Par Georges Haupt
Avec la révolution de février [voir sur ce site la première partie de cet article publiée en date du 10 mai 2017], qui prit Lénine au dépourvu, vint le moment d’appliquer la théorie dont l’unité avec la praxis devait être la clef de voûte du bolchevisme.
La révolution russe
Ce n’est pas une vision doctrinale, mais l’analyse des rapports de forces, le souci de l’efficacité qui ont alors guidé Lénine dans les modalités concrètes de la réalisation du projet révolutionnaire. Rentré en hâte [ de Suisse] en Russie dans le fameux «wagon plombé» qui servira bientôt à l’accuser de collusion avec l’Allemagne, l’état-major bolchevique se heurte à une situation telle que l’incertitude le gagne.
Lénine affronte alors ses propres compagnons pour faire adopter son analyse de la situation et le programme d’action du bolchevisme qu’il formule dans ses Thèses d’avril: «Ce qu’il y a d’original dans la situation actuelle en Russie, c’est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d’organisation du prolétariat, à sa deuxième étape qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie […]. Cette situation originale exige que nous sachions nous adapter aux conditions spéciales du travail du Parti au sein de la masse prolétarienne innombrable qui vient de s’éveiller à la vie politique.»
Dans le tourbillon révolutionnaire, le bolchevisme fut loin d’être homogène. Les divergences profondes apparues dans ses rangs isolèrent souvent Lénine, même en octobre 1917, lorsqu’il jugea que l’heure de la conquête du pouvoir était venue.
• En mars 1917, le Parti bolchevique, désorganisé par la guerre, comptait à peine 5000 militants. Iako Sverdlov [1885-1919, de son nom de famille, Izrailevitch, il adhère au POSDR en 1903, sera arrêté à plusieures reprises ; participe à la révolution de 1905] s’avéra le grand artisan de sa réorganisation, et saura en faire un instrument efficace et discipliné, selon le modèle défini dès 1902. Dans le même temps, l’adhésion de Trotski et de ses amis renforça son état-major.
D’adversaire redouté, Trotski devient le brillant second de Lénine et l’organisateur des journées d’Octobre. Il apporte aussi au bolchevisme un élargissement doctrinal. La conception à laquelle Lénine s’était en effet attaché jusqu’en 1917 était l’instauration de «la dictature démocratique révolutionnaire des ouvriers et des paysans» en Russie. Toutefois, la guerre mondiale marquera une nouvelle évolution; en effet, le développement des événements, surtout après la révolution d’Octobre, tendra, tout à fait à l’encontre des prévisions de Lénine et contrairement à tous ses plans, à l’édification d’un «Etat socialiste». Et, de ce fait, la conception léniniste initiale se transformera et se rapprochera de la vision stratégique d’ensemble de Trotski, formulée dès 1905, «dictature du prolétariat» et passage immédiat à une révolution socialiste, connue comme théorie de la «révolution permanente».
Mais, en Russie, passer à la révolution socialiste n’était concevable que dans le cadre d’une révolution mondiale. Or, cette entreprise était désormais mise à l’ordre du jour par la crise révolutionnaire ouverte par la guerre, laquelle, selon l’analyse léniniste, était une crise d’ensemble du système impérialiste. La révolution russe s’avérait donc le point de départ et la base de la révolution mondiale. Cette subordination était le fondement doctrinal de la stratégie interne et externe du bolchevisme dans les premières années de la conquête du pouvoir.
Lénine établit entre elles un rapport dialectique au cours des âpres discussions sur la stratégie du bolchevisme qui suivent les négociations de Brest-Litovsk: il fallait sauver coûte que coûte le pouvoir des soviets pour préserver la base de la révolution mondiale, mais il ne fallait pas subordonner le développement de la révolution à la consolidation de cette base. Le rôle des bolcheviks consistait notamment à donner l’impulsion, et à accélérer le processus de la révolution dans les pays les plus avancés où le capitalisme avait créé les bases économiques et les forces sociales du socialisme.
Le bolchevisme au pouvoir
• La révolution de 1917 marqua le grand tournant de l’histoire du bolchevisme. Et d’abord, elle le fit connaître, aussi bien en Russie que dans le monde entier. Pour les masses populaires russes soulevées, le mot de bolchevisme «prend la valeur d’un drapeau, d’un emblème […]. Au mot de «bolchevisme» on associe une notion de force, au mot de «menchevisme» une notion de faiblesse» (Berdiaev).
Le parti en fut d’ailleurs conscient: abandonnant l’appellation social-démocrate, devenue synonyme de «non révolutionnaire», il prend le nom de communiste, à l’instar de Marx et d’Engels en 1848, le mot de bolchevik étant ajouté comme dénomination officielle. Sur le plan international, ce mot inconnu prend très vite un sens symbolique. Dans une Europe qui se cherche, qui est, après quatre ans de guerre, en pleine fermentation, le bolchevisme apparaît comme une force capable de régénérer la société malade: la hardiesse du langage et le style de l’action révolutionnaire de Lénine séduisent. Selon les termes de Rosa Luxemburg, pourtant critique envers Lénine et sa pratique, en 1918, «le bolchevisme est devenu synonyme du socialisme révolutionnaire pratique».
• Lénine ne revendiquait pas une vocation internationale pour le bolchevisme, et le léninisme n’apparaît du reste pas comme une doctrine toute faite pour la révolution mondiale. Résolument internationaliste et foncièrement révolutionnaire, Lénine s’emploie à faire triompher le plus vite possible la révolution prolétarienne, tout au moins dans quelques-uns des principaux pays européens. Cela semble aux bolcheviks une nécessité vitale et une condition sine qua non de la réussite de leur entreprise. L’Internationale communiste (la IIIe Internationale) est créée en mars 1919 en vue de réaliser cet objectif. Elle tente d’élaborer un concept révolutionnaire dans ses modalités concrètes, unissant la révolution prolétarienne et la lutte de libération des peuples coloniaux dans un unique projet, qui déboucherait sur une stratégie commune. Cette stratégie allait conserver une ambiguïté due au fait qu’elle était le résultat d’une théorie et d’une praxis qui tenaient peu compte des réalités de l’Occident et de l’Orient.
• Mais c’est dans la modification de la fonction et de la structure du bolchevisme après la prise du pouvoir que s’opéra le tournant décisif. Il ne s’agissait plus de conquérir le pouvoir, mais de faire fonctionner la dictature du prolétariat comme méthode de gouvernement de la révolution victorieuse, et dans des conditions d’isolement qui semblaient cependant temporaires.
En août 1917, Lénine s’attaque, dans L’Etat et la Révolution, à un problème auquel il accordait une importance toute particulière «du point de vue théorique comme du point de vue de la politique pratique pour la révolution prolétarienne». Dans le sillage de Marx, il met l’accent sur la nécessité de jeter bas l’appareil oppressif de l’État bourgeois. Par quoi devait-on le remplacer après la victoire de la révolution prolétarienne? Lénine se fonde sur l’expérience de la Commune de Paris qu’il étudie dans une optique très systématisée.
En Russie, cette fonction devra être remplie par les soviets (conseils des députés des soldats, des ouvriers et des paysans), création spontanée des masses, lors de la révolution de 1905, qui resurgit en 1917 et possède une solide implantation dans le peuple. Mais le problème de l’exercice du pouvoir posait, au lendemain de la victoire des bolcheviks, une question dont les implications à long terme se révéleront de la plus grande portée: gouvernement de coalition formé des représentants de tous les partis socialistes, ou gouvernement monolithique des seuls bolcheviks victorieux? Ce conflit de dimension historique provoqua la démission de ceux qui avaient été les principaux lieutenants de Lénine dans l’exil, Kamenev et Zinoviev, la publication d’une mise en garde dans le journal de Gorki par un vieux bolchevik, Solomon Abramovitch Lozovski: «En dehors d’un gouvernement de coalition, il n’existe qu’une seule voie pour conserver un gouvernement purement bolchevique: la terreur politique.» [Lozovski s’aligna sur le cours politique de Staline, devient le Secrétaire de l’Internationale syndicale rouge de 1921 à 1937 ; dès la fin des années 1940 il est attaqué par la direction stalinienne dans le cadre de la campagne antisémite, arrêté, torturé, et liquidé en août 1952 avec de nombreux intellectuels juifs, lors de la dite «Nuit des poètes assassinés».]
• Ce débat devait rester ouvert après même que les représentants des socialistes révolutionnaires de gauche eurent été associés au gouvernement. Cette expérience pluraliste fut d’ailleurs de courte durée; elle s’acheva dans l’été de 1918, après Brest-Litovsk [accord de paix]: ayant dénoncé la coalition, leur parti, désormais hostile, fut interdit, puis écrasé.
L’assimilation du parti unique à l’exercice de la dictature du prolétariat devint vite un élément de doctrine. A l’origine, les problèmes se posèrent en raison de circonstances exceptionnelles, mais ces dernières exercèrent une influence politique et sociale déterminante, en favorisant, et même, à la limite, en conditionnant l’orientation de la praxis. Ces circonstances furent celles de la guerre civile, des sévères exigences du «communisme de guerre» qui accentuèrent les tendances centralisatrices et conduisirent à mettre fortement l’accent sur la discipline. Le départ des ouvriers révolutionnaires pour le front priva les soviets de leurs éléments les plus conscients. Le parti se substitua aux soviets dans l’exercice du pouvoir. Ce sera l’un des thèmes majeurs des grandes divergences qui surgiront au sein du bolchevisme en 1920, dès que la question d’une reprise d’un fonctionnement «normal» viendra à l’ordre du jour.
• L’«opposition ouvrière» à l’intérieur du Parti communiste russe, constatant la dégradation de la situation et le danger d’une dictature bureaucratique, réclamait la mise en pratique des principes de la démocratie ouvrière, aussi bien dans le parti que dans la vie économique et sociale du pays. C’était un refus de l’identification parti-prolétariat, qui mène à la dictature d’une minorité détenant les rênes de l’appareil. Au concept d’hégémonie du parti s’opposait le concept d’hégémonie du prolétariat, c’est-à-dire l’affirmation du rôle directeur d’une classe, le prolétariat, capable d’engager la société sur de nouvelles voies, de la faire progresser et de réaliser la démocratie intégrale. En fait, ce que réclamait l’«opposition ouvrière» c’était la démocratie interne dans le cadre du parti.
Au Xe congrès du Parti communiste, ces thèses furent mises en échec. La plate-forme de Lénine sortit victorieuse. Elle prévoyait une étroite subordination des syndicats et de l’appareil de l’État au parti. L’opposition ne fut pas simplement «bâillonnée»; le congrès marqua à la fois un tournant décisif et un aboutissement dans l’évolution du bolchevisme. La constitution de tendances sur une plate-forme déterminée fut interdite, accentuant ainsi le pouvoir déjà considérable de la hiérarchie du parti. La portée de cette résolution de Lénine suscite nombre d’interprétations.
Certains analystes y ont vu un aboutissement logique, d’autres des mesures dictées par une conjoncture d’une extrême gravité. Car Lénine, désormais malade, demeurait réaliste, et il était hanté par les dangers de la bureaucratie. Mais son souci fondamental était de tenir l’unité du parti. Dans ses préoccupations, le reflux de la révolution mondiale et, par là, l’isolement de la Russie soviétique acquéraient la première place. Pour pallier les dangers de cet isolement et sortir du marasme économique dans lequel se débattait le pays, Lénine chercha une voie de repli dans l’introduction en Russie d’un nouveau système économique connu sous le nom de Nouvelle Politique économique (N.E.P.) et qui était une concession à la paysannerie. Mais ce qui n’était pour Lénine qu’un retrait tactique devint une réalité stratégique pour ses successeurs. Le «socialisme dans un seul pays», proclamé par Staline, en est l’expression la plus authentique.
• Dès lors, le mot de bolchevisme se charge d’un sens encore nouveau, et devient une manière de désigner l’interprétation stalinienne du léninisme. Staline ne cherche plus à concilier la vocation nationale et le devoir international du bolchevisme. Il systématise le léninisme de manière à conférer à son interprétation une valeur normative internationale ; il élabore une doctrine qui permet à la fois d’éliminer ses adversaires et de tenir fermement dans ses mains l’appareil omnipotent du parti. Pour lui, le parti n’est pas seulement la somme des organisations de la classe ouvrière, mais «le système unique dirigé par un organisme central», chargé de maintenir et d’étendre la dictature du prolétariat dont il est l’instrument.
L’existence des fractions est évidemment incompatible avec la discipline de fer du parti. Mais, de surcroît, Staline érige en loi l’axiome «le parti se fortifie en s’épurant des éléments opportunistes». C’est au nom de la bolchevisation et du renforcement de la lutte des classes qui accompagne la construction du socialisme qu’il entreprend les purges qui d’abord frapperont ses adversaires déjà vaincus, la vieille garde bolchevique, puis déboucheront, dans les années trente, sur une terreur qui s’exercera sans discernement.
• C’est sous le slogan de la bolchevisation que l’Internationale communiste et ses sections nationales seront épurées de toutes les fractions qui s’opposaient à la métamorphose de l’état-major de la révolution mondiale, et au changement du principe léniniste de «subordination de la lutte prolétarienne nationale aux intérêts de la lutte à l’échelle internationale» en une subordination du mouvement révolutionnaire mondial aux intérêts du «pays du socialisme victorieux».
Les préoccupations nées de la lutte, au sein du parti russe, entre Staline et l’opposition de gauche animée par Trotski d’abord, puis entre Staline et le «bloc de droite» de Boukharine domineront la politique de l’Internationale. Alors que la révolution, la lutte contre l’impérialisme continuent à alimenter le vocabulaire, la révolution mondiale est reléguée au rang d’un mythe, et l’Internationale communiste vouée à l’échec et à la disparition. Sa dissolution en 1943 ne fera qu’entériner un état de fait.
• Les vicissitudes du terme «bolchevisme» ne sont pas seulement liées à celles de la révolution mondiale manquée et aux mutations subies par la société soviétique. Le mot bolchevisme devient, dès 1920, le mot clef d’une mystification; dans les croisades anticommunistes, dans le système doctrinal nazi, dans le vocabulaire de Hitler, l’antibolchevisme tiendra une place centrale et servira de paravent pour justifier le fascisme.
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Madeleine Rébérioux (1920-2005) a dressé cette courte biographie de Georges Haupt:
Georges Haupt est né dans une famille de la bourgeoisie juive d’Europe centrale, grâce à laquelle il a participé tout enfant à plusieurs cultures. Sa famille tout entière disparut dans les camps hitlériens. Son adolescence, il la passa à Auschwitz. A la libération, de retour dans sa Transylvanie devenue roumaine, il commença ses études supérieures puis entra à l’université de Leningrad où il soutint une thèse sur les rapports entre révolutionnaires russes et roumains dans la seconde moitié du xixe siècle. De 1953 à 1958, en même temps qu’il enseignait à l’université de Bucarest et animait la revue Studii, il dirigea la section d’histoire moderne et contemporaine de l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences. Formé au marxisme par quelques maîtres soviétiques qu’il admirait, il n’en était que plus sensible aux répressions staliniennes et aux menaces de carcan intellectuel dont le stalinisme était porteur.
C’est dans ces conditions qu’il quitta en 1958 Bucarest pour Paris, désireux désormais d’éclairer le mouvement et les idéologies socialistes par l’érudition la plus minutieuse et la problématique la plus ample. La confiance de Camille Huysmans lui ouvrit les archives du Bureau socialiste international (IIe Internationale), et sa connaissance des fonds d’archives de toute l’Europe lui permit de soutenir, dès 1962, sous la direction d’Ernest Labrousse, une thèse sur la IIe Internationale. La même année, il entra au comité de rédaction du Mouvement social, l’année suivante à celui des Cahiers du monde russe et soviétique. Directeur d’études à l’EHESS (Paris); à partir de 1969, directeur du Centre d’études sur l’U.R.S.S. et l’Europe orientale à partir de 1976, il enseigna en outre, épisodiquement, à Vincennes et, pendant plusieurs années, à la Fondation nationale des sciences politiques.
Il avait acquis la nationalité française, mais ses recherches et son enseignement le conduisaient fréquemment aux États-Unis (notamment à l’université de Madison), en Grande-Bretagne, en Italie (il assurait un cycle de formation à la Fondation Lelio-et-Lisli-Basso), en Autriche et en Allemagne, au Canada et en Suisse, en Hongrie et en Bulgarie. La mort le frappa à l’aéroport de Rome, le 14 mars 1978, au moment où il rentrait à Paris. Il avait à peine cinquante ans.
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