La récente polémique à propos des choix éditoriaux de Le Media [la chaîne liée à la France insoumise, voir à ce sujet l’article de Sarah Kilani et Thomas Moreau en date du 28 février intitulé «Le Media sur la Syrie: naufrage du «journalisme alternatif»] au sujet de la révolution syrienne, nous rappelle comment, une fois encore, certains s’essaient à la réécriture de l’Histoire. Elle rappelle aussi le degré d’incompréhension pour ne pas dire d’indifférence, de la gauche française envers ceux qui depuis 2011, avaient remis à l’ordre du jour la question révolutionnaire. À cette incapacité à comprendre les dynamiques de la révolution syrienne se mesure effectivement l’incapacité à la défendre.
Depuis le début de la vague insurrectionnelle des printemps arabes, En Route ! s’efforce de transmettre et d’expliquer les différentes dynamiques de ces soulèvements : qui s’organise et comment, de la vie quotidienne au front, comprendre comment et pourquoi certains gagnent et d’autres perdent. Nous avons en ce sens publié différents articles sur la révolution syrienne depuis notre réapparition sur lundimatin. Nous profitons du récent regain d’intérêt pour ces questions pour essayer de rétablir quelques vérités concernant la situation de la rébellion et de ses soutiens dans la Ghouta. Non que nous pensions avoir une quelconque influence sur le cours des choses ; mais il nous a semblé important qu’outre l’indifférence, les trahisons et la défaite, la révolte syrienne ne souffre pas de surcroît que l’on vienne cracher sur ses cadavres.
Tandis que les réseaux salafistes du monde entier s’attelaient à lever des fonds et apportaient un soutien sans faille au camp révolutionnaire, la gauche arabe comme européenne était occupée à contempler son impuissance tout en se demandant si le soulèvement du peuple syrien était ou non un complot.
Les révolutionnaires syriens en exil, trop souvent abattus par le poids de la désillusion, restent sans voix face à ceux qui, confortés par la victoire contre-insurrectionnelle, s’empressent de crier que le tour était joué d’avance, faisant de l’écrasement des insurgés d’Alep hier et de la Ghouta aujourd’hui, rien d’autre qu’un mal prévisible et nécessaire.
À les écouter, il semblerait que dans la Ghouta comme ailleurs, le gouvernement syrien fasse uniquement la guerre à des forces salafistes et djihadistes ayant pris en otage une population civile. Quant à l’Occident, son seul tort serait finalement de s’être un jour fourvoyé en soutenant (voire en créant de toutes pièces) ces groupes armés qui, loin d’être les héritiers des insurrections de 2011, auraient eu le djihadisme dans leurs gènes.
Nous rappelons à l’inverse que la part de responsabilité des États occidentaux dans le désastre actuel se trouve dans son choix d’avoir abandonné la révolution dès ses premiers pas, et dans la trahison répétée de ses promesses de soutien. Non content d’avoir ainsi poussé l’insurrection entre les mains des groupes salafistes et djihadistes, les acteurs étrangers ont détourné les forces révolutionnaires de leur objectif initial en les réquisitionnant aux seules fins de sa politique antiterroriste, au détriment total de la lutte contre le régime. La politique occidentale a ensuite achevé de neutraliser la rébellion en lui faisant accepter des trêves systématiquement enfreintes par son ennemi, permettant ainsi à Assad de rassembler ses forces restantes pour massacrer une à une les dernières enclaves rebelles.
De la situation des forces rebelles en Syrie et dans la Ghouta orientale
En même temps qu’on nous incite à ne pas prendre parti sous l’argument d’une situation trop complexe pour être analysée, on nous explique que dans la Ghouta les forces en présence se résument à celle d’une population civile prise en otage par des groupes salafistes et djihadistes.
Les deux principaux groupes armés défendant la Ghouta sont Jeish al-Islam et Faylaq Al-Rahman. Existent également quelques centaines de combattants de Hayat-Tahrir al-Sham (anciennement Jabhat al-Nusra), dont les relations d’inimitié avec les deux groupes précédents donnent lieu à des affrontements réguliers.
Jeish al-Islam est effectivement un groupe influencé par le salafisme. Faylaq al-Rahman est lui affilié à l’ASL, et composé d’une alliance de brigades locales dont l’idéologie n’est ni clairement identifiable, ni déterminante. Ces groupes sont ce qui reste d’un camp révolutionnaire de tout temps pluriel et complexe. Dans la Ghouta comme dans le reste de la Syrie, cette pluralité n’a jamais été la simple conséquence de dissensions idéologiques, mais a toujours constitué le résultat de possibilités et d’impossibilités stratégiques, et reliées globalement à l’implication ou à l’absence de soutien de forces extérieures. Depuis les premières années de la révolution, djihadistes, islamistes et laïcs se déchirent et s’allient en fonction d’impératifs situationnels, bien plus qu’idéologiques.
Ainsi dans la Ghouta, parmi les 400 000 civils assiégés, se trouvent d’innombrables activistes de l’insurrection de 2011, réfugiés là et dans l’impossibilité stricte de retourner en zone tenue par le régime. Ces révolutionnaires se sont soulevés, ont participé à la libération de la banlieue de Damas, ont constitué des conseils locaux, des associations et des groupes armés. Beaucoup, et certainement la plupart, ne partagent en rien l’idéologie des groupes armés qui dominent aujourd’hui l’enclave, mais les soutiennent et les rejoignent parfois car ceux-ci constituent de fait la seule force protégeant encore la Ghouta de l’avancée du régime. Les traces de leur présence sont visibles dans la lutte entre les différentes composantes du mouvement révolutionnaire. Depuis 2011, un rapport de force existe entre Jeish al-Islam et le reste du camp révolutionnaire. Et au-delà des groupes armés, jusqu’à aujourd’hui, en particulier dans les zones tenues par Faylaq al-Rahman, existent encore une activité politique réelle et un mouvement civil puissant, échappant à la logique militaire et idéologique des groupes armés dominants.
De toute évidence, la guerre dans la Ghouta n’est pas une simple guerre contre les groupes salafistes, mais une offensive contre l’ensemble des composantes civiles et militaires de la rébellion qui y est réfugiée, ainsi que contre l’ensemble de la population civile. On sait que les victoires militaires du régime se terminent systématiquement par l’expulsion de la population. À Alep, Homs ou Damas, les quartiers rebelles ont été entièrement vidés. Dans la province de Deir Ezzor, près de 300,000 personnes ont préféré se réfugier dans les zones tenues par les Forces Syriennes Démocratiques et passer l’hiver dans des camps de misère, plutôt que de subir le retour du régime. Les habitants de la Ghouta connaissent le sort qui les attend.
Du rôle des Etats occidentaux dans l’affaiblissement du camp révolutionnaire
Si les groupes salafistes sont aujourd’hui en position de force au sein de ce qu’il reste des factions rebelles, cela n’est en aucun cas le résultat d’un fantasmatique soutien occidental qui leur aurait été naïvement accordé.
Cela suit au contraire un scénario parfaitement établi par le régime, que les États occidentaux ne sont pas venus contrarier. Faut-il rappeler que Jeish-al Islam, groupe marginal au début du soulèvement, a été fondé par Zahran Alouch, militant salafiste sorti de prison par le régime lui-même à l’été 2011, en même temps que des centaines d’autres ? Le régime débordé par le passage aux armes de la rébellion ainsi que par une mutinerie dans ses propres rangs, avait trouvé là la parade idéale.
Dans la Ghouta comme ailleurs, ces militants salafistes et djihadistes, libérés puis épargnés par la répression, ont sans surprise réussi à obtenir rapidement et continuellement le soutien de leurs réseaux politiques extérieurs (ainsi que celui de leurs sponsors du Golf). Le reste de la rébellion, au départ en position de force, n’a pas reçu pour se défendre beaucoup plus que de beaux discours et de fausses promesses.
Le cas le plus emblématique de cet abandon dans la Goutha, reste sans doute celui de Hussam Zib, fondateur de la Katiba Youssef al-Azma. D’origine Druze, Hussam Zib avait créé une brigade laïque, et été rejoint par des combattants de toutes les communautés ainsi que par certains militants d’extrême gauche. Dépourvue de tout soutien extérieur, la brigade a fini par disparaître en 2015, et ses combattants, en l’absence d’autre alternative, par rejoindre des groupes islamistes malgré leurs divergences idéologiques évidentes. Hussam Zib a quant à lui essayé de prendre le chemin de l’exil, seulement pour trouver la mort sur la route, caché dans une voiture qui l’amenait clandestinement vers l’Europe. Car l’Europe, en plus de n’avoir jamais sérieusement soutenu les révolutionnaires, leur a aussi fermé ses portes. De celle-ci, Hussam Zib n’aura connu que son indifférence, ses frontières et sa police. Peut-être cela lui aura-t-il au moins épargné, à lui qu’on appelait le Guevara de la Ghouta, de rencontrer la gauche européenne et ses discours sur la révolution syrienne, aussi lâches que dogmatiques.
Cette répartition des forces, et son évolution depuis sept ans, est donc loin d’être le résultat d’un investissement occidental mal placé. À l’inverse, cette situation est même le résultat de la nature contre-révolutionnaire du soutien extérieur fourni à certains rebelles, dont l’objectif n’a jamais été de permettre la chute du régime mais de servir les intérêts propres de certains États dans une logique antiterroriste.
Du détournement de la révolution par les politiques antiterroristes
Si des puissances extérieures ont bien apporté des soutiens aux révolutionnaires syriennes, ces soutiens n’ont pas dépassé le cadre d’un agenda antiterroriste défini sans égard pour l’objectif principal de la révolution : la chute du régime. Réquisitionnées et détournées de cet objectif, les forces rebelles se sont trouvées forcées de combattre suivant les intérêts de leurs nouveaux sponsors, laissant le régime libre de mener à bien sa guerre contre-insurrectionnelle, dirigée en priorité contre les révolutionnaires de l’ASL.
La Jordanie a ainsi neutralisé les brigades du « Front Sud » en les transformant en garde-frontières et en les utilisant pour combattre les poches jihadistes de Jeish Khaled Ibn Walid, en s’assurant bien qu’aucun front contre le régime ne soit ouvert. La Turquie a également massivement détourné les forces de l’ASL de la bataille d’Alep (Opération Bouclier de l’Euphrate à Jarablous en août 2016) et de la bataille d’Idlib (Opération Branche d’Olivier à Afrin en janvier 2018), permettant des avancées significatives du régime. Les États occidentaux quant à eux, ont réservé leur soutien militaire effectif (notamment aérien) à quelques brigades rebelles acceptant de renoncer à toute lutte anti-régime ainsi qu’aux forces kurdes YPG-FDS ne combattant pas non plus Assad [1].
Le régime qui n’a pas la capacité de tenir plusieurs fronts en même temps, s’est trouvé, grâce à cette stratégie globale, libre de rassembler ses forces et de les concentrer pour attaquer les poches rebelles une par une, jusqu’à l’annihilation totale.
À la fois conséquence et stratégie de la politique antiterroriste, cette réduction des fronts prend aussi place dans le cadre d’une politique générale de désescalade, de négociations et de trêves. Cette politique, loin d’inciter effectivement le régime à réduire le niveau de violence et à négocier une solution politique, est devenue à l’inverse la condition et l’occasion pour lui de mener à bien une stratégie lente mais certaine de victoire militaire totale.
Le piège des trêves et de la diplomatie: la désescalade comme garantie de victoire du régime
Depuis 2016, le régime suit en effet la même stratégie : feindre d’accepter la logique de désescalade et de trêve, puis l’utiliser à son avantage pour assiéger les villes, et concentrer toute sa puissance militaire sur des localités une par une. Après Homs, Alep et la banlieue sud de Damas, est venu le tour de la Ghouta, que seule l’absence d’autres fronts ouverts permet au régime d’attaquer aujourd’hui.
Le camp révolutionnaire ne peut plus gagner militairement. L’enjeu n’est plus sa victoire, mais la réunification de la Syrie actuellement fragmentée entre zones du régime, zones rebelles et zones tenues par les Kurdes. Dans un cas, la réunification du pays se fait par la force : sous l’égide du régime, l’intégralité des poches de résistance sont éliminées, qu’elles soient kurdes ou rebelles. Dans l’autre, un accord de réduction de la violence sur l’ensemble du territoire est trouvé, et une transition voit le jour. Jusqu’à présent, les appels et les sommations à une trêve globale, telle que réclamée par aujourd’hui le conseil de sécurité de l’ONU, ne peuvent que rester lettre morte [2]. Ces décisions n’étant pas contraignantes, le régime se contente de briser les trêves localement, dans la stratégie décrite précédemment. De massacre en massacre, il marche vers sa victoire.
Si les Russes et les Iraniens encouragent le régime dans la violation de ses engagements, les soutiens de l’opposition au contraire maintiennent la pression pour qu’aucun autre front ne soit ouvert et que les forces rebelles respectent scrupuleusement la trêve. De nombreuses manifestations dans les zones de l’opposition appellent à l’ouverture de fronts pour soulager les combattants de la Ghouta [3]. Mais il est probable que malgré les exactions du régime, les pressions internationales exercées sur l’opposition suffisent à neutraliser tous les efforts de soutiens à la Ghouta. Si le régime semble s’engager dans le processus de négociation et de désescalade, ce n’est pas pour trouver une solution négociée et mettre fin à la guerre, mais précisément pour se donner les moyens de mener celle-ci méthodiquement.
La Ghouta n’est qu’une étape de ce processus. Si le régime est capable de l’attaquer aujourd’hui, c’est donc uniquement parce qu’on a affaibli la révolution en la privant de tout soutien extérieur ; qu’on a ensuite mobilisé et détourné ses forces vers l’objectif unique de l’antiterrorisme ; et que la poursuite des politiques de désescalade et de trêve permet au régime de calmer la majorité des fronts, et de se concentrer sur l’élimination de ses ennemis, une enclave après l’autre. (Article paru dans lundimatin#137, le 12 mars 2018)
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[1] Le cas le plus emblématique d’un soutien américain exclusivement antiterroriste est le soutien du Pentagone aux quelques brigades dans le nord d’Alep et à la frontière irakienne ayant renoncé à toute lutte contre le régime. La brigade de l’ASL, Maghawir al-Thawra à Tanaf est une des seules à bénéficier d’une protection aérienne américaine. Mais ce soutien est conditionné par un renoncement à toute opération contre le régime.
[2] http://www.france24.com/fr/20180224-onu-conseil-securite-cessez-le-feu-syrie-ghouta
[3] https://www.youtube.com/watch?v=mY_cAGvJd8s Manifestation dans la province de Deraa de combattants de l’ASL contre leur chef et contre le Haut Comité des négociations (HCN) demandant l’ouverture des fronts afin d’empêcher que le régime concentre ses forces sur la Ghouta. Des manifestations similaires ont eu lieu à Idlib et à Hama.
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