Par Manuel Garí
Samedi dernier, 20 décembre, Alberto San Juan [acteur de cinéma et de théâtre] lors d’un entretien diffusé lors du programme de soirée de La Sexta TV, en conversation avec le Gran Wyoming [de son vrai nom José Miguel Monzón Navarro, présentateur de télévision, humoriste et écrivain], a affirmé que «nous sommes tous Podemos», ce pourquoi au lieu de critiquer, nous devons agir. Je ne peux qu’être absolument d’accord avec ce message. Le problème est qu’il est polysémique, ce qui fait qu’il contient différentes significations et niveaux de significations qu’il s’agit de démêler.
Du point de vue du militant – ce qui est mon cas – ou, pour le moins, de la personne inscrite et électeur virtuel de Podemos, l’affirmation de San Juan est d’une grande vérité. Nous en sommes devenus membres parce que nous le souhaitions – certains d’entre nous depuis le tout début – et que nous n’avons pas l’intention de rejoindre la légion de «podemosologues» qui se consacrent à compter les points sans rime ni raison. Toutefois, nous avons une opinion et nous allons agir pour que le parti propose à la société et s’organise de la façon dont nous sommes convaincus qu’elle est la meilleure pour la majorité sociale [la majorité de la population, les exploité·e·s, opprimé·e·s, etc.].
Et c’est là que commence le premier problème. Le projet de Podemos va se réaliser au moyen d’un modèle organisationnel centralisé et fondé sur une «machine de guerre électorale» – sous la direction claire de Pablo Iglesias, direction, je tiens à le préciser, indiscutée et indiscutable – ainsi qu’au moyen de la ratification de ses décisions par le biais de mécanismes qui, dans la pratique, se révèlent plébiscitaires [questions et réponses données par Internet, sur la base d’une présence médiatique écrasante d’Iglesias].
Suite à la constitution formelle de Podemos et déjà avant les élections européennes, se cristallisèrent un affrontement et un manque de passerelles de dialogue entre les secteurs qui avaient fondé Podemos: le groupe de professeurs de l’Université de la Complutense de Madrid [auquel appartiennent Pablo Iglesias et Juan Carlos Monedero] et Izquierda Anticapitalista (IA). Le point fort de cette division fut lorsque se diffusa la «théorie» fausse selon laquelle IA conspirait pour «réaliser un coup d’Etat» pour gagner la direction de l’organisation naissante.
Cela aboutit à la justification d’une manœuvre, celle-ci réelle et non imaginaire, afin d’occuper en exclusivité la direction ainsi que l’exclusion absolue d’IA. Cela provoqua un éloignement entre les deux parties qui, ainsi que je l’ai répété à de nombreuses reprises, ne favorisait en rien le projet.
Au vu de la manière dont le modèle organisationnel a été approuvé suite à l’Assemblée citoyenne de Vista Alegre [en octobre 2014], il n’est pas aisé d’affirmer que toutes les composantes de Podemos peuvent agir sans devoir surmonter d’importantes restrictions. Mais, surtout, ce qui me préoccupe est le fait que se soit instaurée une pratique dans la confection des listes pour l’élection des organes internes qui rend difficile la représentation de ceux et celles qui ne sont pas cautionnés par le noyau dirigeant d’Iglesias. Listes complètes, vote individualisé, débat limité sur les projets, tout cela mis en parallèle avec le prestige de la direction et son accès aux médias de communication de masse, ont abouti à ce que fut élu un Conseil citoyen à couleur unique.
Cette manière de faire se reproduira lors de l’élection d’une partie des Conseils citoyens municipaux, cristallisant une formule où n’existe qu’une candidature locale «officielle», portant le même nom que celle dont a pris la tête Pablo Iglesias pour le Conseil citoyen au niveau de l’Etat. L’association d’idées est immédiate pour l’électeur. Avec celle-ci, dans la pratique, la majorité de Podemos, qui détient la majorité absolue au sein de la direction, est en train de se constituer en tendance organisée, bien que cela n’ait pas été son intention, ni qu’elle l’ait proclamé, ni exprimée publiquement. Si l’on fait les comptes, cela supposera dans nombre de cas que celui qui reçoit 75% des votes obtienne 100% des postes au Conseil municipal [les organes locaux de Podemos]. Si l’on cristallise cette formule, la pluralité et la diversité qui existent au sein de Podemos, qui font partie de sa richesse et de sa force, ne seront pas présentes dans les organes de direction. En l’absence d’une participation plurielle plus ou moins proportionnelle au sein des organes, l’intégration de la pluralité interne devient plus difficile. Il y aura des secteurs qui auront beaucoup de difficultés à se considérer comme Podemos de plein droit.
J’ai toujours été convaincu que, sur cette question, la direction devra réaliser des changements en termes de pratiques et de formules, ce qui ne peut que se faire à l’avantage de toute l’organisation. Sans cela, elle perdra de la «biodiversité», ce qui la rendra plus vulnérable à la peste et aux épidémies. Si des changements internes allant dans la bonne direction se réalisent, rendant possibles la polyphonie et le métissage, Podemos se renforcera face aux nouveaux défis et face aux attaques – à plus forte raison si elle arrive au gouvernement – provenant de la sainte alliance du capital et du régime de 1978 [celui qui assure une «sortie» stable du franquisme], appuyé par la Bundesbank, la BCE [Banque centrale européenne], la Commission européenne, le FMI – ce nouveau quatuor de la mort.
Il est plus probable – et, bien évidemment, cela serait désirable – que lors des prochaines élaborations de listes – que cela soit pour des organes internes ou pour des élections primaires et populaires – nous arrivions à ce que le système de présentation des candidatures n’empêche pas la pleine participation et coparticipation de tous les secteurs au sein de la direction de Podemos ou de sa représentation institutionnelle. Des procédures et des mécanismes à cette fin existent et ils sont compatibles avec les normes organisationnelles de l’organisation.
Pour cette raison, l’annonce du soutien de Pablo Iglesias à la candidature de Teresa Rodríguez [l’une des cinq eurodéputés – deux sont des femmes – de Podemos, membre de Izquierda Anticapitalista] en Andalousie se révèle très stimulante. Cela pourrait indiquer la fin d’une étape de «déficit» de coopération interne et le début d’une autre où se normalise l’existence d’opinions différentes au sein d’une organisation. Podemos entrerait alors dans une phase où sa pratique inclut la diversité. Si toutes les composantes d’une force politique agissent de manière loyale et fraternelle par rapport au reste, le débat démocratique pluraliste rendra possible une action unifiée plus efficace.
Il faut ajouter un troisième niveau à cette formule polysémique: «nous sommes tous Podemos». Il concerne l’ensemble de la société. Quelle est la base sociale que cherche à gagner la direction de Podemos? Quelle base électorale entend-elle configurer? A mon avis, l’analyse majoritaire au sein de Podemos est tributaire de la conception: «le 99% contre le 1%». Cette approche empêche de comprendre toutes les fronts antagonistes qui traversent une société dans laquelle, malheureusement, le 1% dispose d’alliances stables parmi d’amples couches de la population, tant pour des raisons économiques, de cooptations sociales qu’idéologiques. La stratégie actuelle de Podemos passe par l’adaptation du discours aux nécessités électorales et au «sens commun» dominant ainsi qu’au niveau de conscience du gros de la population à laquelle elle s’adresse. Se constitue un projet qui aspire à agglutiner une majorité électorale autour de la polarisation «des gens» (la gente) face à la «caste» (la casta), le «peuple» face à «l’oligarchie». Elle tend à subordonner l’intégration dans son discours et dans son programme de revendications et exigences sociales et politiques à des choix tactiques électoralistes, donc marqués par l’immédiatisme. Le critère de sélection est: cela aide-t-il ou non à la construction d’une unité nationale-populaire la plus large possible en vue de gagner les prochaines élections générales.
Podemos se construit comme un parti électoral d’un type nouveau qui ne semble pas aspirer à un ancrage territorial à travers la discussion interne et la participation active des Cercles locaux dans sa construction. Elle combine la fragile précision de son projet de changement social, ainsi que le réajustement continuel de celui-ci en fonction des nécessités électorales, et la déficiente détermination de son appui social, avec la formulation de propositions concrètes chaque fois plus pragmatiques destinées à obtenir des soutiens parmi les couches dites moyennes. Cela vise à renforcer sa «respectabilité» en tant que force politique. En ce sens, elle relègue au second plan la relation de l’organisation avec les mouvements sociaux.
On renonce ainsi à construire l’unité populaire en quête du pouvoir populaire comme force antagoniste à la bourgeoisie. En ce qui me concerne, je considère, au contraire, qu’il faut mettre en relation le travail en vue de la victoire électorale et la formation d’un gouvernement de gauche, au niveau local, de la communauté autonome, de l’Etat central [l’Etat espagnol est formé de 17 communautés autonomes, disposant de larges prérogatives] avec l’impulsion et le renforcement de la mobilisation, l’organisation et l’unité populaire à partir d’en bas. Ces deux processus doivent se nourrir l’un l’autre afin de vaincre les obstacles présents et pouvoir faire face à la contre-offensive réactionnaire qui s’amplifiera si Podemos forme un gouvernement.
L’aspiration légitime et nécessaire de profiter de la fenêtre d’opportunité qu’offre la crise actuelle du régime et, surtout, du déclin de deux grands partis [Parti Populaire de Rajoy et Parti socialiste ouvrier espagnol dirigé par le «jeune» Pedro Sanchez] aboutit à une rapide évolution des positions de Podemos qui débouche sur la modération du programme avec lequel Podemos s’est présenté aux élections européennes [en mai 2014] sur des questions décisives. De cette façon, Podemos entend apparaître comme une alternative de gouvernement réaliste, exerçant des responsabilités d’Etat et dont les meilleurs feraient partie de son gouvernement, les personnes expertes dans chaque domaine. L’élaboration participative aux programmes des forces populaires n’est pas mentionnée, tout comme la nécessité que le futur gouvernement appuie et s’appuie sur le renforcement et la mobilisation directe des organisations populaires. La modération du programme électoral et du discours de Podemos a accompagné l’augmentation de ses espérances électorales et son évolution vers une attitude qui, si l’organisation ne se recentre pas, finira par imiter le modèle des partis «attrape-tout».
On est passé de la recherche de la «centralité» au moyen de la mise en avant de thèmes centraux qui touchent d’amples couches de la population au-delà de leurs appartenances idéologiques, à la tentative de disputer au PSOE le «centre» politique. De là la nouvelle image social-démocrate qui est projetée afin d’effacer le passé plus à gauche du programme électoral des européennes. Le projet de programme économique dont ont été chargés deux professeurs universitaires (économiquement keynésiens et politiquement social-démocrates, c’est-à-dire Juan Torres et Vicenç Navarro) a été l’outil pour mener à bien cette opération. Le modèle de relation que la direction souhaite établir avec le peuple fait que, dans sa relation directe et sans médiations avec l’électorat, elle peut combiner des messages très différents.
A ce troisième niveau, celui de l’ensemble de la société, nous ne sommes pas tous Podemos. Au sein de la société existent des fractures qui vont bien au-delà du 1% opposé au 99%. La lutte de classes existe et poursuit sa route. Il semble que le document des experts Torres et Navarro sur les propositions pour un programme économique de Podemos oublie que la réalisation des mesures impliquera la «colère des marchés».
Il est impensable de mettre en place depuis le gouvernement un programme pour la majorité sociale sans envisager le conflit, sans prendre en compte que la bourgeoisie n’a pas besoin et ne veut pas de nouveaux pactes [du type de ceux réalisés à la sortie de la dictature, dits «pactes de la Moncloa» de 1977]. Parce qu’existent des contradictions d’intérêts entre les diverses couches de la société, nous ne sommes pas tous Podemos dans ce pays.
Sont Podemos ceux qui ont des comptes à régler avec le régime issu de la réforme de 1978 et l’austéricide [l’austérité qui tue], ceux qui œuvrent pour un changement favorable à la majorité sociale. C’est là que nous pouvons trouver la matière pour renforcer l’unité interne de Podemos et panser les blessures infligées ou souffertes lors du processus antérieur. Nous ouvrons une nouvelle étape pour Podemos parce que nous avons l’obligation d’ouvrir une nouvelle étape pour le peuple. (Traduction A l’Encontre. Tribune publiée le 22 décembre sur le site Viento Sur. L’auteur est membre d’Izquierda Anticapitalista)
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