologique de ces deux ministres, Olavo de Carvalho, qui «enseigne» sur les réseaux sociaux] et multiplie les provocations contre ses collègues et anciens supérieurs de l’université publique. Il a fini par stimuler la grande réaction que fut la grève nationale de l’éducation du 15 mai.
Il est impossible d’entrevoir quel est le projet d’enseignement supérieur ou de base, quelles priorités seront mises en œuvre, si ce n’est la précarité continue et la privatisation de l’enseignement public, déjà en cours, ainsi que l’augmentation des attaques contre l’autonomie et la démocratie universitaires. Tout cela accompagné d’un soupçon de militarisme et d’obscurantisme.
Correio da Cidadania: Comment répondre aux arguments du gouvernement en faveur des coupes budgétaires? Le pays est-il vraiment incapable d’investir dans l’éducation?
Marco Antonio Perruso: Les coupes sont évidemment au centre de l’affrontement politique. Dans le contexte de la crise économique que connaît le Brésil depuis le second gouvernement Dilma, les investissements sont rares pour les services sociaux destinés aux travailleurs et aux plus pauvres. Sans le mouvement des classes populaires, la tendance sera à l’aggravation.
Mais nous pouvons être plus optimistes maintenant. Nous devons dialoguer avec tout le monde dans le sens où les moments de crise exigent une plus grande protection en termes d’assistance sociale, de santé et d’éducation. Dans le cas spécifique de l’éducation, le discours bourgeois de l’employabilité et de la prétendue faible qualité et productivité de notre main-d’œuvre est contredit par les coupes effectuées: comment réactiver notre économie sans la formation de notre main-d’œuvre?
Sans éducation, critique et émancipatrice, nous succomberons exclusivement aux cercles vicieux habituels du capitalisme national, qui double son pari avec Bolsonaro: faut-il plus d’éducation pour une société dont le soubassement est l’agrobusiness et le néo-extractivisme (pétrole, minerais)?
Correio da Cidadania: Comment analysez-vous la situation politique et sociale actuelle de manière plus générale? A quoi faut-il s’attendre dans un avenir proche?
Marco Antonio Perruso: D’une certaine manière, le gouvernement Bolsonaro étonne de larges secteurs progressistes, du lulisme à la gauche, qui s’étaient lancés dans des narrations sur le fascisme, le coup d’Etat, la brutale progression conservatrice. En fait, Bolsonaro divise, affaiblit et démoralise des fractions de la bourgeoisie et la droite. Les libéraux traditionnels le détestent. Les médias grand public s’y opposent avec férocité. Seule la réforme du système de sécurité sociale unifie ces secteurs.
C’est un gouvernement chaotique, composé d’une bande de politiciens incompétents: des politiciens professionnels sans charisme qui errent sur la scène publique depuis des années, des aventuriers qui cherchent dans la «nouvelle politique» la projection que leur médiocrité professionnelle ne leur a pas permise, des alliages idéologiques qui vendent sur le marché des simulacres d’idées d’engagement transgressif, des entrepreneurs à la recherche de postes et de faveurs publiques, des militaires qui se proposent comme substituts aux milieux universitaires dédiés à la politique publique de type luliste initial.
Mais le gouvernement ne veut pas gouverner, il est éminemment anti-technocratique. Il veut simplement continuer son agitation réactionnaire, ce qui conduit au découragement des groupes bourgeois les plus cohérents. A la fin de la période de conciliation de classe [rupture accentuée avec Dilma Rousseff], l’extrême droite était une option désespérée de certains secteurs marginaux du monde des affaires, mais elle n’est pas organique en vue de la construction d’une nouvelle hégémonie bourgeoise dans le pays.
Correio da Cidadania: Une crise qui réserve un nombre imprévisible de nouveaux chapitres, par conséquent.
Marco Antonio Perruso: Le tableau est celui d’une crise continue, les conflits interinstitutionnels entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire persistent et s’aggravent. Une fois de plus, l’imaginaire luliste (et en partie du PSOL) autour d’un «grand accord national» contre le PT, impliquant une régression homogène et inévitable, s’est révélé faux. Cette véritable politique de panique – délibérément propagée – a apporté le désespoir aux mouvements populaires et a inculqué le défaitisme auprès de nombreuses personnes. Il a rendu Bolsonaro plus grand qu’il n’est. Nous ne vivons pas dans une dictature, mais dans une formation sociale historiquement très inégale et violente, surtout contre les pauvres, les Noirs, les femmes et les autres.
La société civile a sous-estimé sa capacité de mobilisation ces dernières années. Les forces sociales liées aux milieux ouvriers et populaires en général ont besoin d’approfondir leurs luttes et de construire des alternatives au-delà de ce que le néolibéralisme et le néodéveloppement peuvent formuler.
La gauche politique doit reprendre son programme le plus avancé, l’auto-organisation de ceux d’en bas, laissant derrière elle le nationalisme qu’elle a repris après la chute de Dilma. «Souveraineté», «projet pour le pays» et autres slogans ne font que répéter l’insistance sur ce qui a déjà échoué: la subordination des luttes sociales au «développement national». Ce qui est inévitablement contradictoire dans la périphérie du capitalisme dans laquelle notre société est insérée. La prochaine étape vers la transformation de la situation actuelle sera la grève générale des travailleurs et travailleuses prévue pour le 14 juin. (Entretien publié dans Correio da Cidadania, en date du 19 mai 2019)
Marco Antonio Perruso est professeur de sociologie à l’Universidade Federal Rural do Rio de Janeiro et syndicaliste. Gabriel Brito est journaliste et rédacteur en chef de Correio da Cidadania.
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