Par Benjamin Barthe
Dans la rhétorique du gouvernement syrien, la province de Deraa, à la pointe sud du pays, que les forces loyalistes ont reconquise au mois de juillet, est une zone désormais «réconciliée». Comme dans la Ghouta, la banlieue de Damas reprise trois mois plus tôt, les opposants qui n’ont pas été transférés en bus vers Idlib, le dernier fief de l’insurrection, au nord-ouest, ont reçu une offre d’amnistie. Près de 150’000 d’entre eux ont commencé une procédure dite de «régularisation» (taswiyat) censée les prémunir contre toute arrestation et accorder aux hommes entre 18 et 42 ans un délai de six mois avant d’être enrôlés dans l’armée.
L’affront de mars 2011 – ces premières manifestations anti-Assad, qui ont fait de Deraa le berceau de la révolution – serait donc pardonné. Le rôle majeur que cette région a joué dans les combats ayant ébranlé le régime jusqu’en 2015, date de l’intervention militaire russe qui l’a sauvé, serait oublié. L’heure n’est pas à la revanche, mais à la reconstruction de la nation, répètent les autorités. «La réconciliation a touché toute la région de Deraa et le gouvernement syrien fait maintenant tout son possible pour rebâtir l’infrastructure de la province, assurait à la fin du mois d’août le ministre de l’administration locale, Hussein Makhlouf. Des fonds ont été alloués pour les routes, les habitations, l’éclairage, les égouts et le réseau d’eau. Nous nous efforçons de restaurer une vie normale, ajoutait-il en appelant les habitants de la ville réfugiés dans la Jordanie voisine à revenir au pays. Nous vous garantissons un retour sûr.»
Mais la normalisation, dans un régime policier comme la Syrie, c’est aussi le retour des services de sécurité, les redoutés moukhabarat. A Deraa, ils imposent de nouveau leur férule de façon progressive, rampante, en contournant la police militaire russe, déployée en masse dans le gouvernorat, pour veiller au respect des accords de «réconciliation». Mi-septembre, le Bureau de documentation des martyrs de Deraa, une organisation de défense des droits de l’homme qui continue d’opérer, clandestinement, depuis l’intérieur de la province, et le centre d’études Etana, proche de l’opposition, qui suit la situation dans le sud de la Syrie depuis Amman, recensaient un nombre d’arrestations depuis juillet à peu près similaire: entre 160 et 180.
Bain de sang
Les autorités justifient ces arrestations de trois manières. La principale est l’appartenance à l’organisation Etat islamique, qui contrôlait avant juillet une poche de territoire à l’ouest de Deraa, et a perpétré, à la fin de ce mois, une sanglante attaque dans la province voisine de Souweïda, à majorité druze, au cours de laquelle près de 250 personnes ont été tuées. Plusieurs dizaines de résidents de Lajat, un plateau rocheux au nord de Deraa, ont été arrêtés peu après, pour leur rôle supposé dans ce bain de sang. Mais selon Etana, une partie a été libérée après intervention de la police russe, ce qui fait relativiser, dans ce cas, le soupçon de collusion avec le mouvement djihadiste.
L’autre accusation, volontiers brandie par le pouvoir syrien, est celle de la collaboration avec Israël. Jusqu’à ce que l’armée régulière se redéploie en juillet sur le plateau du Golan, l’Etat hébreu y entretenait quelques groupes rebelles, leur livrant des armes et de l’aide humanitaire, dans l’espoir qu’ils fassent barrage aux efforts d’infiltration du Hezbollah dans cette zone. Sans surprise, certains de ces combattants, ainsi que de simples villageois du Golan, ont été appréhendés durant l’été pour intelligence avec “l’ennemi sioniste”. Des sources locales estiment qu’ils paient le fait d’avoir été soignés dans les hôpitaux du nord d’Israël, et voient dans leur arrestation un règlement de comptes politique.
Enfin, des personnes ont été jetées en prison au motif qu’une plainte a été déposée contre elles pour meurtre, détournement d’argent ou encore vol de terre. Le gouvernement assure qu’il est de sa responsabilité, désormais, d’administrer la justice. Mais dans les milieux anti-Assad, on voit dans ces procédures qui tendent à se multiplier un prétexte pour incarcérer d’anciens cadres de la rébellion. «On sent bien que le régime n’a rien changé à ses pratiques. La fameuse réconciliation ressemble davantage à un répit qu’à un pardon» accuse Essam Al-Rayyes, un officier déserteur de l’armée syrienne, qui travaille pour Etana. «La situation est moins difficile que ce que l’on craignait, il n’y a pas eu d’exécution de masse ou de rafle de grande envergure, nuance Omar Al-Hariri, du Bureau de documentation de Deraa. Les Russes jouent un rôle tampon relativement efficace.» «La question que tout le monde se pose, c’est ce qui se passera lorsqu’ils partiront, objecte Essam Al-Rayyes. Le régime Assad a la mémoire très longue.»
Economie en chute libre
Pour l’instant, comme l’accord de réconciliation les y oblige, les troupes loyalistes ne pénètrent pas dans la partie sud de la ville de Deraa, autrefois aux mains des insurgés, pas plus que dans les villages environnants, à l’est et à l’ouest. Ces zones sont restées sous le contrôle des commandants rebelles qui les géraient jusque-là et qui, en échange de leur reddition précoce, ont obtenu des Russes la reconnaissance de leur petit pouvoir local. Ce statut à part leur permet de s’opposer, dans les étroites limites de leur mini-fief, à ce que les moukhabarat y mènent des arrestations. Mi-septembre, l’un de ces ex-chefs de guerre en voie de notabilisation, Ahmed Al-Awdeh, a ainsi empêché une milice rebelle rivale, inféodée au service de renseignements de l’armée de l’air, de s’implanter dans le périmètre de son village, Bosra Al-Cham.
«Dans ces zones, c’est à peu près calme, on a un peu plus d’eau et d’électricité qu’avant, et les écoles ont reçu un renfort en professeurs, témoigne Abu Omar, un ingénieur. Mais tout cela est très flou et très fragile. On n’ose pas sortir de nos villages, qui sont entourés de points de contrôle. On sent bien que nos certificats de “régularisation” ne valent pas grand-chose.» La tension est d’autant plus grande que l’économie locale est en chute libre. Les ONG internationales qui opéraient dans la région depuis la Jordanie ont suspendu leurs programmes, privant la population de précieuses aides et d’argent. Selon une source bien informée, à des chefs de tribus venus se plaindre, lundi 24 septembre, dans son bureau, le gouverneur de Deraa a répondu sur un ton fataliste: «Le gouvernement n’a pas un sou.»
Damas espère rouvrir dans les prochaines semaines le terminal de Nassib, à la frontière jordanienne, un sas commercial majeur. Mais il n’est pas sûr que cette mesure suffise à relancer l’activité et à faire revenir les réfugiés. «Notre monde s’est effondré, dit Abu Omar, qui travaillait pour une ONG humanitaire et passe désormais ses journées au lit ou devant la télévision. J’aurais dû partir à Idlib plutôt que de rester ici. Nous sommes vaincus, il n’y a plus rien à faire.» (Article publié dans le quotidien Le Monde, daté du 28 septembre 2018)
Soyez le premier à commenter