Entretien avec Rafif Jouejati
conduit par Esseline van de Sand
Des dirigeants alaouites se sont récemment distanciés du régime Assad par un document de huit pages, lequel a été obtenu par la chaîne britannique BBC news. Ils affirment que la communauté alaouite et les dirigeants religieux adhèrent aux «valeurs d’égalité, de liberté et de citoyenneté; ils appellent à ce que la laïcité [«secularism»] soit l’avenir de la Syrie, ainsi qu’un système de gouvernance au sein duquel l’islam, le christianisme et toutes les autres religions soient égaux.» Ils insistent sur le fait que la légitimité du régime «ne peut être considérée qu’en accord avec les critères de démocratie et des droits fondamentaux».
Ces phrases ont sans aucun doute été agréables aux oreilles de l’activiste de premier plan Rafif Jouejati, une représentante des Comités de coordination locaux, le plus vaste réseau d’activistes de base non-violents en Syrie, qui ont inlassablement promu des valeurs semblables.
Elle n’avait pas encore entendu les nouvelles lorsque je l’ai rencontrée entre deux vols à l’aéroport Schiphol, en Hollande. Rafif est en route pour Gazientep [Tuquie] pour y rencontrer des activistes de la société civile. A son retour, elle rejoindra le programme Alternative Roads to Peace à Amsterdam et à La Haye en tant que principale intervenante. Nous avons parlé de ténacité des acteurs du changement ainsi que de la Charte de la liberté comme outils de transformation en Syrie.
«Lorsque la révolution a débuté, j’en suis venue à comprendre que ce n’était pas la Syrie elle-même qui me donnait ce sentiment d’être sous pression, c’était le système», dit-elle. «J’ai vu des jeunes Syriens risquer de mourir et manifester pour la liberté, la démocratie et la dignité. Les citoyens syriens ont brisé le mur de la peur, ils osent dire «non» et ils exigent des changements radicaux. Il faut savoir qu’un rassemblement de cinq personnes ou plus, sous le régime Assad, nécessite une autorisation gouvernementale. Ainsi, lorsqu’il y a mille personnes qui se réunissent en une protestation contre le gouvernement, elle est par définition spontanée. Tous les téléphones sont sous écoute. Toutes les communications sont surveillées. Inversement, lorsque l’on voit des gens descendre dans les rues pour soutenir Assad, on sait qu’ils ont été contraints de le faire et que leur carte d’identité ne leur sera rendue qu’après la manifestation. Si donc un millier de personnes commencent spontanément à manifester, dans un environnement répressif, cela se transforme ensuite en une centaine ou cinq cent mille, ainsi qu’on l’a vu à Hama et Homs.
Plus récemment, avec le cessez-le-feu, les gens descendent encore dans les rues. Le monde ne parvient pas à voir la quantité d’inventivité impliquée dans ces protestations, face à la peur, l’ampleur du talent qui doit être rassemblé pour trouver des moyens de contourner le système. C’est un mouvement de la base, d’acteurs du changement, et il est toujours très vivant après cinq ans de guerre. Il s’agit de citoyens qui disent non à la corruption, à la tyrannie et au népotisme, non à toutes les choses que les Syriens ont été forcés de subir pendant un demi-siècle. Notre tâche en tant que Syriens de l’extérieur est d’écouter, de suivre et de soutenir ceux qui sont sur place.»
Les acteurs du changement
«Les médias ont la responsabilité de montrer l’humanité, pas seulement les atrocités», continue Rafif. «Que se passerait-il si des journalistes s’associaient avec des activistes et rendraient compte de l’autre face de l’histoire? Les médias semblent être tellement occupés à exposer l’inhumanité de telle sorte que les gens s’endurcissent et ne parviennent pas à reconnaître le génie des actions laïques et non-violentes. Il serait intéressant que les médias modifient légèrement l’angle de vue et qu’ils regardent ce que les personnes ordinaires vivent chaque jour.»
«Chaque fois que je quitte Gaziantep [ville se situant dans le sud-est de l’Anatolie, à proximité de la Syrie], je suis stimulée parce que les activistes agissent et mettent en œuvre des projets qui suscitent l’espoir et la ténacité. Ils n’ont pas flanché, bien qu’ils soient parfois frustrés, tristes ou déprimés. Il est extrêmement pénible de voir toutes les horribles choses qui se déroulent dans notre propre pays. Pourtant, en même temps, les gens se demandent: quelles actions pouvons-nous mener? Comment pouvons-nous réaliser quelque chose? Au bout du compte, il faut conclure que si vous arrivez à influencer la vie d’un seul enfant, d’une femme ou d’une famille de manière positive, alors, oui, vous avez accompli quelque chose, et vous le multipliez. Ces gens sont les véritables acteurs du changement.»
«Il existe des acteurs d’un «changement négatif»: Daech, le régime, les gens du Hezbollah; il y a aussi les mercenaires, des gens qui ne sont là que pour de l’argent. Pour les contrer, il y a des activistes non-violents. Ce ne sont pas que des gens qui portent des pancartes. Ils mettent aussi en place des cliniques, des écoles, des restaurants et des bibliothèques dans des zones de guerre. Dans une région, ils ont mis en place un événement hebdomadaire. Quelque chose qui se déroule à l’extérieur, dans un espace qui a été bombardé. Ce n’est pas à l’abri, mais ils se sont débrouillés pour installer un drap et un projecteur et ils diffusent des dessins animés une fois par semaine. Au départ, il s’agissait seulement de divertir les enfants, mais toutes les familles et les voisins sont venus et c’est devenu un lieu de rencontre. Des choses semblables se déroulent depuis cinq ans à travers tout le pays. Là où des gens se rassemblent, ils font des choses pour leurs communautés. C’est une indication du véritable esprit des Syriens.»
Le projet d’une Charte de la liberté
«Nous travaillons depuis fin 2014 au projet de la Charte de la liberté, une initiative qui implique d’interroger plus de 50’000 Syriens et Syriennes sur l’avenir qu’ils souhaitent pour leur pays. La raison qui nous a amené à faire cela reposait sur la prémisse que les Syriens et Syriennes, à l’échelle internationale, n’étaient pas unifiés. Qu’il n’existe pas une image claire de ce qu’ils veulent. Nous avons donc décidé qu’il serait intéressant de découvrir ce que les gens veulent. Au cours de l’été et de l’automne 2013, nous avons passé beaucoup de temps à sélectionner des «enquêteurs» et à les entraîner à poser des questions et à écouter objectivement. Nous avons passé beaucoup de temps à travailler sur les questions que nous allions poser, de telle sorte que les gens puissent avoir la possibilité d’exprimer entièrement leurs opinions. Même si, en tant que défendeurs des droits humains et activistes, nous ne sommes pas satisfaits par le résultat, nous nous sommes engagés à publier la charte [voir ci-dessous]. Notre équipe d’activistes s’est donc rendue et a mené des enquêtes dans l’ensemble des quatorze gouvernorats de Syrie ainsi que dans les camps de réfugié·e·s au Liban, en Turquie et en Jordanie. L’enquête a débuté lors du troisième anniversaire de la révolution syrienne [mars 2014] et a duré trois mois.»
«C’est la plus vaste enquête jamais entreprise en Syrie. Il faut comprendre ce que cela signifie interroger ne serait-ce qu’une personne dans ce pays. Que l’on soit dans un territoire contrôlé par le régime ou, dans certains cas, dans des zones contrôlées par les islamistes. Sur la base des réponses, nous avons développé ce qui a été baptisé la Syrian Freedom Charter [voir aussi le site]. Nous avons préparé l’enquête en compagnie d’experts internationaux qui ont fait l’expérience de conflits, comme le Docteur Howard Barrell, qui a collaboré avec l’African National Congress et qui a été essentiel pour la Charte de la liberté en Afrique du Sud en 1955 ainsi que Marese Hegarty, qui nous a apporté son expérience du conflit en Irlande.»
«La Charte de la liberté syrienne est une déclaration de la volonté du peuple. Il s’agit de deux pages de principes portant sur des valeurs ainsi qu’une plate-forme dont le peuple syrien a besoin pour l’avenir de son pays. La Charte aborde les questions de la démocratie, des élections, d’une nouvelle constitution, des droits égaux de tous les Syriens et Syriennes ainsi que, surtout, de la liberté, de la dignité et de la démocratie pour toutes et tous.»
L’impact de la Charte de la liberté
«La Charte de la liberté peut être la fondation d’une nouvelle constitution. Elle peut être vue comme un outil éducationnel, c’est une amorce pour des débats qui n’ont pas été autorisés en Syrie pendant plus de cinquante ans», explique Rafif. «C’est un mécanisme pour introduire et discuter des concepts à l’origine de la révolution. Qu’est-ce que la liberté? Où s’arrête ma liberté et où commence la tienne? Comment pouvons-nous vivre ensemble si nous avons des appréciations différentes de ce qu’est la liberté? Ce sont des éléments comme ceux-ci qui doivent être introduits dans le récit syrien. Nous voyons aussi la Charte de la liberté comme un instrument pouvant être utilisé pour les activistes en Syrie. Toute personne activiste qui œuvre à la récolte de signatures ou à discuter avec les gens ou encore contribue à diffuser la charte ne prend pas les armes, subvient aux besoins de sa famille. Pour toutes les femmes activistes travaillant sur la Charte de la liberté, c’est une opportunité d’empowerment [d’émancipation] économique et politique. Il s’agit d’élaborer un avenir au sein duquel les citoyens et citoyennes participent et façonnent leur propre avenir. A la différence de ce que nous voyons actuellement aux négociations à Genève, où les Syriens, en particulier les femmes, n’ont pas voix au chapitre.
Bien sûr, tous ceux qui travaillent sur cette charte appartiennent à l’opposition. Mais nous choisissons avec soin nos mots. Nous parlons d’une vision pour l’avenir de la Syrie, indépendamment de qui est au pouvoir.»
Des revendications simples
«Nombreux seront ceux qui diront que les revendications formulées par la Charte de la liberté sont évidentes. Et je suis d’accord. Il s’agit de revendications simples de personnes qui se sont finalement exprimées sur ce qu’elles veulent. La portée de la Charte de la liberté n’est donc pas celle des 50’000 personnes qui ont été interrogées. Un impact réel serait qu’un ou deux millions de signatures soutiennent la Charte.
Un impact réel serait des Syriens qui se lèvent et disent: «Oui, je suis d’accord avec ses principes, c’est bien la direction dans laquelle je veux que mon pays s’engage.» Plus grand sera le nombre de Syriens et Syriennes qui la signe, plus nous aurons d’influence dans les organes internationaux, au sein de la communauté internationale. De telle sorte que lorsqu’il y aura un Genève 4, 5 ou 20, nous puissions dire: «Voici ce que le peuple syrien veut, écoutez-nous. Vous devez nous écouter jusqu’au bout!»
Une société intégratrice
«La réponse du régime n’a pas été seulement militaire. Ils ont cherché comment détruire la société et ils y sont arrivés. Ils ont utilisé le viol comme arme de guerre. Ils ont jeté des familles les unes contre les autres, des communautés religieuses l’une contre l’autre. La société syrienne s’est fragmentée et tandis que les gens commençaient à fuir, la structure familiale s’est effondrée. Nous ne nous battons pas seulement contre une dictature, cette société doit se réformer et reformer elle-même. La Syrie est un creuset d’ethnies. Nous voulons que les Kurdes, les Assyriens et les Circassiens s’expriment librement dans leur langue et puissent vivre leur culture. Si nous passons d’une dictature à la démocratie, nous devons établir des droits humains pour toutes et tous. Nous devons reconnaître que lorsque l’on parle d’une société intégratrice, cela signifie par exemple qu’un Ismaélien [courant minoritaire du chiisme] ait les mêmes droits qu’une sunnite.»
La résolution 1325?
«En 2014, j’étais l’une des porte-parole de Women of Syria à Genève. En janvier dernier, j’ai été à nouveau invitée au conseil consultatif des femmes auprès de Staffan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU à la recherche d’une résolution pacifique au conflit en Syrie.
J’ai refusé l’invitation car j’avais le sentiment qu’il s’agissait d’une manière supplémentaire de soumettre les femmes. Si les femmes peuvent donner des conseils, cela signifie qu’elles sont capables de s’asseoir à la table des négociations. Personne en Syrie n’est un politicien professionnel, personne. Personne n’a reçu de formation professionnelle, nous sommes donc toutes qualifiées au même degré.»
«Pour moi, il s’agit d’un changement d’attitude entre exercer vos droits et les revendiquer. Dans la Charte, il y a une clause qui porte sur les femmes, sur des salaires égaux, sur l’égalité des droits. C’est le résultat direct de l’enquête. J’ai un respect immense pour les amis et collègues qui ont pris part au processus permettant, pas à pas, aux femmes de devenir actrices. Mais je suis en désaccord complet. Ils ont trouvé une façon astucieuse d’emballer la question des femmes. Cela doit être une question de droits humains et de représentation.»
«Nombreux sont ceux qui se demandent s’il existe encore une quelconque possibilité pour un soulèvement démocratique après cinq ans de guerre. En réalité, aussitôt que le cessez-le-feu a débuté, le peuple syrien est descendu dans les rues pour protester de manière non-violente. Ils revendiquaient la même chose qu’au début du soulèvement. La réponse est donc oui, les gens ont fait la preuve que si vous supprimez la réponse militaire à la liberté d’expression, ils sortiront et exerceront leurs droits à la liberté d’expression et articuleront clairement leurs revendications. Je suis convaincue que cela s’applique à la majorité des Syriens et Syriennes.» (Article publié le 13 avril 2016 sur le site yourmiddleeast.com; traduction A l’Encontre)
*****
Charte de la liberté
Nous, le peuple de Syrie, de toutes les villes, localités et villages; de la diaspora; de nos différentes origines sociales, ethniques et confessions religieuses; femmes et hommes de Syrie – affirmons à nous-mêmes et annonçons au monde notre vision et nos rêves d’une nation libre – une nation dépourvue d’oppression, d’ignorance et de discrimination.
Nous voulons:
- Un Etat intégrateur basé sur la justice et l’égalité pour toutes et tous, au sein duquel les droits et les libertés individuels sont garantis contre la discrimination.
- Un Etat de droit, où le peuple choisit ses dirigeants politiques.
- Un Etat indépendant et souverain au sein de frontières reconnues par les Nations Unies, un Etat qui se conforme aux traités et conventions internationaux.
L’avenir de la Syrie sera déterminé par la volonté du peuple syrien ainsi que les principes suivants qui représentent notre résolution:
- Les richesses et ressources de la nation appartiennent à l’ensemble des Syriens.
- Le devoir de l’armée est de protéger les frontières de la Syrie, d’en défendre la souveraineté sans interférence dans la vie politique, économique et sociale.
- Le système judiciaire doit être indépendant, il ne doit pas être soumis à l’autorité d’autres organes gouvernementaux ni être l’objet de la pression de groupes d’intérêts spéciaux.
- L’éducation élémentaire doit être gratuite, obligatoire et accessible pour toutes et tous.
Tous les Syriens sont nés libres et ont le droit à:
- La liberté d’opinion et d’expression;
- La liberté de réunion et d’organisation;
- La liberté de former des partis politiques, des syndicats professionnels ou de salarié·e·s ainsi que des organisations de la société civile;
Tous les Syriens sont égaux:
- Tous les Syriens sont égaux en droits et en devoirs, indépendamment de leur genre, de leur religion ou de leur origine ethnique;
- Tous les Syriens sont égaux devant la loi;
- Tous les Syriens bénéficient de possibilités égales à l’emploi, fondées sur leurs compétences et leurs formations, à toutes les institutions publiques.
- Tous les Syriens – hommes et femmes – ont le droit à un salaire égal pour un travail égal.
Les droits de tous les Syriens sont garantis:
- Chaque Syrien a le droit d’accéder à l’information et au savoir ainsi que de pouvoir communiquer avec d’autres cultures.
- Chaque Syrien a le droit d’apprendre, d’étendre ses compétences et de développer de nouvelles aptitudes.
- Chaque Syrien a le droit de posséder une propriété où que cela soit en Syrie.
- Chaque Syrien a le droit au travail.
- Chaque Syrien, sans exception, a le droit à un jugement équitable devant un tribunal.
- Chaque Syrien a le droit de voter et d’être élu aux charges publiques.
- Les divers peuples de Syrie ont le droit de communiquer dans leur propre langue ainsi que de promouvoir leurs cultures.
- Chaque Syrien a le droit à des soins financés publiquement ainsi qu’à une compensation en cas de chômage.
Les droits des femmes syriennes comprennent:
- Le droit à l’éducation et le droit au travail.
- Le droit de voter et le droit d’être élue aux charges publiques.
- Le droit de transmettre la nationalité à leurs enfants.
Nous sommes résolus dans notre détermination d’atteindre cette vision forgée, pour nous-mêmes ainsi que pour les générations à venir de Syriens et Syriennes.
Damas, le 13 octobre 2014
(Traduction A l’Encontre)
Soyez le premier à commenter