Entretien avec Asli Erdogan
Jeudi 29 décembre 2016, la célèbre romancière Asli Erdogan [1] a été remise en liberté sous contrôle judiciaire après 136 jours en prison. Sa détention a provoqué une vague d’indignation dans le monde entier. Lundi 2 janvier, son procès se poursuit. L’intellectuelle est accusée d’appartenance à une organisation terroriste pour avoir collaboré au journal pro-kurde Ozgür Gündem. Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Asli Erdogan effectué le 1er janvier 2017 par RFI.
Asli Erdogan, jeudi 29 décembre vous avez été libérée sous contrôle judiciaire après 136 jours en détention. Dans quel état d’esprit êtes-vous?
Asli Erdogan: Je pense qu’une grande partie de moi est toujours en prison. [Depuis ma sortie] j’ai rencontré des gens et je me suis rendu compte que je ne faisais que parler de la prison. Ma mémoire est restée en prison. C’est difficile à expliquer. Pendant quatre mois et demi je n’ai pas vu un seul arbre. Et maintenant il y a des milliers d’arbres. C’est trop d’un coup. Trop d’arbres, trop de gens. Vous savez, en prison tout est très limité. Donc c’est comme un énorme choc. Le monde est si vaste, si bruyant.
La réadaptation est difficile… vraiment.
Mais c’était très chouette de caresser un chat par exemple. Chose que vous ne pouvez pas faire en prison. Vous ne pouvez pas toucher un animal. Le ciel y est très réduit. Hier j’ai contemplé la mer. C’est la mer d’hiver. Elle est très sombre. J’essaye d’y aller doucement.
Mais j’ai toujours peur. Chaque nuit je me dis: vont-ils revenir? Peut-être dans trois jours ils vont encore m’arrêter… En fait je revis le traumatisme initial d’avoir été arrêtée. La nuit dernière je ne pouvais pas dormir. J’attendais la police…
Quelles étaient vos conditions de détention?
Les cinq premiers jours après mon incarcération ils m’ont mise à l’isolement. Et ça c’était vraiment très dur. Les premiers trois jours surtout ils ont été très durs avec moi. Ils ne m’ont pas donné à boire pendant 48 heures. Mais ces traitements ont filtré dans la presse. J’ai rencontré les autorités carcérales tardivement. Ils ont réalisé que je n’étais ni membre du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), ni Kurde. Ces choses-là font la différence. Et petit à petit, les autorités carcérales se sont montrées protectrices envers moi. Mais être en détention restait difficile pour moi, bien que Bakirköy soit la prison la moins dure de Turquie. Seules des femmes y sont incarcérées.
Un jour je suis tombée très malade, c’était un mardi. Et ils m’ont dit que je ne pourrais aller à l’infirmerie que le vendredi. J’avais beaucoup de fièvre. J’ai donc vu le médecin le vendredi. Mais je n’ai reçu les médicaments que le lundi. Tout est comme ça.
En ce moment, les prisons sont encore plus dures que d’habitude. Nous avons eu le droit de passer un coup de fil de cinq minutes toutes les deux semaines. Des rumeurs circulaient comme quoi des personnes de l’extérieur allaient attaquer des prisonniers. La peur est donc omniprésente.
Sans parler du fait que les cellules sont surpeuplées, car quelque 50’000 personnes ont été arrêtées durant les cinq derniers mois. Et ils ne cessent de changer de manière arbitraire les détenues de prison. Donc, chaque matin, vous vous réveillez avec la peur au ventre: vais-je rester dans cette prison, ou vont-ils me transférer dans une autre, pire que celle-là? C’est difficile d’être en prison.
Vous êtes accusée d’«appartenance à une organisation terroriste» pour avoir collaboré au journal pro-kurde Ozgür Gündem. Votre procès se poursuit ce lundi 2 décembre. Etes-vous confiante ou avez-vous peur?
J’ai peur bien sûr. Ils m’ont laissée sortir de prison, mais ils ne m’ont pas acquittée. Les chefs d’accusation peuvent me valoir des peines allant de deux ans et demi de détention jusqu’à la prison à perpétuité. Toutefois il est probable que je sois acquittée de la plupart des chefs d’accusation à mon encontre. Mais je pressens qu’ils me condamneront quand même à une peine de deux ans de prison ou quelque chose dans le genre. Et la situation peut changer du jour au lendemain. Peut-être demain, ils passeront un coup de fil et j’aurais une peine plus sévère… donc bien sûr que j’appréhende ce procès. Rien n’est encore joué. Je suis juste sortie de prison.
Et puis il y a ces rumeurs qui prédisent de futurs assassinats d’écrivains, de journalistes et d’avocats. Des listes circulent sur Internet. Donc en ce moment personne ne peut se sentir en sécurité en Turquie. Sincèrement: j’ai peur.
En revanche je pense que le soutien et la mobilisation internationale ont été pour beaucoup. Je vous en remercie, vous les écrivains et journalistes européens et notamment français. Sans vous je serais toujours en prison. Vraiment, ils ne m’auraient pas laissée sortir.
La «liberté d’expression» est-elle encore garantie dans la Turquie d’aujourd’hui?
C’est une blague. La liberté d’expression en Turquie n’est plus qu’une blague! Ils nous ont laissées sortir et le lendemain ils ont arrêté un journaliste très réputé, accusé d’aider trois organisations terroristes différentes [Ahmet Sik]. Il avait déjà été en prison. Actuellement, quelque 150 journalistes sont emprisonnés, voire même plus. Aujourd’hui, des gens sont arrêtés pour avoir posté un message sur Twitter. Beaucoup d’académiciens aussi sont menacés. Même les gens du cinéma qui sont très populaires: un procès s’ouvre contre des réalisateurs et d’autres artistes. A partir du moment où vous vous exprimez sur Twitter vous pouvez déjà vous attendre à ce que la police vienne vous chercher. Les gens ont extrêmement peur. Même de parler au téléphone. Et je les comprends.
Quelle peut être dans ces conditions la marge de manœuvre de gens comme vous, les défenseurs de la liberté d’expression?
Chacun doit décider pour soi-même. Mais je pense que la seule chose qui peut aider à changer la situation est la solidarité. Je veux lancer un appel. Où que vous soyez, quelles que soient vos convictions: pour défendre la liberté d’expression nous devons nous unir. Nous devons mener des campagnes pour ceux qui sont emprisonnés pour des raisons diverses. C’est la seule voie: être ensemble. (Publié le 1er janvier 2017)
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[1] Début janvier 2017 doit paraître aux Editions Actes Sud un ensemble de chroniques d’Asli Erdogan sous le titre: Le silence même n’est plus à toi. En 2013, le même éditeur publiait un court ouvrage dénonçant les violences policières et la torture. Il est intitulé Le bâtiment de pierre. (Réd. A l’Encontre)
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