France. Des juristes travaillent sur le Code du travail

 Par Amandine Caihol

«C’est un cadre agréable, mais il le faut bien: ce n’est pas facile de réécrire un Code du travail», s’amuse Emmanuel Dockès, professeur de droit à l’université Paris-X. Dans la cour pavée du château de Goutelas (Loire), niché entre vignes et forêts, le juriste n’a que quelques minutes pour profiter des rares rayons de soleil de ce matin de début mars. A l’étage de l’imposante bâtisse de style Renaissance l’attend une quinzaine de pointures du droit du travail, venues de toute la France, pour participer à une aventure hors du commun: réécrire un Code du travail «plus court, plus clair, plus protecteur et mieux adapté aux difficultés de notre temps». Le tout sans commande, et donc en toute «indépendance», précisent les membres bénévoles de ce groupe de recherche baptisé Pact. Soit, en toutes lettres : «Pour un autre Code du travail». Autre que celui que réécrit actuellement le gouvernement. Au programme de leur semaine coupée du monde: des ateliers en petits groupes le matin, chacun avançant sur un chapitre du volumineux livre rouge, et des plénières, l’après-midi, pour discuter des propositions.

Haribo

A l’heure d’ouvrir le volet sur le licenciement, après quatre jours de remue-méninges, les traits sont tirés. C’est au tour des universitaires Josepha Dirringer (Rennes-I) et Morgan Sweeney (Paris-Dauphine) de faire défiler leur présentation sur le vidéoprojecteur. Face à eux, les juristes en jean-baskets picorent des Haribo tout en prenant des notes. «On a voulu renforcer le droit de défense des salariés», explique le duo. D’où leur idée d’obliger l’employeur, lorsqu’il adresse une lettre de convocation à un salarié qu’il envisage de licencier, de préciser le motif ou du moins les «faits susceptibles de justifier la mesure». «J’y suis favorable, car dans 90 % des cas les gens se font convoquer sans savoir pourquoi», souligne-t-on dans l’assistance. Puis, on se penche sur la «cause réelle et sérieuse» du licenciement économique. Proposition est faite de la remplacer par «motif nécessaire et pertinent».

Le but? «Mieux protéger les salariés et, mécaniquement, baisser la liberté des entreprises», précise Morgan Sweeney. Mais la mesure est loin de faire l’unanimité, elle a donc peu de chance d’aboutir. «Je ne suis pas convaincu», tranche un réfractaire. En revanche, le groupe Pact devrait accroître les sanctions pour les employeurs qui licencient sans justification. Quant au périmètre d’appréciation du motif économique, «il ne s’arrêtera pas à la frontière nationale». Référence au très décrié projet de loi du gouvernement qui prévoit, lui, de le restreindre aux seules sociétés françaises d’un groupe.

De ce texte, porté par Myriam El Khomri, la ministre du Travail, il n’y a d’ailleurs, selon eux, pas grand-chose à garder. «Ce n’est pas la première fois qu’on voit s’ajouter des petites dérogations qui cassent l’esprit du texte, mais là c’est un paquet de mélasse et d’infamies», s’agace Emmanuel Dockès. «C’est une remise en cause à chaque page», ajoute Morgan Sweeney. Même la structure, visant à donner plus de place à la négociation d’entreprise, «pose problème», insiste Dirk Baugard (Paris-VIII) : «Ce n’est pas très élégant. On peut craindre que des petits patrons ne la comprennent pas et que ça renforce le risque de contentieux.»

Eux, à l’inverse, promettent de donner sa place à chaque niveau de réglementation. «Il faut laisser son utilité à la loi et à l’accord de branche. Surtout, nous ne pensons pas qu’on peut résoudre un problème social en baissant la protection dont bénéficient les travailleurs», résume Dockès dans une seconde salve contre la loi travail.

«Grotte»

Reste que le pari de cette réécriture alternative n’était pas gagné d’avance. «La question se posait de savoir si c’était possible», raconte le juriste. Agacé, à l’été 2015, par la vague de rapports d’experts publiés en amont de la réforme, il rédige un «premier brouillon global» dans son coin et se dit: «C’est difficile, au-dessus de mes forces, mais faisable en équipe.» S’ensuivent quelques mails, un peu de bouche-à-oreille et le groupe prend forme à l’automne. Non sans bousculer quelques habitudes. «Les universitaires sont plus naturellement portés à l’étude paisible dans leur grotte», s’amuse Dockès. «C’est un travail novateur, d’habitude on commente les décisions ou les lois, poursuit un autre. Mais il n’y avait pas de raison qu’on se contente de déplorer la situation.» D’autant que, regrettent-ils, les possibilités d’expression offertes aux universitaires sur le sujet restent faibles, seule une minorité ayant l’occasion de se faire entendre. Dans leur ligne de mire: la commission Badinter, mandatée pour éclairer le gouvernement, jugée «déséquilibrée dans le sens du patronat». D’où l’importance de proposer autre chose, à la grande satisfaction des juristes de la CGT et de la CGC, venus participer au séminaire. «La doctrine est dominée par une pensée unique qui fait passer toute autre vision pour farfelue. C’est essentiel qu’il y ait une réflexion intellectuelle différente», s’enthousiasme Anaïs Ferrer, de la CGT.

864860-amsellem-gr-pact_005jpgLes attentes sont donc à la hauteur de la tâche. Du coup, au château de Goutelas, les pauses sont courtes. A peine ont-ils soufflé dix minutes que les juristes s’attaquent à un autre pavé: le salaire. C’est l’universitaire Vincent Bonnin (Poitiers) qui s’y colle lors d’une visioconférence: «Il ne m’a pas paru nécessaire de conserver la formule actuelle du “Salaire minimum interprofessionnel de croissance”, parce que la notion de croissance me semble relever d’une autre époque. Cela laisse supposer que, s’il n’y avait pas de croissance, il pourrait être réduit. Le “Smi” me convient largement !» Rires collectifs d’approbation.

Puis vient la question du «délai de prescription de la dette et de l’action», qui détermine sur combien de temps en arrière et combien de temps après, il est possible de réclamer un rappel de salaires. Faut-il fixer le délai à trois, cinq, six, dix ans? De quoi tendre un peu les échanges : «C’est grave de ne pas payer les salaires!Je croyais qu’on faisait un truc raisonnable! – OK, on remet à quinquennal, on est modéré.»

Pas le temps de s’étendre plus: place au dîner, pris à 19h30, sans faute, «pour éviter que les salariés du château fassent des heures sup». Près de la cheminée, entre deux plats copieux et quelques bouteilles de vin de pays, le Code du travail n’a plus sa place. A peine refait-il surface lors du Time’s Up, jeu de société au cours duquel les personnages à faire deviner seront, entre autres, la ministre du Travail et le patron de la CGT. Mais aussi Jules Bonnot (l’anarchiste) et Sócrates (le footballeur). On retiendra de la soirée, la prestation remarquable d’une joueuse : une parodie de Philippe Martinez résumé à ses moustaches et à un doigt qui dit non. Cette ambiance de colonie de vacances a-t-elle rythmé toute la semaine? Pas si sûr. «Les premiers jours ont été plus rudes, pointe Carole Giraudet (Lyon-II). Il a fallu mettre en place un cadre et une rigueur personnelle.»

Résultat, lorsqu’ils s’écharpent désormais, c’est toujours en bons élèves: on lève la main pour demander la parole, on s’excuse d’être trop long, et surtout on arrondit les angles. Car s’ils partagent le diagnostic, et sont tous marqués à gauche, comme ils le concèdent volontiers, les membres du groupe restent des «individus qui pensent par eux-mêmes», euphémise Emmanuel Dockès.

Et les différences de points de vue ne manquent pas. Parmi les gros morceaux pas encore tranchés: le contrat de travail. Plusieurs propositions sont sur la table, dont la création d’un «contrat unique», «mais pas celui que réclament les économistes, qui crée une période de précarité», pointe-t-on. L’idée: supprimer le CDD, tel qu’on le connaît aujourd’hui, et le remplacer par un CDI qui pourrait, dans certains cas seulement, prévoir un terme. Mais la rupture ne serait, alors, pas pour autant automatique, puisque, arrivé à l’échéance, l’employeur aurait pour obligation d’essayer de reclasser les salariés. Et, à défaut, les règles du licenciement simplifié s’appliqueraient. «On unifie tous les contrats pour leur appliquer le régime du licenciement», précise Baugard. «Et surtout, on rend les contrats précaires moins précaires», ajoute Dockès. Autre chantier, présenté le lendemain par Sylvaine Laulom et Cécile Nicod (Lyon-II) après une nuit courte: la négociation collective. En accéléré, elles proposent de simplifier les négociations annuelles obligatoires, de permettre aux syndicats d’organiser des réunions d’information pendant le temps de travail et dans l’entreprise, et de déclencher les négociations.

Et ensuite? «Rien n’est tranché, on a ouvert l’imaginaire, il faut maintenant un temps de maturation», insiste Dirringer. Le groupe, qui a déjà publié, début mars, un chapitre sur le temps de travail, tiendra-t-il son objectif : terminer la réécriture totale du code d’ici septembre? «On sera toujours plus à l’heure que les décrets Rebsamen», s’amuse la maître de conférence. «Il ne faut pas laisser retomber le soufflet», note Franck Héas (Nantes).

Site collaboratif

Alors, au moment du départ, chacun file avec sa partie à finir sous le bras. A charge pour les autres de proposer des alternatives dans un document partagé en ligne. Soit, dans leur jargon, de «soulever les litiges et des opinions dissidentes» qui pourront être intégrés à la version finale. D’ici là, l’ensemble des syndicats, que le groupe à déjà rencontrés en octobre, devraient être consultés, tout comme les organisations patronales, et un site collaboratif mis en place. Un prochain séminaire est aussi évoqué.

Reste à savoir comment le payer… Une subvention issue des fonds propres de l’Institut de formation syndicale de Lyon a financé celui de Goutelas. Pour le suivant, un financement participatif, type KissKissBankBank, est évoqué. «On a pas les moyens des think tanks patronaux», pointe un des juristes. Pour l’heure, on s’applaudit, on s’embrasse. Et on s’encourage. «Ce que vous faites va aller au-delà de l’actualité, c’est du long terme», note Anne Braun, juriste de la CGT. «C’est remarquable! Cette puissance de frappe intellectuelle et cette diversité! abonde Laurence Matthys, de la CGC. On compte sur vous!» (Publié dans Libération du samedi 2 avril 2016)

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• A écouter sur France culture le débat, en date du 23 mars 2016, entre Emmanuel Dockès – du groupe Pact et professeur de droit du travail à Paris-ouest Nanterre – et Emmanuelle Barbara: elle dirige le département droit social du cabinet d’avocats d’affaires August & Debouzy; membre du Comité directeur de l’Institut Montaigne; enseigne à l’Ecole du Droit de Sciences-Po Paris et à l’université de Paris-I.)
http://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/semaine-speciale-travail-35-droit?xtmc=Emmanuel%20Dockès&xtnp=1&xtcr=1

• Débat entre Emmanuel Dockès, professeur de droit du travail à Paris Ouest Nanterre-La Défense; Augustin Landier, économiste, professeur à l’Ecole d’économie de Toulouse et Anne Eydoux, économiste, membre des «Economistes Atterrés», chercheuse au Centre d’études de l’emploi et maître de conférences à l’Université Rennes 2
http://www.franceculture.fr/emissions/l-economie-en-questions/avant-projet-de-loi-el-khomri-quand-le-droit-du-travail-s-invite?xtmc=Emmanuel%20Dockès&xtnp=1&xtcr=2

(Rédaction A l’Encontre)

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