L’analyse du bref processus électoral de 2018 n’est pas suffisante pour expliquer la victoire de Bolsonaro. Car si la lutte électorale était un moment fondamental, la compréhension de la signification de la défaite politique la plus grave subie par la gauche brésilienne depuis la fin de la dictature militaire (1985) renvoie nécessairement à une interprétation de la situation ouverte depuis 2015-16.
Une séquence ininterrompue de défaites
Sans la perception de la dynamique régressive des trois dernières années, il est impossible de comprendre la défaite électorale. Cela passe par la décision du gouvernement Dilma Rousseff de se soumettre à la pression de Avenida Paulista et de nommer Joaquim Levy [comme ministre des Finances du 1er janvier 2015 au 21 décembre 2015; patron de la BNDES: Banco Nacional de Desenvolvimento Econômico e Social, dès le 1er janvier 2019, sous la présidence de Bolsonaro] pour mener à bien le choc fiscal qui a plongé le pays dans la récession.
Il a été radicalisé par la décision d’une fraction de la classe minoritaire dominante d’appeler la classe moyenne à la rue en mars 2015, en dénonçant les élections, appuyée par l’opération Lava Jato. Elle s’est aggravée au lendemain de la crise économique et sociale la plus grave des dernières décennies: quatre années de stagnation chronique qui ont laissé la classe ouvrière perplexe, sur la défensive et frustrée, mais aussi en partie rompue par le gouvernement du PT. Un bond qualitatif s’est produit de mars-avril 2016, lorsque plus de quatre millions de «jaunes» [la couleur des anti-PT et Dilma] sont descendus dans les rues pour renverser Dilma Rousseff. Viennent ensuite le vote sur la destitution de Dilma, puis le mandat présidentiel tombe dans les mains de Michel Temer et commence les contre-réformes de Temer [voir à ce propos l’article publié sur ce site en date du 16 novembre 2018], puis la condamnation, l’incarcération et l’empêchement de la candidature de Lula. Une séquence ininterrompue de défaites.
La défaite électorale était-elle une défaite historique ou non?
Nous ne pouvons pas dire aujourd’hui si l’élection de Bolsonaro est le point culminant de cette dynamique régressive conduisant à une défaite historique. Après quelques mois de fonction présidentielle de Jair Bolsonaro, et surtout suite à l’expression de la capacité de résistance populaire, nous pourrons disposer d’une perspective plus claire. Mais il ne fait aucun doute que nous sommes dans une situation réactionnaire.
Le départ de Temer et la présidence Bolsonaro ne devraient pas être considérés, seulement, comme un changement de gouvernement. Le régime politique de domination s’est déjà transformé suite à la destitution de Dilma Rousseff [en août 2016]. L’équilibre des pouvoirs entre les institutions de l’Etat, qui a pris la forme d’un semi-présidentialisme depuis 1988, a été partiellement défiguré au cours des deux dernières années.
Le coup d’État parlementaire [destitution de Dilma Rousseff] a ouvert la voie au renforcement de l’appareil d’État non élu: le judiciaire et le répressif (forces armées et police). Cette tendance sera renforcée. Les tendances au bonapartisme, c’est-à-dire à la concentration du pouvoir, se sont intensifiées, réduisant ainsi la place des contrepoids propres à un régime électoral politico-démocratique.
Une défaite historique ne survient que lorsqu’une génération entière se démoralise et perd confiance en ses forces. Cela signifie qu’un rapport social de forces contre-révolutionnaires se consolide sur la durée. Une défaite de ces proportions est de la plus haute gravité. Lorsqu’elle s’est concrétisée en 1964 [avec un poids des militaires avant 1964, le coup d’Etat. Réd A l’Encontre], il a fallu un intervalle historique de quinze ans pour parvenir à un processus d’accumulation de forces et à la mise en route d’une nouvelle génération. Cela ne semble pas être le cas maintenant.
Ce que nous avons vu dans les rues, le 29 septembre [manifestation massive des femmes sur slogan EleNão] et au cours des dix derniers jours avant le second tour, à l’échelle nationale, laisse penser que ce n’est pas la situation du Brésil pour le moment. Mais cette hypothèse peut être trompeuse. Nous ne pouvons pas exclure que ces mobilisations aient été à contre-courant, qu’elles aient été l’expression d’un secteur plus avancé des masses se radicalisant, mais se détachant de la dynamique sociale la plus profonde. Soyons patients. Bolsonaro a gagné dans les urnes, mais devra mesurer ses forces dans les rues. Les luttes décisives semblent être devant nous.
La détermination de la défaite électorale se situe dans la lutte des classes
En tout cas, nous avons perdu les élections: pourquoi? Un bon critère est de mettre des «sandales d’humilité». Ce thème sera étudié dans les années à venir. Comme tout problème complexe, il a de nombreuses déterminations.
Les changements cumulatifs ont abouti à une dynamique sociale plus profonde que les oscillations de la lutte politique durant la campagne électorale. Les trois variables les plus importantes étaient: 1° un processus de transition de la majorité de la bourgeoisie passant d’un soutien critique aux gouvernements du PT, entre 2003 et 2013, à une opposition modérée entre 2013 et décembre 2015, puis à une opposition frontale et à la mise en accusation Dilma Rousseff; 2° la défaite de la vague de mobilisations de masse, comparable seulement par sa massivité à la mobilisation pour «les directes» en 1984 [élections directes à la présidentielle et mettre fin à l’élection indirecte par le législatif], qui a explosé, essentiellement, de manière spontanée et sans leadership; 3° ce qui va conduire à basculement radical de la classe moyenne vers l’opposition aux gouvernements du PT, mais y compris de larges secteurs ouvriers du Sud-Est et du Sud du pays.
Ce virage politico-social a commencé par le versement mensuel [mensalão pour obtenir des majorités parlementaires, ce qui met en lumière le système de corruption], puis la détérioration de la situation économique et sociale dans la foulée de la crise de 2008-2009, avec un bond en avant depuis juin 2013, lorsque des groupes fascistes ont osé descendre dans la rue; enfin une aggravation qualitative qui s’exprime avec Lava Jato [l’opération «mains propres», pour prendre la formule italienne, conduite par le procureur Sergio Moro, super-ministre de Bolsonaro pour la Justice et la Sécurité publique. Réd A l’Encontre] à partir de novembre 2014.
Les déterminants semblent avoir été au nombre quatre: 1° la stagnation économique avec une expression dans la baisse des revenus moyens, suite à l’impact de l’inflation dans les prix des services et l’augmentation des impôts; 2° la perception que la vie se détériorait parce que les gouvernements sont corrompus, en particulier ceux du PT, et parce que les «dirigeants des travailleurs au pouvoir» s’en mettent plein les poches ; 3° l’augmentation de la violence urbaine, du taux d’homicides et du renforcement de la criminalité organisée; 4° la réaction d’un secteur de la société plus rétrograde, plus raciste, misogyne et homophobe, suite aux impacts de la transition urbaine, générationnelle et culturelle de la société.
La permanence de la crise économique et sociale, même après deux ans de gouvernement Temer, dans un contexte de relations sociales défavorables, donc défensives, a favorisé Bolsonaro. Mais il ne suffit pas de considérer ces références générales pour penser aux élections. Elles restent toujours à un niveau d’abstraction élevé.
Le rejet antipétiste était une expression réactionnaire
Il faut éviter l’erreur méthodologique d’inversion de perspective. Ce n’est jamais le futur qui explique le passé, mais le contraire. Ce qui s’est passé est que cela a déterminé le résultat. Toutes les luttes politico-sociales, y compris les luttes électorales, relèvent de processus d’affrontements contesté. L’issue du combat n’explique pas le processus. Cette erreur est une illusion d’optique. Cette méthode anachronique s’appelle le «finalisme» [un aspect téléologique. Réd.]. Le fatalisme n’est pas une analyse sérieuse. Ce sont les conditions concrètes de la lutte qui expliquent pourquoi les vainqueurs gagnent, à la fin d’une telle «dispute».
La victoire de Bolsonaro ne montre pas qu’il était imbattable. Le résultat des élections relevait d’une bataille. Il a toutefois confirmé qui était le favori. Mais ce n’était pas perçu de cette façon. La fraction de la bourgeoisie de São Paulo ne l’avait pas compris: elle pensait que Geraldo Alckmin [gouverneur de l’Etat de São Paulo de 2001 à 2006, et de 2006 à 2011, il sortit au quatrième rang du premier tour, le 7 octobre, avec 4,8% des suffrages. Réd A l’Encontre] pouvait être accepté et reconnu comme le candidat du «centre» contre les deux «extrémismes» [Bolsonaro et Haddad].
Le PT n’avait pas identifié cet ennemi (Bolsonaro du Parti social libéral) comme le plus dangereux. Aujourd’hui, il est indéniable que le danger de «l’hiver sibérien» a été sous-estimé. Parce qu’il a été confirmé que l’immense hostilité à l’égard de ce que représentait le gouvernement Michel Temer ne s’est pas transformée en répulsion pour Bolsonaro. Il a également été confirmé que le rejet du néofasciste était inférieur à celui du PT, après treize ans et demi de gouvernement.
Une bonne hypothèse de travail est de commencer par admettre que nous avons perdu, en premier lieu, à cause du sentiment anti-PT. Face à ce problème, il y a deux réponses à gauche. L’antipétisme doit-il être qualifié de réactionnaire? La réponse inévitable est que la rupture des secteurs de la classe ouvrière avec le PT n’a malheureusement pas été progressiste. Elle était réactionnaire [ou «réactionnelle»]. Comme cela se produit toujours dans la lutte de classe elle était complexe et contradictoire.
La myopie serait de ne pas comprendre, par exemple, que dans les groupes de jeunes salariés des grandes villes, disposant d’un enseignement supérieur, mais d’insertion précaire sur le marché du travail, éveillés à la lutte politique en juin 2013, il y a eu des déplacements de gauche favorables au PSOL (Parti du Socialisme et de la Liberté).
Mais ce qui a prévalu au cours des cinq dernières années a été le virage à droite. C’était la classe moyenne exaspérée et mobilisée dans les rues par l’hystérie des discours d’extrême droite qui entraînaient, principalement dans le Sud-Est et le Sud, le vote de secteurs confus du monde du travail
Le PT a été renversé parce que la classe dirigeante n’était plus disposée à tolérer un gouvernement de collaboration de classe après le limogeage de Joaquim Levy. Si le PT s’était radicalisé à gauche, la bourgeoisie se serait tournée plus tôt vers l’opposition. Les méthodes n’auraient pas été seulement réactionnaires, elles auraient été contre-révolutionnaires. Bien entendu, les gouvernements des PT auraient dû adopter des mesures plus sévères contre le capital. S’il en avait été ainsi, au plus fort des mobilisations de juin 2013, le PT aurait préservé et élargi son soutien auprès de la classe ouvrière et des opprimé·e·s. La lutte aurait été féroce. Mais les conditions pour une victoire auraient été bien meilleures.
Six hypothèses contrefactuelles controversées
Les contrefactuels [raisonnement qui consiste à modifier de façon mentale, et donc fictive, l’issue d’un évènement en modifiant l’une de ses causes. Réd A l’Encontre] sont utiles, mais la pensée magique est dangereuse. Le passé doit être compris comme un champ de possibilités. Un champ de possibilités signifie que même si une séquence d’événements a finalement été confirmée, la lutte politico-sociale aurait pu avoir d’autres résultats. Dire que d’autres résultats étaient plausibles n’autorise pas la conclusion que tout résultat était possible. Les raisonnements contrefactuels sont des hypothèses logiques qui, par ailleurs, cohérentes, doivent être solidement ancrées dans des réalités. La pensée magique, au contraire, est une expression du désir. La forme la plus courante de la pensée magique est la théorie du complot, qui annule le fonctionnement du hasard, de l’accidentel et de l’aléatoire.
Six éléments relevant d’un raisonnement contrefactuel ont été beaucoup discutés à gauche et méritent notre attention. Ce sont des raisonnements contrefactuels d’ordre politique, mais pas nécessairement propres au champ du discours politique. Le politicisme est l’erreur qui conduit à fantasmer que le discours politique suffit à transformer une situation défavorable en une situation favorable. Cette magie n’est pas possible. L’expérience et le pouvoir des événements sont plus puissants que le pouvoir des mots.
Mais les idées, les initiatives, la tactique politique comptent: 1° Michel Temer aurait-il pu être renversé en 2017 et les élections présidentielles anticipées? 2° Lula aurait-il pu remporter les élections s’il n’avait pas été arrêté? 3° Si le PT avait soutenu Ciro Gomes (Parti démocratique travailliste) depuis le premier tour, Bolsonaro aurait-il pu être battu? 4° Bolsonaro aurait perdu lors le premier tour s’il n’avait pas été victime de l’agression à coups de couteau? 5° Les manifestations des femmes du 29 septembre expliqueraient l’alignement des évangéliques sur Bolsonaro au cours des deux dernières semaines? 6° Si le PT avait combattu Bolsonaro en tant qu’ennemi principal depuis le premier tour, était-il possible d’éviter la défaite?
La plus grande erreur du PT a été de rater l’occasion d’essayer de mettre fin à la bataille contre Temer, en mai 2017, après la grève générale, lorsque le scandale de la plainte contre JBS [la gigantesque firme de la «viande» et ses relations corruptrices avec Temer. Réd. A l’Encontre] a explosé et que des enregistrements [entre Temer et JBS] ont été diffusés, portant sur des entretiens conduits depuis le garage du Palais de Jaburu [résidence du vice-président; pour rappel Temer avait été élu vice-président sur le ticket de Dilma Rousseff. Réd A l’Encontre]. Les dirigeants du PT n’étaient pas déterminés à se battre pour la destitution de Temer, craignant d’être accusés de représailles contre le MDB [Mouvement démocratique brésilien, qui a repris le nom original de MDB, après avoir été le PMDB], le parti de Temer, pour ce que le MDB avait fait contre Dilma Rousseff. Il avait peur d’être dénoncé comme responsable d’un coup d’État.
Le PT respectait les institutions du régime semi-présidentiel, utilisé pourtant pour le déloger du pouvoir. Il avait trop confiance dans la possibilité que Lula soit en mesure de gagner. Il a sous-estimé l’offensive réactionnaire commencée en mars 2015. Il ne croyait pas que la majorité de la bourgeoisie irait au coup d’Etat institutionnel. Or, elle s’y est engagée. Le PT ne croyait pas que le coup gagnerait. Or, il a gagné. Il ne croyait pas que Lula serait reconnu coupable en deuxième instance. Or ce fut fait. Il ne croyait pas qu’il serait interdit de se présenter aux élections. Or, il a dû s’effacer. L’occasion était perdue. Mais il n’est pas clair, et encore moins irréfutable, qu’il aurait été possible de renverser Temer, même si Lula et le PT étaient descendus dans la rue.
Nous ne saurons jamais si Lula candidat, il aurait pu ou non gagner, mais il est raisonnable de conclure que la «dispute» était possible. Dans toutes les enquêtes d’intentions de vote menées, Lula a obtenu un score deux fois supérieur à celui de Bolsonaro et il était un favori.
On ne peut pas en dire autant si Ciro Gomes avait été candidat avec le soutien du PT. L’hypothèse selon laquelle le sentiment de rejet du PT n’aurait pas atteint Ciro Gomes est une hypothèse plus que fragile ou un calcul sans base solide. Il n’est pas exagéré de dire que la tentative d’assassinat du 6 septembre a été un fait décisif dans le processus des élections. D’autant plus que le combat entre Bolsonaro et Alckmin n’avait pas encore commencé. Mais on ne peut pas en conclure que c’était la clé de la victoire, même si cela l’a grandement favorisée.
On ne peut pas dire qu’il y ait une relation causale directe entre les manifestations appelées par le mouvement des femmes et la capacité de transférer les votes des Eglises évangéliques à Bolsonaro. Il n’est pas non plus raisonnable d’expliquer la différence de 10% entre le nombre de votes valides exprimés lors de la campagne à cause du retard de la campagne menée par Haddad pour identifier Bolsonaro en tant qu’ennemi principal. Tous ces éléments, en perspective, semblent quantitatifs et non qualitatifs.
Malheureusement, la menace d’un «hiver sibérien» est plus proche. Nous avons subi une défaite et nos ennemis sont plus forts. Un gouvernement d’extrême droite avec des éléments néofascistes prendra ses fonctions en janvier 2019. Bolsonaro a déjà dit ce qu’il envisage. Il a déjà annoncé son intention d’interdire le MST et le MTST. Il a averti les directions du PT et du PSOL et, en l’appelant par son nom, il a dénommé sa première cible: Guilherme Boulos, le leader du MTST, et de la coalition électorale soutenue, entre autres, par le PSOL.
Cela mérite d’être pris au sérieux. Le gouvernement aura le soutien des forces armées et de la police. Il a déjà une majorité au Congrès national. Un gouvernement autoritaire au service d’un ajustement néolibéral massif sera imposé au cours des premiers mois. Faire confiance au ministère de l’Intérieur, au TCU (Tribunal qui juge la constitutionnalité des décisions parlementaire), au STF (Tribunal suprême fédéral), au Congrès ou à la pression des médias, est une pure illusion. Légalement, le STF a soutenu l’offensive réactionnaire qui a ouvert la voie à Bolsonaro lors des élections. Tout dépendra de la capacité de résistance et des mobilisations de masse. (18 novembre 2018, contribution pour la revue du PSOL; traduction A l’Encontre)
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Valério Arcary, membre de la direction du PSOL, animateur du site Esqerda online
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