Par Farooq Sulehria
Etant donné la vie politique mouvementée du Pakistan, un coup de plus ne fait pas les grands titres. Pourtant la destitution du Premier ministre Nawaz Sharif, inculpé pour corruption le 28 juillet suite à un verdict de la Cour suprême, présente un élément de nouveauté, puisque ce sont les principaux juges et non l’armée qui ont effectué le récent coup.
Lors des précédents coups d’Etat, c’étaient les militaires pakistanais qui se trouvaient à la tête de l’offensive. Un pouvoir judiciaire malléable justifiait ensuite, sans état d’âme, le résultat du coup, en lui procurant une couverture légale. Il y a sans doute eu des tentatives de résistance de la part de quelques membres plus scrupuleux de la magistrature, mais ces réactions individuelles n’ont été que des exceptions honorables au déroulement habituel. En tant qu’institution, le système judiciaire s’est prostitué. Alors que les principaux juges légitimaient littéralement chaque coup militaire, ils ont toujours refusé de mettre en cause les généraux.
Encore tout récemment, le système judiciaire a laissé le général Pervez Musharraf [chef de l’armée de 1998 au 28 novembre 2007, chef du gouvernement d’octobre 1999 à novembre 2002, et président de la République islamique du Pakistan de juin 2001 à août 2008] s’échapper à l’étranger [Londres puis, après un bref retour au Pakistan, à Dubaï] pour éviter à ce dictateur militaire d’être poursuivi sur le plan légal pour avoir violé la Constitution du pays. Selon la Constitution pakistanaise, un coup d’Etat est en effet un acte de trahison susceptible d’entraîner la peine de mort.
Les juges ont obstinément refusé de tenir les généraux militaires responsables lorsque les militaires détournaient des fonds publics ou abusaient de leur autorité. A chaque fois, la responsabilité judiciaire commençait avec les politiciens corrompus et s’arrêtait là. D’où le fait que, même si la dynastie Sharif – fondée dans les années 1980 par les militaires eux-mêmes pour contrer la dynastie Bhutto – est moralement, politiquement et surtout financièrement aussi corrompue que n’importe quelle autre dynastie du sous-continent indien, le verdict de la cour du 28 juillet 2017 visant à disqualifier le Premier ministre sortant pour des manquements commis au long de sa vie n’a aucune crédibilité. Elu comme Premier ministre pour la troisième fois en 2013 après une victoire écrasante gagnée par sa propre faction conservatrice de la Pakistan Muslim League-Nawaz (PMNL), M. Sharif avait été exilé en 2000 par la dictature Musharraf. Ce n’est qu’après le renversement de la dictature Musharraf que Sharif a pu retourner dans son pays.
Sharif, un industriel ayant une conception sociale et politique conservatrice, a commencé sa carrière politique avec la bénédiction des militaires. Sa fortune personnelle et sa carrière politique ont prospéré de manière mutuelle. Après avoir été ministre en chef de la province du Pendjab, la plus grande des quatre provinces du pays, il a réussi à vaincre le parti de Benazir Bhutto, le Pakistan’s People’s Parti (PPP), lors d’élections hâtives en 1990. La Cour suprême du pays a reconnu que ces élections avaient été truquées en sa faveur par les militaires. Une fois installé au poste de Premier ministre, il a voulu étendre son pouvoir officiel comme il avait développé son empire industriel. Cela a entraîné un conflit avec le quartier général (GHQ) en 1993.
Sa rivale, Benazir Bhutto, a comploté avec les généraux pour lancer une agitation de masse pour renverser Sharif. Lors d’élections relativement équitables, Benazir Bhutto a fait son retour, mais, assez rapidement, son deuxième gouvernement (1993-1996) a été écarté par les militaires par diverses machinations. Chaque rejet était justifié par un discours anti-corruption. De nouvelles élections générales ont remis Sharif au pouvoir en 1997. Lors d’élections marquées par une faible participation, Sharif a gagné avec une majorité des deux tiers. Il en a profité pour nommer, également, son frère cadet, Shahbaz Sharif, ministre en chef du Pendjab. Depuis lors, son gendre, sa fille et d’autres membres de sa famille ont occupé des postes de pouvoir dans les parlements et dans l’appareil du PMNL.
Au cours de son deuxième mandat, Sharif a tenté d’instaurer une dictature islamisée du style de celle d’Erdogan en Turquie. Non seulement les privatisations ont été accélérées, mais des unités privatisées ont été cédées à des proches de la famille de Sharif. Le Pakistan s’est rapproché de Riyad, et Sharif a aussi cultivé des relations personnelles étroites avec la Maison des Saoud [1]. Mais l’erreur qu’il a commise en lançant un processus de paix avec l’Inde a irrité les militaires. Le 12 octobre 1999, il a été dessaisi du pouvoir et emprisonné sous le commandement du général Musharraf. Plus tard, avec trois douzaines des membres de sa famille, il a été exilé en Arabie saoudite, probablement suite à l’intervention de la monarchie saoudienne.
Durant son mandat en tant que Premier ministre, la fascination de Sharif pour des méga projets de développement tels que des autoroutes et sa politique favorable aux commerçants lui ont gagné une base sociale dans des secteurs des classes moyennes urbaines et de la petite bourgeoisie péri-urbaine de la province du Pendjab. Etat donné la taille du Pendjab, une victoire écrasante dans cette province implique une majorité dans le Parlement fédéral.
La vague de sympathie dont a bénéficié le PPP après l’assassinat de Benazir Bhutto le 27 décembre 2007 a fait que Sharif n’a pas obtenu la majorité dans le Pendjab lors des élections générales de 2008. Le PPP, maintenant dirigé par le veuf de Bhutto, Asif Ali Zardari [homme d’affaires et politicien], a formé le gouvernement en 2008 [président de la République islamique de septembre 2008 à septembre 2013]. Néanmoins, le PMNL a réussi à obtenir la majorité au Parlement du Pendjab, et le frère cadet de Sharif, Shabaz Sharif, a formé le gouvernement provincial. Plus le gouvernement du PPP se discréditait suite à son inefficacité et à sa monumentale corruption, plus la fortune politique de Sharif n’a fait qu’augmenter.
A mesure que le PPP devenait de moins en moins populaire, Sharif s’approchait lentement vers un mandat de Premier ministre. Néanmoins le désenchantement avec le PPP ne s’est pas automatiquement traduit par le développement d’une base de soutien en faveur du PMNL. En effet, le Pakistan Tehrik-e-Insaf, Mouvement du Pakistan pour la Justice sociale (PTI), dirigé par une ancienne star du cricket, Imran Khan, a émergé en tant que rival du PMNL au Pendjab, avec une base de soutien grandissante dans cette province et le patronage tacite des militaires.
Tout comme le PMNL, PTI avait participé avec entrain à l’agitation anti-Musharraf connue sous le nom de Mouvement des avocats, qui avait attiré dans ses rangs une couche émergente des classes moyennes qui n’étaient attirées ni par le PPP ni par le PMNL. Cette couche était formée de médecins, d’ingénieurs, de la corporation des avocats et de différents professionnels. Contrairement à la base de Sharif, composée de commerçants, de conservateurs et de classes moyennes basses péri-urbaines, la base de Khan dans la classe moyenne est composée de ce que les universitaires décrivent comme étant la «classe moyenne désireuse de côtoyer la société aisée» (aspiring middle class). Sur le plan politique, elle est également conservatrice. Néanmoins elle est plus cohérente et métropolitaine et se manifeste de plus en plus dans les grands médias et les médias sociaux. Cette couche veut jouer un rôle politique, elle aspire à une mobilité sociale verticale et considère les classes travailleuses avec mépris. Alors que la dynastie Sharif et le PMN avaient incorporé des secteurs des classes subalternes non organisées grâce à des réseaux de clientélisme, les partisans du PTI considèrent ces derniers comme étant des formes de corruption. C’est ainsi que la principale plateforme du PTI a consisté en un discours anti-corruption. Lorsque ce qu’on a appelé les Panama Papers a été divulgué en 2015, ils contenaient les noms de membres de la famille de Sharif comme titulaires de compagnies off-shore. Le PTI a saisi cette opportunité pour inciter la Cour suprême à se dresser contre la famille Sharif, y compris Nawaz Sharif. Des preuves indirectes suggèrent que les militaires ont fait en sorte que le verdict souhaité soit prononcé.
• Mais pourquoi un coup judiciaire? Il y a nombre de raisons, dont voici les plus importantes:
1° Une dictature militaire avait reçu une leçon d’humilité de la part d’un mouvement de masse à peine une décennie plus tôt, alors que les classes moyennes urbaines qui constituent l’épine dorsale du Mouvement des avocats mettent encore leur espoir dans le processus démocratique, car ils pensent que leur parti, le PTI, constituera le prochain gouvernement.
2° La situation économique, la crise que connaît la fourniture de courant électrique (des coupures de huit heures par jour sont devenues une routine), le taux élevé de chômage, une inflation sidérante et la politique de soutien aux Talibans, font que les militaires seront considérés directement responsables de ces crises et de leur solution.
3° Etant donné les ingérences de l’armée pakistanaise en Afghanistan, le GHQ n’a pas la faveur de la Maison Blanche. Actuellement les gouvernements civils servent d’amortisseur pour les militaires pakistanais contre la pression états-unienne et sont vus comme responsables de la détérioration des conditions socio-économiques.
• Qu’y a-t-il derrière le coup militaire du 28 juillet?
Les partisans de Nawaz Sharif prétendent que sa tentative de conciliation avec l’Inde et une attitude «anti-establishment» ont irrité le très puissant pouvoir militaire. Saad Rafiq, un proche confident de Sharif et membre du conseil des ministres, a implicitement mis en cause l’Arabie saoudite suite au refus par le gouvernement de Sharif d’envoyer des troupes pour soutenir la guerre de Riyad contre le Yémen, en plus d’être resté neutre dans la récente querelle entre le Qatar et l’Arabie saoudite (Sharif ne s’est pas contenté de développer des relations familiales avec la famille royale du Qatar, mais a également collaboré avec la Turquie). Avec quelques réserves, ces accusations paraissent crédibles. Néanmoins la vraie raison est la haine viscérale des militaires à l’égard de la démocratie. Le Pakistan peut être qualifié d’Etat prétorien dans lequel les militaires ont émergé comme une force hégémonique économique, politique et idéologique clé. Dans l’équilibre entre civils et militaires, une démocratie en voie de renforcement pourrait renverser le rapport de forces en faveur des civils. D’où le coup judiciaire.
• Que va-t-il se passer maintenant? Au cours des brèves périodes d’expériences démocratiques au Pakistan, un gouvernement civil élu constitue de fait l’opposition. Le parti de Sharif continuera à régner puisque son frère cadet, Shahbaz Sharif, actuellement ministre en chef du Penjab, le remplacera. (Un frère corrompu remplaçant un autre frère corrompu sera une gifle au visage de la Banque mondiale et du discours anti-corruption du style PTI, qui, pour libérer le système de la corruption, insiste sur l’importance de la pureté individuelle plutôt que de tenir compte des causes structurelles.) Des élections générales sont prévues dans une année. Les militaires continueront leur coup judiciaire de manière morcelée. Cela se terminera avec le renvoi de la famille Sharif des couloirs du pouvoir. Néanmoins, une telle conclusion ne sera pas possible sans fraude électorale. Ainsi, en l’absence d’alternatives progressistes, en faveur du peuple, le show politique actuel va se poursuivre. (30 juillet 2017; cet article doit être publié dans la revue états-unienne Jacobin; traduction A l’Encontre)
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[1] La visite du prince héritier, Abdullah Ben Abdul Aziz à Lahore, la ville natale de Sharif et la capitale culturelle idiomatique du Pakistan, devait être un geste symbolique pour marquer le renforcement des liens entre le Pakistan et l’Arabie saoudite. A l’époque je travaillais comme sous-éditeur au quotidien The Nation, un journal de la Ligue pro-musulmane. Par hasard j’ai édité le reportage décrivant la visite d’Abdullah à Lahore préparé par Sarmad Bachir, le journaliste en chef de The Nation. Le lendemain, ce reportage faisait les grands titres. Or, je n’avais pas vu l’erreur typographique qui s’était glissée dans la toute première phrase. C’est ainsi que le reportage commençait par la phrase: «The clown prince of Saudi Arabia, His Highness» (autrement dit, le prince guignol au lieu du prince héritier…).
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