Nous publions ci-dessous la seconde partie des échanges entre Leia Petty, Jen Roesch et Elizabeth Schulte. Ces réflexions, qui partent le plus souvent d’expériences concrètes diverses, permettent non seulement de replacer ce mouvement dans le contexte des rapports sociaux d’oppression et d’exploitation de la très large majorité des femmes aux Etats-Unis, mais d’indiquer des initiatives possibles aptes à créer des coalitions qui puissent susciter la convergence entre des batailles concrètes dans le secteur universitaire, les bureaux, les entreprises ou le secteur de l’agriculture. (Réd. A l’Encontre)
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Leia
Une chose qui m’a étonnée, c’est que Trump a gagné les élections un mois après la sortie de l’enregistrement où il se vantait de commettre une agression sexuelle. J’ai réfléchi à ce qui se passe avec les gens depuis l’élection de Trump: le sentiment existe que les gens doivent résister, s’exprimer; et s’ils ne le font pas, alors rien ne changera.
D’une part, l’élection de Trump a encouragé l’extrême droite, les racistes, les sexistes et ainsi de suite. Et en même temps, elle expose la situation dans ce pays.
C’était vrai avec les protestations qui ont fait que des joueurs connus de football américain mettent le genou à terre lors de l’hymne national pour dénoncer les violences policières racistes [voir à ce sujet les articles publiés sur ce site, entre autres les 2 octobre et 1er novembre 2017, onglet Amérique du Nord], avec le mouvement #MeToo, avec des actions contre la chasse visant les migrants dits illégaux. Beaucoup de thèmes qui ont soulevé des protestations sous Trump existaient déjà sous Obama et même des décennies auparavant. Ils renvoient à des traits structurels du pays.
Mais ces thèmes où souvent il fallait utiliser une loupe pour les saisir sont maintenant mis à nu devant tout le monde. Chacun peut les voir. C’est comme si le roi était nu, sauf que c’est tout le pays qui se trouve dans cette situation.
La colère et la résistance sont dirigées contre Trump, et à juste titre. Mais il y a des personnes dans le Parti démocrate qui veulent contenir cela et juste en parler à propos de Trump. Je pense que ce serait une erreur. Notre travail consiste à regarder au-delà de Trump et à intervenir de telle façon que puisse se construire une résistance plus large.
Je me souviens de Keeanga-Yamahtta Taylor [auteure de Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noir américaine, Ed. Agone, 2017, pour la traduction française; membre de l’ISO] qui parlait avant l’éclatement de Black Lives Matter qu’il allait bientôt y avoir une rébellion noire dans ce pays à cause du désespoir massif, de l’injustice et de la violence policière quotidienne, avec aucune expression liée à cela dans l’establishment politique dominant.
Vous pouvez établir un parallèle avec le féminisme. Il y a une violence sexuelle quotidienne, une dégradation de la situation et un accroissement de l’exploitation. Les gens ont du mal à s’en sortir. Et il n’y a pas eu de large débat public sur ces conditions.
C’est comme un baril de poudre qui peut exploser à tout moment. Ce fut vrai pour les Marches des femmes (après l’élection de Trump). Ces marches n’étaient pas organisées par les principales organisations féminines, mais par des initiatives de multiples femmes qui ont amené des millions de personnes dans les rues pour une contre-investiture.
Ce sentiment couvait sous la surface si vous vous rappelez les SlutWalks [littéralement «Marche des salopes» initiée en 2011 au Canada] qui ont commencé il y a quelques années. Vous le voyez encore avec #MeToo, et nous pouvons nous attendre à plus. La tâche est d’organiser ce sentiment pour que ce ne soit pas juste un moment, mais que ses processus d’organisation aillent de pair avec la résistance.
Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’un sentiment de résistance qui reste dans l’air; sans mécanismes organisationnels il ne peut y avoir de batailles pour faire avancer sur la durée les revendications.
Jen
Je pense qu’un mouvement de femmes, fondé sur des bases différentes a agi depuis un certain temps pour s’affirmer; il n’a pas encore réussi à s’affirmer au plan organisationnel, mais vous voyez les graines qu’il a semées.
J’ai eu l’occasion de parler avec des activistes des campus universitaires qui ont été profondément impliqués dans la lutte contre l’agression sexuelle sur les campus, ce qui fut un prélude au mouvement présent. C’était très similaire dans le sens où ces femmes disaient comment elles ont été traitées par les administrations universitaires.
La première étincelle a été Angie Epifano d’Amherst College en 2012, qui a raconté comment et quand elle a été violée sur le campus. Au lieu d’obtenir justice, l’administration l’a mise en relation avec un établissement psychiatrique et elle a été forcée de quitter l’institution.
Quand elle a raconté son histoire, pour la première fois, cela a déclenché une protestation importante sur ce campus, puis il y a eu une vague qui a touché les campus à travers le pays.
La plupart des gens ont entendu parler d’Emma Sulkowicz, de l’Université de Columbia [2012 et dénonciation à la police en 2014], qui portait le matelas sur lequel elle avait été violée, avec des centaines d’étudiants qui l’aidaient et la soutenaient. Une partie de cette action était une journée appelée «Carry that Weight», qui s’est déroulée sur 300 campus à travers le pays et à l’étranger.
Ces femmes ont fait un excellent travail d’organisation, en rejetant certains des récits liés strictement à la criminalisation et en essayant d’articuler une compréhension différente des causes de l’agression sexuelle.
Il y a beaucoup d’exemples spécifiques comme celui-ci, car aucune des structures comme l’Organisation nationale pour les femmes ou NARAL (organisation qui s’oppose aux restrictions diverses portant sur le droit à l’avortement) n’a réussi à prendre en charge les divers aspects liés à ce thème.
Planned Parenthood (planning familial) est menacé d’extinction et cette structure ne peut organiser une marche nationale pour sa propre défense. Quand les bigots anti-choix décident qu’ils veulent encercler leurs cliniques, plutôt que de combattre pour le droit, Planned Parenthood dirige son feu contre les activistes qui veulent défendre les cliniques.
Ils ont plus peur des gens qui redonnent du souffle à des actions militantes que des gens qui les attaquent (y compris avec des armes) parce qu’ils sont tellement habitués à chercher des compromis dans les couloirs du Congrès, ou d’agir seulement dans les tribunaux ou avec la police. Ils veulent s’appuyer sur tous les mécanismes qui ont déjà prouvé leur inefficacité, leur échec.
Leia et moi sommes impliqués dans un groupe qui a pour nom NYC for Abortion Rights (pour le droit à l’avortement), et l’une des premières choses que nous avons entendues lors des réunions était à quel point les femmes en avaient assez d’écrire des lettres au Congrès et n’en pouvaient plus de s’excuser pour un avortement.
Je pense que ce sentiment «j’en ai marre de cela» est très présent, et il n’a pas encore donné lieu à un mouvement actuellement. Mais #MeToo en est l’une des expressions idéologiques. Maintenant, le défi est de saisir la prochaine étape afin de construire ce mouvement.
Ce ne se fera pas du jour au lendemain, et au début ce ne sera pas grand. Mais même de petits réseaux de personnes qui se regrouperont pour défendre une clinique, ou demanderont des comptes aux administrations universitaires concernant un viol et de traiter les victimes avec la dignité qu’elles méritent, tout cela peut constituer le fondement d’un processus différent.
Ce sera difficile au cours des prochaines années, car ce qui a été prévu à l’occasion des Marches des femmes l’an dernier est un congrès à Las Vegas, à l’occasion de l’anniversaire de la Marche pour lancer la plus importante campagne d’inscription sur les listes électorales [pour avoir le droit de vote].
Il y aura un accent mis sur les élections [les élections de mi-mandat se tiendront début novembre 2018], et il sera difficile de garder le cap sur les initiatives que nous prenons. Il sera donc important de revendiquer ce que #MeToo a accompli et de continuer à aller de l’avant.
Le mois dernier, 1500 fanatiques anti-avortement ont encerclé une clinique en Caroline du Nord. Elizabeth, toi et moi avons participé il y a 20 ans à l’Operation Rescue off the street [face à la mobilisation contre le droit à l’avortement, à l’époque de Reagan, une contre-mobilisation d’ampleur a été organisée], mais des initiatives comme celle-ci n’existent pas aujourd’hui. Ce serait formidable si les organisations de femmes les plus importantes s’engageaient dans une telle dynamique. Mais je ne pense pas que nous puissions attendre ou compter dessus. Nous devons initier des groupes de base locaux.
Elizabeth
Quand tu parlais du sentiment «nous en avons assez», je pensais à la campagne «Shout My Abortion» [campagne qui visait à rendre normale l’utilisation du droit à l’avortement] il y a quelques années, qui contrastait tellement avec ce que toutes les forces politiques comme NOW (National Organization for Women] et NARAL disent aux femmes ce qu’elles sont supposées exprimer concernant le droit à l’avortement.
Le droit à l’avortement est mis en veilleuse, lorsque les politiciens parlent de défendre le planning familial, mais les femmes ont parlé de leurs avortements pour dire: «Non, c’est un droit fondamental et nécessaire pour toutes les femmes». C’était comme si les gens essayaient de faire quelque chose, mais n’avaient pas l’organisation pour le mener à bien.
Il sera important de continuer à construire des organisations indépendantes pour défendre les droits des femmes, y compris le droit à l’avortement, et ne pas les laisser être mis en veilleuse. L’organisation de New York a été vraiment impressionnante. Parfois, les gens peuvent oublier l’impact qu’une organisation restreinte peut avoir sur une couche plus large de personnes.
A l’heure actuelle, de nombreuses militantes sont en train de déterminer quelle sera la prochaine étape. Quels sont les éléments que nous pouvons organiser – y compris le Title IX [amendment voté en 1972 qui interdit toute discrimination sur la base du sexe dans les programmes d’éducation soutenus par l’Etat] sur les campus – en mettant en avant le harcèlement sexuel des femmes sur le lieu de travail? Quel type de revendications et d’initiatives faut-il envisager?
Leia
En ce qui concerne les organisations féminines traditionnelles et le Parti démocrate, je pense que c’est un véritable défi. Je crois que nous allons devoir les pousser à agir pour se battre.
Ce fut vrai lors des Marches des femmes. Elles ont été lancées par un groupe d’amies ; elles ont grandi, puis NOW s’est engagée, a mobilisé et a envoyé des bus [à Washington lors de l’élection de Trump]. Ces organisations se sont engagées, mais il a fallu les y contraindre. C’est malheureusement la situation de fait, mais c’est le moment que nous traversons et nous devons trouver plus de modalités d’auto-organiser et faire pression sur ces organisations.
Le groupe Seattle Clinic Defence, qui a été lancé par des socialistes et d’autres activistes, a engagé un dialogue avec NARAL, localement, pour discuter de la façon de défendre les cliniques et de faire face directement à la droite. Nous devons continuer sur cette orientation en sachant que nous ne pouvons pas compter sur ces organisations pour le faire à notre place. Mais si nous pouvons organiser notre camp, nous pouvons les forcer à bouger.
J’ai entendu parler de militantes sur le campus parlant de s’organiser autour du Title IX, qui est sous la menace de l’administration Trump. Il appartiendra aux activistes d’exiger que les administrations universitaires utilisent le Title IX pour protéger les étudiantes, qu’il existe ou non à l’échelle fédérale.
Au Brooklyn College, une coalition de groupes a mené un modeste débat et une marche intitulée «Stand with Survivors» [«aux côtés des victimes»]. Les membres de la Black fraternity ont rejoint l’initiative. Maintenant, ces groupes se sont réunis pour discuter de la façon dont cette coalition nouvellement établie peut continuer à réclamer la justice sur le campus pour les victimes d’agression sexuelle.
Quelque 70 000 ouvrières agricoles ont signé une déclaration en signe de solidarité avec une marche à Hollywood solidaire avec des victimes, mais de ce fait elles ont attiré l’attention sur le harcèlement sexuel vécu par les femmes dans l’agriculture [essentiellement immigrées, légales ou non].
La Coalition of Immokalee Workers, en Floride [organisation reconnue internationalement qui agit dans le domaine des droits sur le lieu de travail contre le traffic d’être humains – situation de semi-esclavage – et contre les violences à l’encontre des travailleuses, en particulier dans le secteur agricole], fait partie d’une campagne qui dénonce de grandes sociétés de fast-foods ; l’une de ses revendications porte sur le harcèlement sexuel dans le secteur agricole. Elle engage des actions ciblant Wendy’s, qui est l’une des entreprises qui refusent toujours de répondre aux revendications des travailleurs et travailleuses. Cela pourrait attirer l’attention sur l’entrecroisement entre l’exploitation et la violence sexuelle au travail.
La question syndicale est très sérieuse, car il y a des organisations sur lesquelles nous devons faire pression pour qu’elles se battent à nos côtés. En examinant la situation des femmes à Ford, il est tout simplement terrifiant de découvrir que l’UAW (United Auto Workers] était complice d’une partie du harcèlement sexuel dans cette usine.
Nous devons reconstruire un nouveau type de syndicat qui relie la lutte économique aux questions de droits et de dignité au travail, et qui considère la lutte contre l’agression sexuelle comme liée aux droits économiques au travail. Cela semble être ce que la Coalition of Immokalee Workers fait en Floride, et cela pourrait être un modèle.
La Fédération des enseignantes et des enseignants unis, dont je suis membre, lance une campagne sur le congé parental, revendication pour laquelle se bat depuis longtemps le regroupement du Mouvement de base des éducateurs et éducatrices. Une femme a réuni 50 000 signatures demandant à l’UFT (United Federation of Teatchers] de se battre pour le congé parental. Suite à cette pétition, l’UFT a dû le faire.
Encore une fois, nous avons cet exemple d’être obligé de pousser ce type d’organisations à engager une lutte. Mais quand elles le font, elles disposent d’un certain pouvoir.
Jen
Je suis d’accord avec le Title IX – il y a un gros combat en ce moment et beaucoup de confusion à ce sujet. Donc, en plus de ce que dit Leia, nous devrions avoir des discussions et des débats sur le Title IX dans les universités.
Nous devons également dénoncer les arguments de la droite qui attaque le Title IX. Par exemple, les frères Koch [milliardaires du pétrole qui ont financé la campagne de Trump] financent cette attaque, car c’est le groupe de droite dure qui la mène, l’American Council of Trustees et Alumni [organisation favorable à la privatisation de l’enseignement et ultralibérale].
L’importance du Title IX est d’élargir les possibilités d’action pour les victimes et d’affirmer que le viol et l’agression sexuelle ne sont pas seulement des infractions criminelles, mais des atteintes aux droits civils, parce qu’ils entravent le droit de la femme à poursuivre ses études à un niveau égal.
Il s’agit de responsabiliser les administrations et les institutions pour que les femmes puissent achever leurs études, financer des centres d’aide aux victimes de viol et des juristes qui n’ont pas d’intérêts biaisés, et, dès lors, de ne pas avoir recours à la police pour obtenir ces protections sur les campus.
C’est une orientation très radicale pour le mouvement qui implique de ne pas aborder le viol et l’agression sexuelle sous l’angle étroit de la seule criminalisation.
Une chose à propos des travailleuses d’Immokalee: ils disent que les plaintes pour agression sexuelle ont diminué de 80% dans exploitations agricoles où existent des contrats de travail.
Ce qui est intéressant à propos de leur campagne, c’est qu’ils ont des normes qui impliquent de rendre responsables les propriétaires, à quoi s’ajoute une éducation dans le syndicat afin que tous les travailleurs – hommes et femmes – comprennent le sens et le prix qu’a le harcèlement sexuel. L’ensemble des personnes organisées est partie prenante. Dès lors, c’est une question pour tous les travailleurs, y compris dans l’industrie, au même titre que les salaires ou d’autres problèmes.
En ce qui concerne les syndicats et l’action sur les lieux de travail, je pense qu’il est très important de commencer modestement, et le rôle des socialistes et des militants syndicaux dans ces circonstances est vraiment important.
Si vous travaillez là où existe un syndicat, vous pouvez convoquer une réunion à l’heure du déjeuner sur le harcèlement sexuel sur le lieu de travail et amener les gens à parler de leurs problèmes – en d’autres termes, fournir une occasion pour rendre compte de cette expérience répandue dans la vie réelle.
Vous pouvez imaginer des situations où les gens s’entendent pour dire que lorsqu’ils ont une plainte pour harcèlement sexuel, qu’ils aient un syndicat ou non, un groupe de collègues portera plainte afin que ce ne soit pas une seule femme qui doive le faire.
Vous pouvez imaginer des pétitions exigeant que les bureaux des RH publient des statistiques sur le nombre de plaintes pour harcèlement sexuel qu’ils reçoivent chaque année. L’une des exigences du Title IX est que les campus doivent divulguer combien de viols ont été signalés chaque année – imaginez si vous aviez cela sur les lieux de travail. Cela permettrait de disposer d’un moyen pour que la responsabilité effective de ces actes soit prise en compte.
Ce sont de petites étapes pour organiser des collègues et commencer à avoir des discussions, et cela peut prendre six mois ou un an avant que des actions aient lieu. Mais je pense que c’est une partie du processus de reconstruction d’un mouvement ouvrier dans ce pays.
Enfin, le Congrès vient de couper le financement pour les crèches. La question de la pauvreté et de l’aide apportée aux pauvres est importante, car la moitié des familles pauvres sont à la charge de femmes – il y a là une caractéristique centrale de l’oppression des femmes.
Ce sont des choses qui peuvent ne pas être appréhendées immédiatement comme partie prenante du mouvement #MeToo, mais qui font partie intégrante de la création de conditions dans lesquelles les femmes seraient moins vulnérables face aux abus. (Article publié sur le site socialistworker.org du 9 janvier 2018; traduction A l’Encontre)
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